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17/12/2013

Roselyne Sibille par Sabine Péglion

 



ROSELYNE SIBILLE

roselyne sibille.jpg

Roselyne Sibille |Sur le site Terre à Ciel| 2013

 

 

 

Roselyne Sibille

Lecture de Sabine Péglion

________________________________________________________

 

 

 

 

Poète, traductrice, géographe de formation, Roselyne Sibille a longtemps été bibliothécaire et enseignante aux Universités d'Aix-en-Provence et d'Avignon. Parallèlement à ses travaux personnels d’écriture, elle poursuit des ateliers « d’éveilleuse » pour reprendre ses termes, en Provence.

Quand on aborde la poésie de Roselyne Sibille, on songe au rôle que Jean Cocteau lui accorde : « Elle dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement. »

Ainsi, dans L’appel muet, le regard de la poète, précis, sensible, « donne à voir » ce quotidien que nous traversons, le plus souvent sans même le remarquer :  

                                                                                                                                   

Entre la montagne

et les brumes

les corbeaux         leur vol         leurs cris 

 

l’odeur de la terre et son silence 

les racines font signe

 

Entre

 

Percevoir le lieu, l’instant, sa plénitude. Mais plus encore, elle nous invite à prendre conscience de notre être au monde, dans l’attention à ce qui nous est donné. Dans ce suspens perçu du temps, savoir questionner notre parcours, aller au-delà de ce que le regard capte et transmet :

 

Source noire

Seule au milieu

Souffle haletant

 

Vivre avec

Vivre sans  

Sans arrêt

Soif

in Tournoiements Ed. Champ social 2006

 

 

Devenant parfois ce passeur,

je lirai sans fin l’indéchiffrable

                     les autres frontières                            

                                                    in ibid   

 

Avec Roselyne Sibille on arpente le monde, on le redécouvre, au rythme de sa marche,

 

Quand s’enchevêtrent les mystères

que je ne sais plus rien 

je vais chercher

les senteurs d’herbe dans le vent   

in  L’appel muet Ed. La porte 2012

 

Ce matin tôt je marche

seule dans la prairie

Etoiles sous la rosée

Le ciel se tait

in ibid  

Pouvoir saisir ce qui nous échappe, s’y ressourcer

juste un espace où marcher le vent

[…] 

éblouie de vent une aube noire s’est déployée en silence

 

                                                   in Lumière froissée Ed. Voix d’encre 2010

 

Une attention aux paysages dans ses nuances que l’on retrouve sculptés par les blancs de la page. Ils laissent les mots dérouler leur ampleur sonore, vibrer au gré de la sensibilité du lecteur :

 

                                                                Falaise cabrée

délaissée

              lourde    longue     lente    ample

       vers l’absence                                                   les lointains nains

 

in Lumière froissée Ed. Voix d’encre 2010

 

Roselyne Sibille nous incite à saisir cette incandescence

 

                                   la lumière

hachée

blanc

ces lueurs fragiles car l’ombre est si proche tout tremble et fuit,

le temps abasourdi

trébuche

sur l’épaule     immobile     des secondes


En dépit de… pourtant… poursuivre. C’est bien une confiance dans la vie que nous livrent ses recueils.


Un miroir

appuyé contre la nuit

voir ce qui demeure

et sourire 
                                                

   in  L’appel muet Ed. La porte 2012

 

La poésie de Roselyne Sibille nous rappelle qu’on ne peut, ni ne doit, ni oublier, ni accepter mais regarder, devant, dans la lumière.

 

 

Décembre 2013 © Sabine péglion

 

 

 

 

NOTICE BIOBIBLIOGRAHIQUE

  2001 - Au chant des transparences, lavis de Bang Hai Ja, Éditions Voix d’encre

  2002 - Éclats de Corée, Éditions Tarabuste (Anthologie Triages, avec le concours du CNL)

  2005 - Versants, préface de Jamel Eddine Bencheikh, Éditions Théétète (avec le concours du CNL)

  2006 - Préludes, fugues et symphonie, Éditions Rapport d’étape (Librairie française de Venise)

  2007 - Tournoiements, Éditions Champ social

  2007 - Un sourire de soleil (histoire pour enfants), édition bilingue (franco-japonaise) parue au Japon, traduction de Masami Umeda, photographies d’Hélène Simmen

  2009 - Par la porte du silence (Through the Door of Silence), recueil trilingue (français-anglais-coréen), coédité par le Musée mémorial Gyeomjae Jeongseon et le Centre Culturel de la Fondation Toji, peintures de Bang Hai Ja. Publié en Corée du Sud. Traductions de Michael Fineberg et Moon Young-Houn.

  2010 - Lumière froissée, encres de Liliane-Ève Brendel, Éditions Voix d’encre

  2011 - Implore la lumière, peintures de Sylvie Deparis, Éditions SD

  2012 - L'appel muet, éditions La porte

Publications dans les revues Culture coréenne, Terres de femmes, Terre à ciel, Pratilipi, Asymptote et Qantara (revue de l'Institut du monde arabe - Paris)

Divers livres d'artistes et autres co-créations : avec Bang Hai Ja - Hélène Baumel - Florence Barberis - Laurence Bourgeois - Liliane-Eve Brendel - Sylvie Deparis - Keun Eun-dol - Youl - Dominique Limon - Christine Le Moigne - Maïté Erra

Expositions personnelles et collectives

Résidences d'écriture (Corée du Sud et Inde)


 

 

Les Carnets d'Eucharis

© D.R. Sabine Péglion, décembre 2013

 

07/12/2013

Norman Manea, La cinquième impossibilité

 

 

NORMAN MANEA

La cinquième impossibilité

 (Le Seuil, 2013)

 

 

 

COLLECTION « Fiction & Cie »

Essai traduit du roumain par Marily Le Nir et Odile Serre

SITE DE L’EDITEUR - http://www.seuil.com/auteur-10399.htm

 

 

 

Norman MANEA

 Site Bard College | © Cliquer ICI

 

 

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Une lecture de Nathalie Riera

« LA MAISON DE L’ESCARGOT ROUMAIN »

  

 

« L’impossible n’est pas seulement la négation simpliste, irrévocable, du possible mais plutôt sa blessure faste, enrichissante, qui valide par contraste et par complicité l’extension maladive, nocturne, de disponibilités inexplorées et secrètes »

 

Norman Manea, La Cinquième impossibilité, p.249

 

 

 

Norman Manea, né en 1936, est déporté à l’âge de 5 ans, avec toute la population juive de Bucovine. Sa seule langue d’origine, le roumain, sa « langue intérieure », sa « langue-domicile », « la maison et la patrie de l’écrivain », restera unique, malgré sa connaissance et sa pratique du yiddish, de l’ukrainien, de l’allemand, du russe et du français, et malgré ses divers domiciles linguistiques en exil, comme Berlin-Ouest, où il vit en 1987, et plus tard, New York, la  ville Dada, « ce frénétique kaléidoscope du monde » (p.244), où il fera sa première apparition publique, à l’automne 1989 ; New York où il continue d’habiter la langue roumaine « comme Paul Celan habitait la langue allemande à Paris. »

 

« J’avais tout de même emporté avec moi la langue, ma maison, comme un escargot. Elle continuerait de m’être premier et ultime refuge, domicile enfantin et immuable, lieu de survie.» (p.53)

 

Si l’être apatride ne peut être dépossédé de la langue dans laquelle il a été « formé et déformé », Norman Manea a dans la cartographie de son destin la violence de l’exil, comparable à un no mans’ land vertigineux.

 

« La cartographie de mon destin inclurait, sans doute, la Bucovine où je suis né, les camps d’extermination de mon enfance au-delà du Dniestr, le camp communiste de Periprava, qui a changé l’identité de mon père, le Bucarest de ma vie d’étudiant et d’adulte, Berlin, début de l’exil et, finalement, New York où mon exil a été naturalisé. » (p.242)

 

La Cinquième impossibilité rassemble, en douze textes, les amitiés et les affinités de l’écrivain roumain avec les écrivains Ernesto Sabato, Philip Roth, Paul Celan, Benjamin Fondane, Eugène Ionesco, Cioran, Antonio Tabucchi, Saul Bellow, Claudio Magris et Franz Kafka. Parmi eux, Magris et Tabucchi figurent parmi les amitiés les plus fécondes. Les éminents écrivains Manea et Magris (ce dernier né à Trieste, la patrie des apatrides, en avril 1939) se rencontrent vers le milieu des années 90, au Festival International des écrivains de Toronto.  

 

« J’enviai une fois de plus la grâce élégante de son style, son érudition naturelle, sa gentillesse conviviale, sa courtoisie de lettré. » (p.195)

« Un aristocrate de la culture, aussi naturel dans sa relation à la réalité de la vie que dans son rapport à la réalité du livre. » (p.196)

 

Autre rencontre-cadeau de son exil, l’écrivain italien Antonio Tabucchi, récemment décédé à Lisbonne, sa seconde patrie, et connu aussi comme traducteur et passeur de l’œuvre de Fernando Pessoa.

 

Manea reconnait en la lecture des grands écrivains son caractère formateur, et pour celui qui a vécu l’expérience de la déportation, « exposer ses vieilles cicatrices à la cosmogonie du nouveau rivage relevait d’une pédagogie bénéfique. » (p.11) La souffrance sauvée par la création « se révèle ainsi d’une paradoxale utilité thérapeutique. » (p.35) Manea se consacre alors, sans répit, à la maladie et à la thérapie de la littérature.

 

La Cinquième impossibilité renvoie aux 3 « impossibilités » de Kafka. C’est dans une lettre à Max Brod, sur la situation des écrivains juifs de langue allemande, que kafka aborde les impossibilités de langage : « l’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, l’impossibilité d’écrire dans une autre langue, à quoi l’on pourrait presque ajouter une quatrième impossibilité : l’impossibilité d’écrire. »

Le possible a ses carences, « l’hospitalité trompeuse et corruptrice du possible », quand l’impossible devient comme un moyen de dédommagement, une réparation, pour Manéa « une sorte de revanche », et que vivre dans l’impossibilité c’est vivre « en tant qu’une des formes paradoxalement vivantes de l’existence. »

Norman Manea propose une cinquième impossibilité omise par Kafka : « On pourrait l’appeler « transfert » ou « radicalisation » ou « carnavalisation de l’impossibilité ». L’exil. L’exil d’avant et  d’après l’exil, la perte du chez-soi et ce qui s’ensuit une fois l’allogène expulsé avec tout, y compris sa langue volée, dans un milieu véritablement étranger des points de vue linguistique, géographique, historique et social. » (p.265)

 

 

Nathalie Riera, décembre 2013

Les carnets d'eucharis

 

 

 

Les livres constituent un « jeu second » essentiel de la biographie, et la bibliographie une généalogie livresque plus importante, souvent, que celle qui est inscrite dans les archives de l’hérédité.

Les êtres-personnages des rayons de bibliothèque composent une seconde population du monde, qui nous parle de l’esprit et du cœur des recensés de la planète, avec une influence plus durable que le tintamarre quotidien. Ils sont nos indéfectibles « compagnons de route », de désespoir et d’espoir.

 

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***

 

 

Le « trauma privilégié » de l’exil a suscité chez moi d’importantes analyses du monde extérieur et de mon monde intérieur. Je prends acte, aujourd’hui, avec une conscience accrue de l’universalité, de la cacophonie de l’actualité, du vertigineux mercantilisme de la culture et des consciences dans notre époque de transactions et d’ersatz, d’incessante perversion du Logos.

 

---------------------------------------------------------------------------             11

 

 

 

 

Cliquer ICI

 

 

 

27/10/2013

William Sydney Graham

 W.S. GRAHAM

LES DIALOGUES OBSCURS

Poèmes choisis

 

 

Traduit de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel & Blandine Longre

Introduction de Michael Snow / Postface de Paul Stubbs

Recueil bilingue

 

The Dark Dialogues

Selected poems

translated from the English by Anne-Sylvie Homassel & Blandine Longre

Introduction by Michael Snow / Afterword by Paul Stubbs
bilingual book

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ws graham.jpg

 

© Black Herald Press, Septembre 2013
174 pages - 14 € / £ 12 / $18
ISBN  978-2-919582-07-5

 

 

 

 

Lecture

 

W.S. Graham

« des lumières de tous côtés »

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Beau présent poétique que nous offrent actuellement les Editions Black Herald Press avec les fabuleux « Dialogues Obscurs/The Dark Dialogues » de W.S. Graham : une vingtaine de poèmes, extraits de plusieurs recueils, publiés entre 1942 et 1993, sont traduits pour la première fois en français.

Né en 1918 dans la petite ville écossaise de Greenock, William Sydney Graham vouera très tôt sa vie à l’écriture et à la poésie. Une introduction au poète et à son œuvre est signée Michael Snow, qui fut un proche de Graham, et ne cessera de promouvoir son œuvre, avec notamment The Nightfisherman : Selected letters of W.S. Graham (1999). Traduit en néerlandais, en allemand, en espagnol et en suédois, les traductions en français devraient participer à une reconsidération de l’œuvre poétique. Sur ce sujet, une postface de Paul Stubbs nous éclaire avec grand intérêt sur la réception de l’œuvre de Graham en Grande-Bretagne : jugé poète difficile, son travail aura souffert de « comparaisons littéraires les plus superflues ». En réponse à une opinion critique malhabile « fondée sur la notion terroriste de 'goût' du public », P. Stubbs trouve justice à penser que « la qualité de ces traductions est telle que Graham (…) n’est pas seulement un imposteur dans un autre langage, une créature pseudo-métaphysique captive d’une peau étrangère ; au contraire, ce recueil lui permet de poursuivre son exploration parmi les phonèmes, d’une calotte polaire à la suivante » (p.136).

Si l’histoire poétique de Graham ne vise pas le champ politico-social, elle a son point d’ancrage dans le champ marginal des inventions et de la transgression linguistiques. Poésie influencée par Joyce, Beckett, Marianne Moore, Pound, Eliot, Les Dialogues Obscurs nous révèlent un espace éclairé de reliefs énergiques, et au cœur de ce même espace, le lecteur « explorateur », en même temps qu’inspiré, ne peut que partager l’euphorie du poète : « l’euphorie d’être vivant dans le langage » ; partager également ce portrait succinct de ce que peut être un poète qui, lorsque abandonné à lui-même, devient cet « étranger métaphysique enfin dépouillé de la fiction de la personnalité ». (P. Stubbs)

 

Pour écrire, il y a des lumières et des obscurités à emprunter de tous côtés, des dialogues à saisir, qui nous parlent d’Etre et de non-être, peut-être pour nous inciter à davantage de rêveries, de relâchements. Ces dialogues obscurs n’ont rien de mystique : ils nous laissent entrevoir une autre dimension de nous-mêmes, issus d’un ici et maintenant non dénué de singularité. La poésie ne doit pas rester parmi les mots. Elle doit emprunter au monde réel, et non au rempart de la pensée conceptuelle. Mais « Si ce lieu où j’écris est réel alors/Il me faut être allégorique » :

 

                                                          

 

 

                                                               Pauvre tel un gribouillage, mon crime pour un diamant

                                                               Est un fou de Bassan en lequel je suis fait,

                                                               Non par la tête mais par le bec de la main qui plonge

 

                                                         (p.21)

 

 

 

 

Le poème est une navigation de la langue, et le délire du poète est d’être un chercheur incessant, qui aborde toutes les directions. Poète aussi de la transmutation des êtres et des choses, l’écriture est un monde de mouvances, un hors-temps du temps, avec ses navires d’écume, ses fourches d’eau, ses récifs naufrageurs, ses vagues en troupes de la mer, ses planchers en noyade, ses murs marins d’écaille

 

                                                          Et nous tranchons les flots

                                                               Quittons la terre noire

                                                               Au large dans les nerfs

                                                               Ondulants de la mer

 

                                                               (p.47)

 

 

« (…) une montagne artificielle, un ajout au monde » : le poème, dans sa géographie de masses rocheuses, de volumes saillants ou en creux, a aussi le « pouvoir de libérer un individu dans son propre monde », ainsi que « permettre au lecteur de faire quelques découvertes sur lui-même ». Le poème existe de la difficulté à communiquer, à s’exprimer, et du prodige à être présent, c’est-à-dire, à être auprès de soi, nous soufflerait Henri Maldiney*, de l’autre côté de soi, dans une proximité inapprochable.

 

________

* Henri Maldiney, « Art et existence », Ed. Klincksieck, 2003 – (p.222)

 

© Nathalie Riera, octobre 2013

 

 

 

 

 

Extrait de “Le seuil blanc”/«The White Thresbold», 1949

 

p. 29.

 

 


Les siècles tournent leurs verrous

Et ouvrent sous la colline

Leurs livres et leurs portes reçus en héritage

Rassemblés pour distiller

Tels joyeux cueilleurs de baies

Une voix unique pour nous parler.

 

The centuries turn their locks

And open under the hill

Their inherited books and doors

All gathered to distil

Like happy berry pickers

One voice to talk to us.


 

 

***

 

Extrait de “La pêche de nuit”/«The Nightfishing», 1955

 

 

p. 47.

 

 


Et de nouveau aveuglé par

L’hémisphère

Désouvert et lumineux,

Ancien par-dessus moi,

 

Ce lieu présent  

Est transmuté en

Lieu sans souffle, immobile,

Déroulé sur manuscrit

Et tourné vers cette lumière

 

Now again blindfold

With the hemisphere

Unprised and bright

Ancient overhead,

 

This present place is

Become made into

A breathless still place

Unrolled on a scroll

And turned to face this light.


 

***

 

 

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01/06/2013

Cole Swensen, Le nôtre (Ed. José Corti, 2013) par Tristan Hordé

Une lecture de

Tristan Hordé

 

 

 

Cole Swensen

 cole swensen.jpg

Cole Swensen © Photo : Carl Sokolow

Source : https://jacket2.org/podcasts/where-real-exceeds-ideal-poemtalk-52

 

 

 

Le nôtre

Editions Corti, 2013

Traduit de l'américain par Maïtryi et Nicolas Pesquès

 

 

 

   Après L'Âge de verre en 2010 et Si riche heure en 2007, Maïtryi et Nicolas Pesquès proposent la traduction d'un troisième ensemble de Cole Swensen sur la "matière" française. Le plus ancien prenait pour prétexte Les très riches heures du duc de Berry, livre d'heures achevé à la fin du XIVe siècle, et le second livre s'attachait aux tableaux de Pierre Bonnard ; Le nôtre — jeu sur le nom pour le titre en anglais Ours — est construit à partir de la création par André Le Nôtre de nombreux jardins au XVIIe siècle. Le livre s'apparente à un livre d'histoire, avec ses divisions ("Histoire", "Principes", "Vaux-le-Vicomte", etc.) ; on suivrait donc l'invention du jardin à la française avec d'abord la création de Vaux-le-Vicomte en 1666 — « les femmes jaillissaient des carrosses, en plumes d'autruche et en rivalités / chatoiements / inclinaisons » — qui entraîna la disgrâce du surintendant Fouquet. Il y aurait ensuite Versailles, sommet de l'art de Le Nôtre, mais aussi Saint-Cloud, Chantilly, Les Tuileries, Saint-Germain-en-Laye, d'autres encore. À côté de la figure de Louis XIV, d'autres personnages apparaissent, comme Charles Le Brun, et, en remontant le temps, Marie de Médicis, Colbert. Ajoutons, quand sont évoquées les orangeries construites au XVIIe siècle, des réflexions sur l'évolution générale des sociétés (« L'histoire des fruits exotiques est parallèle à celle de l'ascension des classes moyennes »).

   Cependant, même si les faits rapportés sont exacts, ils ne constituent qu'un matériau et, très rapidement, ce n'est pas la partie historique, volontairement lacunaire, qui retient le lecteur : il s'aperçoit que dans Le nôtre le temps est comme déréglé,  qu'il y a glissement dans une phrase d'une époque à une autre. Tout se passe comme si, ouvrant une porte, un personnage traversait les siècles ; ainsi pour Marie de Médicis au Palais du Luxembourg :

                        Sortant au premier jour de l'été 2007, Marie

                        voit des centaines de gens jouer sur les pelouses et dans les allées

                        qui ont été entièrement redessinées, et les chaises métalliques vertes,

                        leur bruit particulier quand on les traîne sur le gravier [...]

   Marie hurle, sans que les gens se soucient d'elle — mais s'agit-il bien de Marie de Médicis, puisque « [c]hacun a un geste ou une expression qui le montre hors du temps » ? Et pourquoi ne pas croire ces deux anglaises qui, au début du XXe siècle, s'égarant dans les allées des jardins de Versailles, se retrouvèrent vivre pendant quelques moments au lendemain de la Révolution de 1789 ?

   L'art du jardin consisterait à reconstruire le monde, ou peut-être même à le contenir : le jardinier doit parvenir à « ouvrir l'espace » pour que le jardin n'ait plus de limite et procure une « illusion d'infini ». L'espace est totalement transformé, de manière bien plus vive que « peint sur une tasse de porcelaine » : on reconnaîtra toujours la tasse pour ce qu'elle est, alors que le jardin de Le Nôtre avec ses multiples allées, pièces d'eau, bosquets, plans lointains, est un monde en lui-même ; les sous-titres le suggèrent, "Un jardin est un visage", "une marée", "une approche infinie", etc, c'est-à-dire « tout un jeu / dans lequel les pièces s'ajustent ».

   Les temps et les espaces se mêlent, et s'engouffrent dans la fiction d'autres jardins éloignés du jardin à la française, ceux vus par Montaigne en Italie et celui lié, après la Passion, à la mort et à la renaissance — qui pourraient définir le jardin —, quand une autre Marie s'approche du jardinier :

                       

                        On nous avait promis

                                               et Marie tend les bras au jardinier

                        que par l'humilité du toucher

                                               qui recule d'un pas

           

   Cole Swensen parle d'anamorphose, et le mot rend compte des jeux d'illusion qu'elle propose, y compris dans le poème titré "Paradis" : l'homme et le jardin n'existeraient pas l'un sans l'autre et ils disparaîtraient sitôt séparés, mais leur liaison ne serait-elle pas aussi une perte de soi, ce que suggèrent les derniers vers : « On appelait oubliettes les premiers jardins publics de l'histoire. Sitôt entré, on ne vous distinguait plus des animaux ».

   Ce ne sont pas seulement les repères spatio-temporels qui, ici et là, sont atteints et mis à mal. Le dessin que forme souvent le poème sur la page s'éloigne de l'image toute faite du jardin à la française transparent, sans mystère : les vers peuvent être alignés en milieu de page, les blancs tronçonnent la syntaxe, les enjambements désarticulent le vers, la phrase qui s'est développée, reste inachevée, seul le début d'un nom est écrit, des phrases s'interpénètrent, "nous" renvoie aussi bien à des contemporains de Le Nôtre qu'à des personnages du XXIe siècle, etc. On suit dans le livre la confusion des temps et des espaces, le passage parfois inattendu d'une réalité reconstruite à  un monde imaginé, le jeu du continu et du discontinu, on reconnaît le passé comme énigme autant que le présent... Le dernier poème a pour titre "Garder la trace de la distance" : si le lecteur y consent, il prendra au mot ce que proposent les deux derniers vers : « Tu pourrais revenir / le long d'une voie inconnue. »

 

   Il faudrait s'attarder sur les réflexions croisées de Nicolas Pesquès et de Cole Swensen à propos de ce qu'est traduire, ce serait un autre article — je retiens de l'auteur : « Si écrire, c'est présager sa propre mort, et dépasser l'horizon de cette limite, alors traduire c'est entrer dans la mort d'un autre, et devenir deux fois étranger. »

 

© Tristan Hordé

LES CARNETS D’EUCHARIS N°37, 2013

 

JOSE CORTI : http://www.jose-corti.fr/titresetrangers/le_notre_cole_swensen.html

 

 

 

 

 

 

© Droits réservés. Reproduction Interdite

 

 

Les carnets d’eucharis sont un espace numérique sans but lucratif, à vocation de circulation et de valorisation de la poésie, la photographie & des arts plastiques.

 

02/03/2013

Ariane Dreyfus, La lampe allumée si souvent dans l'ombre (une lecture de Tristan Hordé)

Une lecture de

Tristan Hordé

 

 

Ariane Dreyfus

Ariane Dreyfus_nardoux.jpg

Source photo : ICI 

La lampe allumée si souvent dans l'ombre

« en lisant en écrivant »

Editions José Corti, 2013

320 p., 19 €

 

Le livre s'ouvre sur une lecture, toujours reprise, jamais achevée, de Colette, et sans doute y a-t-il des points communs entre Ariane Dreyfus et l'auteure de La Naissance du jour, ne serait-ce que la place que toutes deux donnent au corps et à la voix — le chapitre est titré "Le cri chanté". Ce n'est pas cela qu'Ariane Dreyfus retient, mais une leçon pour vivre : « c'est avec elle que j'ai appris, et réapprends, qu'on ne meurt pas de perdre. » C'est peut-être ce qui domine dans les analyses et réflexions, publiées de 1986 à 2011 (hors quelques inédits) et retravaillées ; l'écriture, toujours étroitement liée au vécu — ce qui n'implique en rien d'ailleurs l'épanchement, un moi abondant dans les poèmes —, rejette toute négativité comme tout souci strictement formel. On découvre cette position aussi bien dans les lectures réunies dans le premier chapitre (Nabokov, Degroote, Dostoïevski, Kaye Gibbons, Rouzeau), dans les essais de l'avant-dernière partie (J. Lèbre, C. Lamiot, Giovannoni, Pesquès), dans ceux consacrés à deux proches (Éric Sautou, Stéphane Bouquet) qui occupent le tiers du livre et le ferment, dans l'hommage à James Sacré, sous le titre "Celui qui m'a montré", et dans le chapitre "La poésie quand nous la faisons", plus directement consacré à la fabrique du poème.

C'est à quelques aspects de cette question du "faire" (« Je vis dans le faire »), si présente dans l'ensemble des essais, que je m'attacherai. Il y a eu, d'abord, les découvertes dans l'enfance, notamment le plaisir que procure l'assemblage des mots, et tout autant l'analyse des phrases, leur démontage et remontage, en un mot la grammaire ; ce qu'écrit Ariane Dreyfus à ce sujet se dirait sans peine de sa poésie : « Toute phrase était un pays où les mots apprenaient à vivre ensemble » — c'est ce "vivre ensemble" des mots qu'elle cherche toujours à obtenir. L'enfance, ce sont aussi les contes : le premier chapitre d'essais débute par un bref conte en vers "Les trois soeurs", et "Le Petit Poucet" offre encore un modèle de vie par sa ténacité : le personnage est par excellence celui qui « ne renonce jamais ». Cependant, les oeuvres « fondatrices », ce sont L'enfant et Poil deCarotte, qui lui apprirent ce qu'était une « douleur contenue », et c'est dans ces deux livres une « sorte de peine sur le qui-vive » qui l'a « réellement formée pour écrire ». L'écriture est liée à l'enfance d'une autre façon : comme pour d'autres qui n'éprouvent pas ensuite la nécessité de poursuivre, elle a été pour elle un refuge, un « espace de projection » qui l'a aidée à « sortir de la peur et de la honte qui ont dominé [son] enfance, [son] adolescence », un moyen donc de se construire contre ce qui l'en empêchait. L'enfance, « ce moment de l'attente sans bords », est toujours là, surtout par ce qu'elle représente, ce qui est clairement analysé : comme elle est « à la fois l'irréparable et l'espoir », note Ariane Dreyfus, « je ne vois pas comment j'écrirai dans un esprit qui ne serait pas d'enfance ».

Après les oeuvres qui ont donné l'élan, ce sont surtout Lewiw Carroll, Brontë, Denis Roche et le cinéma qui lui ont permis d'être « traversée par d'autres vies : des voix intérieures, [ses] fées consolatrices ». De longs développements à propos des films vus et revus explicitent le rôle qu'ont pour elle les images et les voix — s'il fallait choisir, écrit-elle, mieux vaudrait écouter les voix que regarder les images. Les visages de femmes la fascinent en ce qu'ils sont un « miroir magique » qui la délivre « de [son] propre visage », mais plus largement, notamment dans les westerns, les images magnifient les gestes quotidiens, ce qui n'est pas sans lien avec les choix dans le poème, qui doit proposer des « pensées communicables », et non s'éloigner de tout réel : on lira les pages consacrées de manière détaillée à l'élaboration du poème "Iris", qui s'achèvent par une mise au point de ce qu'est le "motif" (et non le "sujet"), à l'origine d'un poème, « fragment inentamable du monde, (...], aussi (...) tout éclat, de quelque nature qu'il soit, attaché à la vie humaine pour l'incarner, y compris dans ses manifestations les plus courantes ».

C'est là un des points essentiels de la poétique d'Ariane Dreyfus, il s'agit à chaque fois dans un poème de parvenir à « l'évidence du vivant », restituer quelque chose de sa dynamique, pour qu'écrire puisse « construire, d'une façon ou d'une autre, un lien », faire partager au lecteur une émotion. De cette manière, le poème « réveille » autant qui le lit que celle qui l'écrit. Quand on parle d'émotion, ce n'est pas le "moi" et ses sentiments qui apparaissent dans le poème ; Ariane Dreyfus écrit très justement que l'amour, quoi qu'on dise, n'est pas un thème poétique, que c'est le fait d'écrire qui « devient de l'amour », « le poème [étant] ce lieu où ni [le lecteur] ni moi ne sommes, mais où nous sommes ensemble ».

Le poème est aussi un lieu de construction du présent, un « présent multiplié », un lieu qui donne le moyen d'éloigner un moment le réel, non pour l'oublier mais « pour ne pas constamment le subir », pour l'interpréter, le réinventer. C'est dire encore que ces essais sont pour son auteure et visent à être pour le lecteur, une manière de penser ce qu'est vivre autant qu'une poétique — les deux ne se distinguent pas toujours. Il y a d'ailleurs, tout au long du livre, avec le refus aussi bien de la poésie-sentiment que de l'"avant-garde", l'affirmation que le poème vivifie et « n'a de sens que par le souffle moral qu'il nous donne, et non par une accumulation de belles trouvailles ».

 

© Tristan Hordé

LES  CARNETS D’EUCHARIS, Hiver 2013, N°36

30/01/2013

Lorine Niedecker, "Louange du lieu" par Tristan Hordé

Une lecture de

Tristan Hordé

 

 

LORINE NIEDECKERlouange-du-lieu-et-autres-poemes-de-lorine-niedecker.jpg

 

Louange du lieu

« Série américaine »

Editions José Corti, 2012

 

 

   Après Poésie complète de George Oppen et en même temps que L'Ouverture du champ de Robert Duncan, les éditions Corti publient dans leur "Série américaine" une partie importante de l'œuvre poétique de Lorine Niedecker (1903-1970) — les poèmes de sa dernière période (1957-1970) et une sélection d'un recueil précédent. Elle était jusqu'à aujourd'hui quasiment inconnue en France (comme l'ont été longtemps beaucoup de poètes américains), présente seulement par quelques traductions en revues, par Abigail Lang, notamment dans Vacarme en 2006 et 2008, et Sarah Kéryna dans Action poétique en 2001. Les traductions d'Abigail Lang, Maïtreyi et Nicolas Pesquès, qui donnent une idée très juste de la poésie de Lorine Niedecker, sont précédées d'une préface mêlant biographie et étude précise de l'œuvre.

   Découvrant en 1931 dans la revue "Poetry" Louis Zukofsky, Lorine Niedecker a adopté ensuite dans son écriture quelques principes de ceux qui furent réunis sous le nom de poètes objectivistes : le refus de la métaphore, l'attention aux choses quotidiennes de la vie, le choix de l'ellipse (jusqu'à aboutir parfois à des poèmes difficiles à déchiffrer). Elle a rencontré les poètes (George Oppen, Charles Reznikoff, Carl Rakosi) qui se réclamaient peu ou prou de l'objectivisme théorisé par Zukofsky, mais c'est avec ce dernier qu'elle s'est surtout liée et qui sera jusqu'au bout un interlocuteur privilégié.

 

   Le titre Louange du lieu a été retenu pour l'ensemble traduit parce que ce recueil, « synthèse de précision et de fluidité », « hymne et flux et autobiographie poétique », est bien, soulignent les traducteurs, la « somme de son œuvre ». La louange, c'est celle de la région natale, le Wisconsin, où Lorine Nediecker est restée l'essentiel de sa vie, sans pour autant vivre en recluse. Elle présente ainsi son environnement : « Poisson / plume / palus / Vase de nénuphar / Ma vie » et, dans un autre poème, elle évoque de manière un peu moins lapidaire sa vie dans ce pays de marécages et d'eau : « Je suis sortie de la vase des marais / algues, prêles, saules, /vert chéri, grenouilles / et oiseaux criards ». L'émotion est toujours retenue, mais présente cependant dans de nombreux poèmes à propos des saisons, notamment de l'automne (« Brisures et membranes d'herbes / sèches cliquetis aux petits / rubans du vent »), de l'hiver avec ses crues (« Assise chez moi / à l'abri / j'observe la débâcle de l'hiver / à travers la vitre ».

   Les poèmes à propos de son environnement laissent percevoir une tendresse pour ces terres souvent couvertes d'eau, et l'on relève de multiples noms de plantes et de fleurs, une attention vraie aux mouvements et aux bruits de la nature :

                                   Écoute donc

                                                en avril

                                                         le fabuleux

 

                                   fracas des grenouilles

 

(Get a load / of April's / fabulous // frog rattle)

   Ce sont aussi des moments plus intimes qui sont donnés, sans pathos, dans des poèmes à propos de ses parents ou de son propre mariage ; il y a alors en arrière-plan, sinon quelque chose de douloureux l'expression d'une mélancolie : « Je me suis mariée / dans la nuit noire du monde / pour la chaleur / sinon la paix ». Cette mélancolie, toujours dite mezzo voce, est bien présente quand Lorine Niedecker définit la vie comme un « couloir migratoire » ou quand, faisant de manière contrastée le bilan de ses jours, elle écrit : « J'ai passé ma vie à rien ».

   Dans des poèmes "objectifs", elle note de ces événements de la vie quotidienne qui ne laissent pas de trace dans la mémoire : « Le garçon a lancé le journal / raté ! : / on l'a trouvé / sur le buisson ». Cependant, il n'est pas indifférent qu'elle soit attentive à de tels petits moments de la vie ; elle est, certes, proche de la nature, mais cela ne l'empêche pas d'être préoccupée par la vie de ses contemporains, par le monde du travail. À la mort de son père, dont elle hérite, elle constate : « les taxes payées / je possèderai un livre / de vieux poètes chinois // et des jumelles / pour scruter les arbres / de la rivière ». On lira dans ces vers quelque humour, il faut aussi y reconnaître son indifférence à l'égard des "biens" (« Ne me dis pas que la propriété est sacrée ! Ce qui bouge, oui »), qu'elle exprime à de nombreuses reprises sans ambiguïté : « Ô ma vie flottante / Ne garde pas d'amour pour les choses / Jette les choses / dans le flot ». Sans être formellement engagée dans la vie politique, elle écrit à propos de la guerre d'Espagne, du régime nazi, sur la suite de la crise économique de 1929 (« j'avais un emploi qualifié / de ratisseuse de feuilles ») ou sur Cap Canaveral et sur diverses personnalités (Churchill, Kennedy). Elle se sait aussi à l'écart de son milieu de vie, sans illusion sur la manière dont elle serait perçue si l'on connaissait l'activité poétique qu'elle a en marge de son travail salarié : « Que diraient-ils s'ils savaient / qu'il me faut deux mois pour six vers de poésie ?».

 

   C'est justement une des qualités de la préface de reproduire des documents qui mettent en lumière la lente élaboration des poèmes, depuis la prise de notes jusqu'au poème achevé. Il s'agit toujours pour Lorine Niedecker de réduire, de condenser encore et encore : elle désignait par "condenserie" (condensery) son activité. Son souci de la « matérialité des mots » l'a conduite à privilégier des strophes brèves (de 3 ou 5 vers) qui ne sont pas sans rappeler les formes de la poésie japonaise — Lorine Niedecker rend d'ailleurs plusieurs fois hommage à Bashô. Il faut suivre le cheminement des premiers poèmes proposés dans ce recueil (le premier livre publié, New Goose, 1946) n'a pas été repris) aux derniers, à la forme maîtrisée : c'est une heureuse découverte.

Un poème :

 

                        Jeune en automne je disais : les oiseaux

                        sont dans l'imminente pensée

                        du départ

 

                        À mi-vie n'ai rien dit —

                        asservie

                        au gagne pain

 

                        Grand âge — grand baragouin

                        avant l'adieu

                        de tout ce que l'on sait

 

 

 

© Tristan Hordé

LES  CARNETS D’EUCHARIS, Automne 2012, N°35

 

 

 

 

28/06/2012

Nathalie Riera, "Variations d'herbes" (une lecture d'Angèle Paoli)

Nathalie Riera, Variations d’herbes

Les éditions du Petit Pois, Collection Prime Abord,

Béziers, 2012.

 

 

 

AU BOIS SACRÉ DE SON CORPS

 

Lecture d’Angèle Paoli

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Dans les pliures ivoire des cahiers volants de Variations d’herbes se déploie un chant d’amour. Amour de la vie et de la nature, plaisir de l’éros, glissent à travers les poèmes-vagues de ce petit opus, séparés par des stries ondulées qui pourraient évoquer « les crinières de blé », ou le mouvement du vent dans le chignon défait de la belle, Bois sacré de son corps.

 

 

Dès l’ouverture de Variations d’herbes, la beauté rapide des chevaux engage la poésie de Nathalie Riera dans une course à vivre en harmonie avec une nature libre, dégagée d’entraves vaines. On pourrait croire à une traversée parfaite des chevaux dans le paysage, à la fusion idéale du cheval avec son amazone, si la femme n’était une amante de feu que le moindre geste, le moindre effleurement des doigts et des langues lance sans faux-fuyant ni atermoiement dans l’ardente effusion de l’amour :

 

 

lui dit : est lisse l’air de ta peau, hiéroglyphes tes lèvres où je m’attarde.

 

 

Et elle :

 

 

presque une danse          

 

que nul n’oublie

je viens du feu

tiré du travail de mains jamais lasses

 

 

 

 

Et eux deux, dans la symbiose des corps aimants :

 

 

« (nos corps, je me relève, tu te redresses)

 

 

tout apaisement est fruit, le bon est notre demeure (viens !

donne-moi, tu aimes ça, portée par ce qui te plaît) »

 

 

Liés à cette triade, les « mots à venir » ― dont la lenteur à poindre exaspère parfois la poète friande ― lance sur les voies du poème celle qui n’a pas « d’histoire à raconter ». Étonnante composition de textes brefs, Variations d’herbes joue sur l’alternance des caractères en italique et en romain, joue des interlignages, mais aussi des parenthèses et des esperluettes, ensemble d’une écriture « botanique » portée par « l’amande la menthe » et toujours, dans un angle [in angulo], survient « la liesse des chevaux liés au monde ».

 

 

Les titres des poèmes, aux caractères sans empattement ― avec ou sans sous-titres, numérotés ou non ― sont à eux seuls variations ou louvoiements énigmatiques de phonèmes, de couleurs – noire ou grisée [alta voce ou voci grige a cappella] ―, d’options typographiques (avec ou sans capitale à l’initiale du mot-titre). À quel souci particulier de géométrie répondent ces dissemblances ? Rien de tangible qui permette de lever le mystère. Dès lors, se laisser porter par ces variations polyphoniques de la partition, annoncées dès la vignette grise et verte encollée sur l’aplat violine d’une couverture à double rabat. Se laisser porter par cette lenteur fluide des mots, là où la poète les voudrait « guêpes galops et vent », se couler avec elle dans l’espérance qui vit dans « une poignée de terre », traverser « le livre des eaux » dans la présence discrète et bienveillante du vert, « poésie parmi les lampes et les plantes ».

 

 

Toute la beauté du monde est au cœur des poèmes ― contrepoint de rythmes et d’images ―, comme elle l’est aussi dans les choix esthétiques de ce très élégant petit recueil. La beauté tient au corps de celle qui aime à faire palpiter la beauté au cœur de sa vie et des mots. Puisque beauté il y a.  

 

JUIN 2012 © Angèle PAOLI

 

 

Terresde Femmes

© D.R. Texte angèle paoli, juin 2012

 

 

Autres sites à consulter

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Nathalie Riera lisant un extrait du recueil « Variations d’herbes »

CLIQUER ICI

23/06/2012

Isabelle Ménival, "Khôl" par Tristan Hordé

 

 

Khôl

Isabelle Ménival

Editions Argol, 2012

 

Site Les éditions Argol/ http://www.argol-editions.fr/f/index.php?sp=livAut&auteur_id=155

 

 Isabelle Ménival.jpg

 

 

(…)

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La publication d'un premier livre de poèmes, surtout quand son auteur est très jeune, est un pari : on le souhaite gagné. La quatrième de couverture explicite les raisons du choix de l'éditeur : « Khôl, c'est la singularité et la violence d'un monde qu'elle [Isabelle Ménival] vit et éprouve, c'est déjà une maturité de la langue exceptionnelle. » C'est bien là, un regard particulier sur le monde et l'inventivité de la langue, ce que l'on attend de la poésie.

   Pour lire l'ensemble, on partira du titre et de la citation en exergue. "Khôl", qui apparaît également dans le titre d'un poème et à l'ouverture d'un autre, évoque non pas l'Orient nervalien, mais la transformation du visage, le masque, l'indécision entre la figure et son reflet. Ce motif est présent à plusieurs reprises à propos de l'apparence du visage, présenté comme « masque aux yeux cernés » ; le maquillage, ce « papier carbone sur le visage », fabrique une manière de double, « métamorphose écarquillée dans l'absence », et dissimule quelque chose : il signale la difficulté à entrer dans le monde sans apprêt et peut-être oriente-t-il également vers une indétermination généralisée, annule-t-il de façon provisoire la séparation hommes-femmes — « il y a des années / j'habitais les corps / de femmes et d'hommes »  (on sait la force qu'a le verbe "habiter"). L'absence de délimitation atteint régulièrement l'expression du lien amoureux, par le questionnement des frontières ( « ton corps c'est le mien ? »), et sans qu'il y ait fusion du masculin et du féminin par la tentative de ne pas choisir, d'accueillir « l'autre inconnu(e) indéterminé(e) ».

   Il y a l'idée d'une séparation impossible à surmonter, d'une nécessité du masque pour qu'un passage soit possible entre le sujet et l'autre par les mots :

              [...] je rêve que tu rêves à ce que je t'apprenne à foncer nos deux                       peaux ;

              Les voix de la rue comme de petites cendres jetées de moi à toi à toi et              sans retour.

   Ce jeu des reflets est présent dans la composition même du livre : le second ensemble est titré "recto verso" ; il est encore dans la récurrence des quasi homophones, des anagrammes, des allitérations et des rimes répétées, qui introduisent de multiples échos ; voir par exemple : « de ces corps [...] décor ; tu plaides les plaies que tu planques sous pull ; floues / foule ; si proches tes propres premiers sons . hésitant / tant [...] », etc. — jeu jusqu'à l'ironie vis-à-vis de ce jeu : « perdues perverses perchées perturbées ».

   Le trouble de l'identité a pour corollaire une relation malaisée au corps et un questionnement continu sur le temps, ce qu'annonce la citation de Proust mise en exergue : « Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! » (Du côté de chez Swann) Ce gâchis apparaît aussi dans Khôl, lié à une position du corps défait :  « elle avachie par terre / avait perdu vingt ans ». Le temps, rien d'exceptionnel, modifie les corps « au fil des rides », pâlit la couleur des choses, et le désir de quitter « l'enfance interminable » n'aboutit pas à une plénitude rêvée, comme si rien ne tenait et  que la menace de disparition obligeait à se saisir de l'instant dans l'instant même (« toutes les secondes qu'on a passées / même pas un jour entier »), parce que l'on sait « que tout s'échappe » et que cette disparition elle même doit être vécue : « c'était beau cette fois / l'amour qui se délite / emmêlé à ta voix ». On pourrait voir quelque complaisance dans cette visite d'un motif lyrique classique, où l'amour semble bien vaincre le temps : « quatre mêmes mains qui ne se tordent plus ne se lèsent plus / se foulent se découvrent », ce serait ne pas lire la lucidité d'Isabelle Ménival, qui prend ses distances avec la convention : « errer se perdre et jouir cf romantisme ». On ne peut être plus clair.

   Cette distance se manifeste aussi dans la pratique du vers, précisément dans l'essai des formes. Le second ensemble débute par des vers courts placés au milieu des pages : on peut dire que c'est là reprendre un poncif de la poésie "moderne", et j'ajoute qu'Isabelle Ménival utilise allègrement tout ce qui signale aujourd'hui la poésie : absence de ponctuation (sauf deux fois un point dans le dernier poème), absence de majuscule en début de vers (sauf dans deux poèmes), petits groupes de vers "libres" séparés par des blancs, décalage des vers les uns par rapport aux autres. Mais elle introduit aussi les vers rimés et comptés, des heptasyllabes — « on rimait quelquefois / saoulés d'impairs » — ou des alexandrins, ou des vers comptés mêlés ; elle n'hésite pas à jouer avec la rime et le sens, associant "doliprane" à "cyclohexane" et "nymphomanes", "versatiles"  à "virils" et "stériles"... La poésie n'a pas besoin de mots "poétiques" (d'où l'introduction de "jouable", "grave"), elle est dans cette redécouverte du lyrisme et du vers dans son histoire ; aussi dans le questionnement jamais apaisé de ce lyrisme, ouvert dans le dernier poème avec la répétition de "Regarde" et les deux derniers vers du livre :

              Regarde

              depuis toujours nos nuits blanches et noires portent ce songe

 Il faut espérer qu'Isabelle Ménival continue à « briser la glace des normes », puisqu'elle sait déjà qu'« on peut casser / la norme sur papier ».

 

                                                                                  ©Tristan Hordé LES CARNETS D’EUCHARIS

Juin 2012 

20/05/2012

Jean-Pascal Dubost

Tristan Hordé

Jean-Pascal Dubost

et leçons et coutures

Editions Isabelle Sauvage, 2012

136 pages, 20 €

 

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Le titre est suivi, comme on le faisait par exemple au XVIe siècle, d'un long sous-titre qu'on peut lire comme un poème, avec un jeu facétieux de rimes et assonances (inachevable /improbable /gaillarde)  ; repris page 75, il convient tout à fait pour dire ce que sont les poèmes de Michel Leiris. Titre et sous-titre se prêtent à de multiples interprétations, ce qui correspond au contenu du livre ; leçons cumule ici nombre de significations, dont celle courante au Moyen Âge et toujours en usage de "lecture" : lecture des 99 auteurs convoqués ; quant à coutures, qui se rattache à "coudre", il avait en ancien français pour homonyme couture (que l'on retrouve aujourd'hui en toponymie), doublet de culture, lié à cultiver ; les deux mots du titres sont d'ailleurs réunis dans le mot valise "lec[ons/cou]tures". Les coutures, affirme d'emblée le sous-titre, sont faites de « bousigues assez visibles » ; cette indication présentée comme une explication déroute : ne peut être visible que l'observable, or "bousigues" est absent des dictionnaires que le lecteur consultera et le contexte n'est pas éclairant — son sens, "coutures grossières", n'est donné, en note, que plus tard, dans les "Notes préambulaires" (p. 7). D'autres surprises attendent le lecteur quand il entre dans la broussaille du sous-titre trompeur, qui semble ne rien dissimuler quand il définit le livre comme une "lectobiographie", mais il est précisé qu'elle est « complexe », « cryptée », « inachevable »... Les derniers mots, entre parenthèses, « (livre de dettes) », pourraient accompagner toute publication, si l'on accorde que rien ne s'écrit sans la mémoire, vive ou non, de ce qui a été lu.

   Comment Jean-Pascal Dubost règle-t-il ses dettes ? D'abord en donnant en exergue trois citations qui, de manière différentes, répètent que toute écriture se construit à partir de lectures : Montaigne (très présent ensuite), Valérie Rouzeau et Haroldo de Campos. Aucun hasard dans ce choix : un écrivain du XVIe siècle, qui reporte à un passé que Jean-Pascal Dubost affectionne, une écrivaine contemporaine dont on sait qu'elle intègre (comme Montaigne) dans sa poésie ce qu'elle lit et voit, un écrivain hors de nos frontières qui a su relire la tradition poétique. Une courte introduction précise en quoi le plagiat est « un des fondements de la littérature » (p. 7), donnée comme une « longue chaîne citationnelle et re-citationnelle ad infinitum, aux transformations personnalisées au gré des époques traversées » (p. 8).

   Ces transformations, Jean-Pascal Dubost les pratique « en une autre langue, assavoir dans la langue naturelle de l'auteur : hors du commun ; cryptée » (p. 9), « une langue tout à la fois populaire, vulgaire, verte, littéraire et documentée » (p. 12). Cette langue comporte de nombreux mots et tours du Moyen Âge et de la Renaissance, mais aussi des créations verbales — qui peuvent être dites telles : « le mot "babouineur" est une invention », p. 19 —, des énumérations (voir Rabelais), le goût de la fatrasie, l'emploi parodique d'allitérations : « Qui veut connaître [...] s'enfoncera dans une forêt fabuleuse fichu d'un foutu fonds de forces fidèles pour lutter [...] » (p. 93), etc. Ajoutons encore dans cette introduction le recours aux notes ; elles seront abondantes ensuite, pour préciser un point, définir un mot ou une expression, proposer au lecteur d'aller lire autre chose — ou l'égarer.

   Viennent ensuite les poèmes, puis une table des auteurs et le livre se ferme sur "Le complexe Dubost (phrases lares)", formé d'un ensemble de citations sur l'écriture et la lecture, sur la complexité, dont la dernière, isolée, avec le nom de son auteur (James Sacré) en tête, suggère que la composition du livre n'est pas aussi préparée qu'on la souhaitait : quel que soit le plan prévu, « le livre quand même / Se continue / Autrement qu'on l'avait prévu » (James Sacré, cité p. 131).

   Quels auteurs sont présents ? 99, nombre qui donne plus l'idée de l'inachevable, à mes yeux, que 100. Il s'agit pour un bon tiers d'écrivains français du XXe siècle, pas toujours "poètes" (Pierre Michon), pas toujours reconnus (Henri Simon Faure), parfois essayiste (Paul Zumthor) ; le Moyen Âge (8) et la Renaissance (10) ont une belle part ainsi que les écrivains de langue anglaise (19), plus que le XIXe siècle (9, dont un gastronome écrivain, Grimod de la Reynière) ou le XVIIe siècle (5) français. On ne peut dans un court article lire et chiffrer ce qui est écrit pour chaque écrivain retenu. Lisons la prose poème consacrée à James Sacré puisque lui sont prêtés les derniers mots du livre ; on peut y repérer quelques aspects du travail de Jean-Pascal Dubost.

  

   James Sacré Comme tout le monde se plaint

   de la cruelle envie que la nature porte aux longueurs

                   de nos jours et comme tut rien turne en declin,

   quoiqu'on vous jure sur la tête d'un God

   qu'on va moraliser les banques et les patrons

   voyous, il était acquis d'avance que ce poème

   sué, soufflé, rendu, raterait la couche du moche

   et serait raté ni d'aucune aide, et du coup, n'en

   est pas un —

 

   On sait que James Sacré progresse parfois dans un poème en s'interrogeant sur ce qu'il écrit et, ce faisant, doute de la nécessité du poème : c'est bien de cela qu'il s'agit ici. Par ailleurs, James Sacré a publié un choix de poèmes de Jean de Sponde, d'où la citation de deux vers tirés d'un sonnet. Le vers de Wace qui suit (tiré de la fin du prologue du Roman de Rou) renvoie, lui, aux textes qu'apprécie Jean-Pascal Dubost, et le contrepet ("la couche du moche") est une des manières qu'il a de bousculer les bonnes manières dans l'usage de la langue, tout comme l'inexistence d'un lien entre les deux propositions [quoiqu'on vous jure...] et [il était acquis...].

   Il est, évidemment, exclu de découvrir la source de toutes les citations, et je soupçonne quelques inventions dans ce domaine. Pour les textes, on se réjouit par exemple de lire un pastiche de Pascal Quignard (un autre amateur du passé) dans les premières lignes qui lui sont consacrées, et l'on ne peut qu'approuver un passage de la longue note accompagnant le poème "Jehan de Bretteville" — dont le nom est absent du catalogue de la Bibliothèque nationale...—, à propos de la « déambulation hasardeuse et meneuse de trouvailles inattendues », que l'on applique sans peine à ce livre qu'il faut lire et relire.

 

   On peut s'attarder aux proses-poèmes d'ouverture et de fermeture : la première, pour William Carlos Williams, affirme une absence, « Aucune idée pour ce poème — », et la dernière, en image inversée, l'infinité des lectures avec Pierre Michon, « J'écris sous la tutelle d'un vieux Pan de bibliothèque ». On peut lire aussi une manière d'art poétique dans le second poème consacré à un écrivain imaginé, Tortore1 ; est répété à deux endroits, huit fois de suite, « travailler la langue » et sont énumérés des substituts à "poésie" et "poème" (comme on pourrait les lire, par exemple, chez Ponge ou Stéfan) : pohésie, pouème, pohérésie, proème. S'ajoute l'emploi d'un mot dialectal et d'un mot de l'époque médiévale (avec note explicative pour chacun), une construction syntaxique pour le moins inhabituelle (« or qu'ici non donc, ») et un renvoi, avec « en façon bien estrange », à la naissance de Gargantua (chapitre 6). Un programme loin de tout lyrisme : on comprend qu'Alphonse de Lamartine soit rejeté :

   Voici par ailleurs une fondamentale détestation

   qui ne peut se taire ores car, j'ai tué le temps

   longtemps souvent, j'ai tué Dieu dans l'œuf et

   Pieu le der, j'ai tué les muses au berceau, j'ai

   tué le génie dla langue, j'ai tué mon père, ma mère,

   mes frères et mes sœurs, et c'était le bonheur,

   j'ai tué le bonheur, j'ai tué ma langue de bœuf rude,

   j'ai tué la beauté, trop assise, j'ai tué l'âme en faisant

   l'âne, du moins je crois, [...] j'ai tué Alphonse

   et Lamartine et tant bien d'autres encore jusques

   y compris des toujours vivants, mais récatonpilu2, ne

   me pardonnez pas, car je savais ce que je faisais,

   j'ai tant et tellement tué, que je suis bien vivant —

   (p. 107)

 

Jean-Pascal Dubost est bien vivant, en effet, et ses leçons et coutures (pas si visibles que ça) sont une lecture des plus revigorantes.

 

 

Tristan Hordé

Les carnetsd'eucharis (mai 2012)

 

 



1 "Tortore" est absent des catalogues de la Bibliothèque nationale et inconnu de la Toile — on pense à tortorer, "manger" et donc tortore, "nourriture".

2 On reconnaît ici Jean Tardieu ; aux noms d'écrivains en entrée, il serait bon d'ajouter les dizaines d'autres présents par le biais des citations.

30/04/2012

Pascal Boulanger (Revue FAIRE-PART 30/31)

Pleynet en son temps

Pascal Boulanger

__________________________________________________________________

 

Pleynet_en_son_temps.jpg

 

C’est la résistance au dressage social (et aux poètes du social) et la radicalité du retrait qui ont toujours fait pour moi actualité dans les œuvres lues. En puisant dans la bibliothèque et en découvrant, à l’âge de 18 ans, les écritures de Rimbaud et de Pleynet, j’ai compris que la société n’était qu’un crime organisé sous le masque progressiste de la solidarité et des droits de l’homme.

 

 

 

 

Pleynet a été confronté, comme les écrivains de sa génération, au psychologisme lourd, au sociologisme pesant, à l’existentialisme engagé, au surréalisme tenace, au réalisme socialiste et bientôt à l’avant-garde exténuée sombrant dans l’académisme… Il fallait donc aller voir ailleurs, chez les poètes et les peintres américains, chez Lautréamont, Rimbaud et Artaud, chez Georges Bataille afin de détruire la parole éculée, le vieux bassin à sublime (Sollers).

Le combat du texte est combat musical et maîtrise du temps, contre l’asservissement au spectacle, contre le pathos materno-social au service de l’homo technicus, programmé dans un tube de verre et éduqué dans les collèges de l’ignorance et de la violence.

Le passé, le présent confondu au foyer fixe du désir (…) Etre aujourd’hui comme hier, présent, caché, fuyant, entouré, isolé et seul dans la jouissance de ce vide papier (Marcelin Pleynet, Prise d’otage, Denoël, coll. L’Infini).

 

 

 

 

Les animateurs culturels que je croise pour des raisons alimentaires s’intéressent au bien public. Ils croient à la société, à sa réalité et à son utilité. Ils sont dans l’agitation, l’adhésion, à l’image d’un Sartre pour qui Baudelaire fait scandale : Il a souhaité se dresser à l’écart de la grande fête sociale, à la manière d’une statue, définitif, opaque, inassimilable. Le transparent et assimilable Sartre, comme les bateleurs de foire d’aujourd’hui, n’aiment guère que l’on quitte la fête sociale, surtout sans autorisation. Les écrivains de la misère sociale préfèrent se perdre dans la foule, dans la bafouille de l’engagement. Quel intérêt peut bien susciter la poésie de Baudelaire et de Pleynet pour les professeurs d’instruction civique et de participation citoyenne ?

 

 

 

 

Dans la voix, dans les gestes, j’ai parfois senti une fureur digne d’un saint Paul chez Pleynet. N’est-il pas, comme le fut Pasolini, radicalement étranger à la culture de son époque ? La vision, qui n’est jamais celle d’un siècle mais d’un individu, témoigne d’une traversée directe et existentielle d’où peut surgir une extrême liberté de parole face à tous les discours des pharisiens et des prêtres de la fraternité universelle.

L’œuvre de Pleynet révèle une métaphysique de l’exil, celle d’un sans-patrie du temps (Franz Rosenzweig). L’oreille et la voix se chargent alors de l’infini : Il ne faut pas lire négligemment avec les yeux, mais avec les oreilles, comme si le papier était en train de déclamer (Hopkins à son ami Robert Bridges).

 

 

 

 

En 1999, je publie aux éditions Tarabuste un recueil : Le bel aujourd’hui, dédicacé à Marcelin Pleynet.

Le premier poème signe une dette explicite.

 

 

Les monstres intimes

                      en attendant

                                  lecture

                                       des livres qu’on ne lit plus

 

1962 : Provisoires amants des nègres

1963 : Paysages en deux suivi de Les lignes de la prose

1965 : Comme

1973 : Stanze (Chants I à IV)

1981 : Rime

1984 : Fragments du chœur (vers et proses)

1987 : Plaisir à la tempête

1995 : Le propre du temps

1998 : Notes sur le motif suivi de La Dogana

 

Les livres sont sur le bureau

                            au pied du lit

sur l’herbe mauve

                           les guirlandes

 

 

 

Le poème Extase publié dans le recueil Le lierre la foudre (Editions de Corlevour, 2011) sera lui aussi dédié à Marcelin Pleynet.

Autrement dit, c’est toujours pour moi, à chaque reprise d’un livre de Pleynet et à chaque rencontre avec lui, un état neuf du langage qui se dessine, un espace stimulant qui se crée. J’écoute et je sais, je traverse ce que je sais, dans une accélération d’images ou dans la lenteur, dans une foule énorme de moments, dans un temps sans durée.

 

 

...

 

 

Vies misérables/Poésies misérables… La poésie, hors-jeu et dans le secret du jeu, Pleynet la conçoit comme passage d’un monde muet et idolâtre à un monde sensible saisissant l’oreille et le regard.

 

 

 

 

A la fin des années 70, inscrit à l’Université de Paris VIII Vincennes, j’assiste au cours des sinistres hégéliens/marxistes Jacques Julliard, Jean Elleinstein, Madeleine Réberioux et Henri Weber qui, avant de se découvrir social-démocrate et de siéger au Sénat, dirige avec Krivine la LCR. Il me dédicace un de ses livres Changer le PC : A Pascal Boulanger, eurocommuniste de choc, en souvenir de nos débats, et dans l’espoir que du dedans et du dehors on finira tout de même par changer le PC. Amicalement.

Changer le parti communiste, changer la vie ? Tout ce qui ressemble à de l’espoir ne constitue-t-il pas le signe que le présent et l’exercice de la vie ne vont pas de soi ? Je ne resterai pas longtemps ami des ligues, quelles qu’elles soient. Laissant au devenir son innocence et au hasard sa chance. Le monde est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.

 

 

...

 

 

Depuis la parution de Provisoires amants des nègres, les livres de Pleynet signent une odyssée du nom propre sous l’éclairage de la pensée. Ils tiennent la poésie en éveil, même quand ils prennent la forme d’un essai et du journal. Ils envisagent la poésie comme un savoir du monde, dans un carrousel de traits décalés sur la page, agissant par secousses, condensations, illuminations. Pour que le monde retrouve la vieille incohérence qui le fonde, il faut que l’écriture fasse retour à l’origine en brisant le lien social. Ce qui devient alors déterminant, c’est la liberté de son propre être essentiel.

 

 

 

 

J’au eu la chance d’être abordé par des visages et des livres. Pour brûler sans agir, pour tuer le monde et ses convulsions folles et fermées. Même si je sais que, demain, je risque de retomber en servitude, sollicité par quelque famille d’opinions encline à l’hostilité rageuse ou douceâtre des prédicateurs de l’action.

 

 

...

 

 

La poésie doit dévoiler l’histoire et l’histoire qui se dévoile poétiquement n’est évidemment pas l’histoire des historiens. Elle est l’expérience singulière du temps, c'est-à-dire la façon dont le temps est vécu dans le vécu du temps. Elle est aussi, et je pense au livre central de Pleynet : Stanze, épopée musicale jouant sur les harmonies et les dysharmonies prosodiques.

Heidegger : La poésie n’est pas simple ornement qu’accompagnerait la réalité humaine, ni simple enthousiasme passager, elle n’est pas du tout une simple exaltation ou un passe-temps ; la poésie est le fondement qui supporte l’histoire.

La poésie fonde l’histoire et tenter une fondation poétique de l’histoire, c’est ouvrir un monde, un présent du monde à chaque fois singulier, que les événements intimes et collectifs, dans une succession muette, recouvrent. Mais n’est-ce-pas aussi s’opposer à une communauté de destin basée sur le sacrifice et la guerre ? N’est-ce-pas se démarquer du site d’un monde historique commun dans lequel, justement, s’est égaré et compromis bassement Heidegger qui, en refoulant le judéo-christianisme, a souhaité unifier une communauté de langue recevant sa loi du poète et de l’homme d’Etat ?

 

 

 

 

(…) Comment lire Rimbaud ? Artaud ? Comment traiter la folie qui pourvoit d’otages ces misérables ? Comment quitter ce continent ? (Pleynet).

En effet, comment quitter ce continent et le dix-neuvième siècle comme technique de l’ennui, sinon en proposant une écriture qui pense sa dépense ? Et comment ne pas être chassé de sa propre parole, comment rester vivant à force de paradoxes ? Pleynet ne s’est jamais identifié au milieu d’où il était censé venir ni à la misère qu’il traversa en faisant ses premiers pas à Paris. Pleynet ne sera pas assimilable. il n’y a pas de mère-patrie dans ses livres, mais le rejet radical de la société française, celle qui s’impose après la seconde guerre mondiale et pendant la guerre d’Algérie, un rejet des compromis et des marchandages, un refus de se laisser enfermer, fût-ce à l’intérieur de Tel Quel et de L’Infini. Il s’agit pour lui de se dégager des affaires de famille – du fascisme, du stalinisme – de se dégager d’un monde rongé par le négatif. Pour lui, toute création poétique nait de la ferveur pensante du souvenir et il s’agit de penser, à l’intérieur du déjà-pensé, le non-pensé qui s’y cache encore.

Les trois livres (Seuil), Fragments du chœur (Denoël), Plaisir à la tempête (Carte blanche), Le Propre du temps (Gallimard), Notes sur le motif (Dumerchez), Le Pontos (Gallimard) et tout autant les livres consacrés à la peinture et à la littérature participent à cette révolution poétique, inaugurée par Lautréamont et par Rimbaud, qui doit être comprise au sens étymologique des mots « qui fait retour ». Ce qui oublié, et oublié dans les œuvres lues, fait retour dans le temps. Il ne s’agit plus, à partir de là, de savoir si la poésie est admissible ou inadmissible, si elle participe ou non de l’impossible, elle est – écrit Pleynet – qu’on le veuille ou non, une fois pour toutes et par essence, de tous les possibles dévoilés.

L’écriture de Pleynet n’a rien à voir avec l’affairement autour de la question poétique, qui révèle trop souvent le nihilisme acharné de ceux qui jouissent de leur manque et de leur misère. La niaiserie poétique (qui peut très bien s’inclure dans un jeu formaliste) accepte un monde sans questions ni tentatives de réponses. C’est d’une autre partition dont il s’agit ici, où la pensée s’insère dans l’exercice de l’existence et de la liberté, et de l’aventure poétique qui en découle.

 

 

 

 

Prendre congé du siècle. En lisant donc tous les livres de Pleynet, conçus comme une éthologie, une composition de vitesse et de lenteur où les lignes de force qui se déploient sont des sillages de lumière et de couleur. Le champ qui s’ouvre est centrifuge, étendu, complexe. Et l’émotion méditée, l’éclat et le roulement des mots, le feu jusqu’au blanc des cendres sont des défis au nihilisme et à la logique interne de notre histoire dans laquelle tout le monde se ressemble et agit de même.

 

 

 

 

L’homme Pleynet en trois mots ? Fidélité, écoute, générosité.

Allez y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire.

 

 

© Pascal Boulanger, Revue FAIRE PART n° 30 / 31 - Printemps 2012

ITINÉRAIRES DE MARCELIN PLEYNET

(avec l’aimable autorisation de son auteur)

 

 

 

Pascal Boulanger est écrivain. Il a publié des chroniques et des entretiens dans de nombreuses revues et notamment sur Marcelin Pleynet. Son intervention à la Sorbonne en 2004 sur Rimbaud et Pleynet a été publiée dans le recueil critique : Suspendu au récit, la question du nihilisme (Comp’Act, 2006).

Il est l’auteur de plusieurs livres parmi lesquels : Martingale (Flammarion), Une action poétique de 1950 à aujourd’hui (Flammarion), Tacite (Flammarion), Le Bel aujourd’hui (Tarabuste), Jongleur (Comp’Act), Jamais ne dors (Corridor bleu), Un ciel ouvert en toute saison (Corridor bleu) et Le lierre la foudre (Editions de Corlevour).

Prochaine publication : un livre d’entretiens avec Jacques Henric.

 

 

 

 

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29/04/2012

CALISTO, "Lou Andreas-Salomé ou le paradoxe de l'écriture de soi" par Nathalie Riera

Lecture Nathalie Riera

 

Lou Andreas-Salomé

ou le paradoxe de l’écriture de soi

Calisto

Editions L’Harmattan, 2012

 

Site Les éditions L’Harmattan/ http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=36770

 

 

 

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(…)

____________________________________________________________________________

 

Que savons-nous en France de Lou Andreas-Salomé et de son œuvre ? Absence d’études littéraires consacrées à ses écrits, discrétion éditoriale, nous annonce Calisto, auteur de Lou Andreas-Salomé ou le paradoxe de l’écriture de soi, un essai semblait alors s’imposer, aux multiples ambitions : faire découvrir l’écrivain et intellectuelle née à Saint-Pétersbourg le 12 février 1861, mettre en lumière le paradoxe de l’écriture de soi (l’expression revient à M. Foucault), approcher la question de l’autobiographie (mot apparu au 18ème siècle sous la forme anglaise « autobiography »), tout en évitant les écueils des stéréotypes, autrement dit, tenter de « dépasser l’image d’égérie (…) que le temps s’est chargé de façonner à son égard » (p.15).

   Nombre incalculable d’ouvrages et d’écrits de toutes sortes, correspondances prolixes avec Nietzsche, Rée, Rilke et Freud, L. A-Salomé s’inscrit dans « le paysage littéraire et transculturel des années 1900 » (p.19). L’écriture de soi ne se limite pas au genre autobiographique. La personnalité esthétique et philosophique de L. A-Salomé s’affirmera dans l’écriture des « Carnets intimes des dernières années » (écrits de janvier 1934 à mai 1936), carnets considérés « à mi-chemin entre les Mémoires, le journal intime, l’autobiographie et le traité philosophique » (p. 21).

 

   Tout au long de ce mémoire commencé au début des années 2000, Calisto convoque de multiples personnalités, dont les œuvres critiques et théoriques sont consacrées à l’écrivain (J.P. Faye, P.C. Hummel, J. Lacoste…), ainsi qu’à la question de l’autobiographie et du roman (R. Barthes, P. Bourdieu, M. foucault, G. Genette, J. Starobinski…).

   Qu’est-ce que l’autobiographie ? : « (…) en quelque sorte le produit du regard en arrière (…) vision rétrospective de sa propre histoire (…) le récit autobiographique est une re-construction » (p.26), « le produit d’une vie retranscrite » (p.27). Pour au mieux saisir ce qu’est l’autobiographie, une règle s’impose : « forme, langage (récit en prose), sujet traité (vie personnelle) et situation identitaire (auteur-narrateur-personnage) » (p.26). Calisto pose ainsi pour question les raisons du choix de l’autobiographie chez Salomé, s’il faut comprendre à travers ce choix la nécessité « de faire retour à ses racines, de se « reterritorialiser » après une longue période d’éloignement ou d’errance » ? (p.27).

   Si l’écriture de soi « est à comprendre selon une dynamique particulière qui pousse l’auteur à écrire sur lui, à écrire en fonction de lui, à s’écrire lui-même » (p.32), le processus consiste paradoxalement à « l’écriture des autres pour une écriture de soi » : « L. A-Salomé entretient l’écriture de l’autre (…) pour révéler son activité, son mode de pensée, son caractère. L’écriture des autres lui permet en quelque sorte de se raconter, de se dire, de manière allusive et détournée » (p.34). Ce choix de Salomé opère surtout d’une détestation à l’idée de dévoiler sa vie privée.

   Autre manière d’appréhender l’autobiographie : elle est également « un bon test en matière d’évaluation des faits ». Mais le choix de l’autobiographie répond t-il pour autant à une volonté de dire toute la vérité sur son vécu ? Tout souvenir fixé dans la mémoire a de forte chance de se modifier dans son contact avec d’autres souvenirs : « L. A-Salomé possède une pleine conscience de l’impossibilité d’une véridicité dans sa totalité » (P.54). Ainsi va-t-elle privilégier l’authenticité en recourant à peu de faits : « Ce n’est plus la somme des expériences qui est en jeu, mais l’approche véridique de la narration. Forme et contenu fusionnent au nom de l’exactitude » (p.54).

 

   Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Calisto met le doigt sur d’autres paradoxes, lesquels peuvent rapprocher entre eux des genres aussi différents que complémentaires, comme l’autobiographie et le roman, qui ensemble ont la capacité d’évoluer en résonance : « En effet, l’autobiographie, paradoxalement, est obligée de se servir des instruments de la fiction pour se construire. (…) l’autobiographie se construit de fait sur les bases de l’écriture romanesque. Elle doit tenter de dire la vérité au moyen des outils empruntés à la fiction narrative. La mise en abyme de ces deux genres engageant dans le même temps une situation équivoque et paradoxale » (p.99).

  

   « (…) Dans l’écriture saloméenne, le roman vient relayer l’autobiographie là où elle connait des faiblesses. On ne peut parler alors de prédominance d’un genre sur l’autre. Le roman ne sert (ne ni dessert) l’autobiographie, il l’enrichit. Se trouve derrière les deux écritures utilisées par l’auteur, l’idée d’une complémentarité, bien plus que celle d’une rivalité. Acte autobiographique ou acte romanesque ? Les deux actes évoluent en étroite proximité, puisqu’ils participent au final à l’élaboration d’une seule et même écriture : l’écriture de soi » (p.119)

 

 

(Les carnets d’eucharis, Nathalie Riera, avril 2012)

 

 

 

 

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LE BLOG DE CALISTO  

http://calisto.over-blog.org/

 

 

 

28/04/2012

Claude Simon, "Quatre conférences" (par Nathalie Riera)

Lecture Nathalie Riera

 

Quatre conférences

Claude Simon

Editions de Minuit, 2012

Textes établis et annotés par Patrick Longuet

 

Site Les éditions de Minuit/ http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php

 

 

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Les « causeries » de Claude Simon

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Chez Claude Simon la fabrication littéraire (au sens où écrire c’est fabriquer) répond à « un engagement de l’écriture »[1] : « (…) mes romans sont, je ne crains pas de le dire, très laborieusement fabriqués. Mais oui : leur fabrication me demande beaucoup de labeur ! »[2] . Engagement qui, bien sûr, se situe à l’opposé de tous les tenants d’une littérature dite « engagée » ; Claude Simon n’a que faire d’une littérature porteuse de considérations sociales, morales ou autres. Par ailleurs, il est reconnu que Simon avait souvent recours à d’autres textes pour évoquer sa vie et sa réflexion d’écrivain. Dans le souvenir d’une nouvelle de Borges, il se souvient de cet architecte-paysagiste qui « dessine un parc avec des statues, des pavillons, des petits lacs, des allées. Quand le parc est fini il s’aperçoit qu’il a fait son propre portrait. Je trouve que c’est une parabole admirable. On ne fait jamais que son propre portrait »[3].

   Les « Quatre conférences » ont été prononcées par l’écrivain entre 1980 et 1993. La première « causerie » s’ouvre avec le géant Marcel Proust qui a toujours accompagné Simon dans sa réflexion sur la littérature et l’art. Que nous dit-il précisément dans cette passionnante causerie « Le poisson cathédrale » ? Reprendre la grande idée de Proust dans « Le Temps retrouvé » : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclairée, la seule vie par conséquent, réellement vécue, c’est la littérature ». Si Montherlant et Breton méprisaient la description, ce ne fut certainement pas le cas de Proust. « La réalité de la langue plus réelle que le réel » nous dit Simon : « La grande nouveauté (…) ce par quoi Proust innove radicalement en ouvrant au roman des perspectives entièrement neuves (…) ce par quoi il apparaît comme le grand écrivain révolutionnaire et subversif, la grande nouveauté, donc, qui confère à Proust sa taille de géant de la littérature, c’est que, chez lui, le rôle signifiant qui était jusque là dévolu à l’action est maintenant tenu par ce que l’on considérait jusqu’alors comme un élément inerte du récit, parasitaire, au mieux « statique », c’est-à-dire la description elle-même »[4].

 

   Avec « L’absente de tout bouquet », prononcée le 21 mai 1982 à Genève, faisant référence à la question de la modernité, sous-entendue comme idée de progrès en art, Simon préfère au mot « progrès » les termes de « différences et d’évolutions » : « Chaque époque a sa modernité, et l’histoire de l’art est faite d’une série d’innovations n’instaurant jamais qu’un « autrement », en aucun cas un « mieux » (…) les diverses inventions théoriques ont surtout joué un rôle d’excitant (…) ». (p.42/43).

   Dans « Ecrire », prononcée en 1989 à Bologne, l’écrivain ne s’embarrasse aucunement devant la question « Pourquoi écrivez-vous ? » qu’il juge lui-même « sournoise ». Chez Beckett qui répondait : « Bon qu’à ça ! », Simon affirme que c’est ce qu’il sait le mieux faire. Puis à la question « Pourquoi écrire des romans ? » : « (…) c’était là le seul domaine où il est permis de s’aventurer sans avoir au préalable été obligé d’accumuler des connaissances spéciales » (p.80). Tant de réponses ou de « commentaires plus ou moins réalistes », pour Simon toute activité humaine quelle qu’elle soit relève plutôt de « motivations multiples et ambigües ». Et aussi futiles sont les motivations nous incitant à écrire, il est une motivation bien plus profonde : celle de « justifier sa propre existence devant soi-même par un « faire » » (p.76).

   Pas de place non plus à la mystification. Il importe, au contraire, de démystifier toutes ces images de l’écrivain qui « se consacre » à la littérature, ou qui a décidé un jour « d’entrer en littérature », ou qui écrit par vocation, autant d’expressions futiles et irritantes.

  

   S’il est question de littérature et plus particulièrement de l’écriture du roman, aucun des propos de l’écrivain Simon ne doit être reçu comme un discours théorique. « Avant de commencer, il me faut dire qu'à la différence de certains écrivains je ne suis pas un théoricien de la littérature et que je n'ai pas écrit mes livres en application ou pour faire la démonstration d'une conception particulière du roman (...) et tout ce que je me bornerai à faire (...) c'est d'essayer de formuler quelques petites observations qui me sont venues à l'esprit au cours de mes lectures ou de mon travail. Rien de plus ». Claude Simon évoque la subversion accomplie par les Dostoïevski, Proust, Joyce, Kafka et Faulkner : retourner « sens dessus dessous l’optique romanesque ». Elimination de la fable, refus de délivrer un quelconque enseignement social, religieux, philosophique ou autre, Claude Simon ne se range absolument pas du côté de ceux qui considèrent que « tout écrit doit avant tout être utile, éclairant, porteur d’une morale » (p.92) « Aujourd’hui, les dirigeants des pays dits socialistes découvrent avec épouvante les désastreuses conséquences d’une science, d’une littérature ou d’un art que l’on a voulu soumettre à des impératifs sociaux » (p.94).

 

   Chez Simon, ce qui prévaut  clairement, en réponse à l’usure du roman romanesque, c’est « la question de la prééminence de la description » qu’il « convient d’étendre aussi bien à l’action qu’aux choses ». Dans la postface de « L’Acacia », Patrick Longuet écrit : « Claude Simon se préserve ainsi d’une tentation de la culture commune, d’un conformisme à un usage établi de sons et de signes convenus, c’est-à-dire suscitant des images à peu près nettes, ordonnées, distinctes les unes des autres ».[5]

   Pour Alastair B. Duncan, chez l’écrivain de « L’Herbe » : « méfiance à l’égard des livres, du moins à l’égard des livres appartenant à une certaine tradition : ils sont censés donner de la réalité une idée fausse »[6]. Souci et remise en question du réalisme chez Simon : réalisme de la perception, réalisme de la mémoire : « la tâche de l’écrivain ne consiste plus à reproduire, mais à produire en travaillant les mots ».[7] L’attention chez Claude Simon sera notamment portée au « travail de et sur la langue ».

 

 

 

(Les carnets d’eucharis, Nathalie Riera, avril 2012)

 

 

 

 

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[1] Claude Simon, Œuvres, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, p.1457

[2] « La Nouvelle critique », n°105, juin-juillet 1977, p.34

[3]  Claude Simon, Œuvres, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2006 - Notes « Le Jardin des Plantes », p.1501

[4] Claude Simon, « Quatre conférences », éd. de Minuit, 2012, p. 36

[5] Claude Simon, « L’Acacia », (Postface de Patrick Longuet) éd. de Minuit, 1989/2003, p. 387

[6] Claude Simon, « L’Herbe », (« Lire L’Herbe » de A. B. Duncan) éd. de Minuit, 2009, p.188

[7] Ibid., p.194

13/04/2012

Revue Place de la Sorbonne, par Tristan Hordé

REVUE PLACE DE LA SORBONNE

revue annuelle, éditions du Relief, 15 €

 


 

 

PLACE DE LA SORBONNE 2.jpg 

Annuel n°2 – Mars 2012

 

 

   On ne dit rien de remarquable quand on insiste sur le rôle essentiel des revues, quel que soit leur tirage (souvent modeste) et leur fréquence, pour la diffusion de la poésie : à côté d'auteurs bien connus, qui attirent l'acheteur, bien des auteurs nouveaux trouvent là un support indispensable. Leur diversité reflète la variété du paysage poétique en France, qu'elles soient pour l'essentiel consacrées à la poésie — Action poétique, Dans la lune, N4728, Nu(e), Rehauts, Triages, etc. — ou accordent une part plus ou moins importantes à d'autres formes de littérature, aux arts et à la lecture des œuvres — Conférence, L'Étrangère, Europe, Friches, Fusées, Il Particolare, Thauma, etc.1 Il faudrait ajouter la riche floraison de sites et blogs qui, sans les remplacer, complètent le rôle des revues papier.

    En tout cas, l'arrivée d'une nouvelle revue ne peut que réjouir. Le second numéro de Place de la Sorbone, qui a pour sous-titre "Revue internationale de poésie de Paris Sorbonne", a vu le jour en mars. Son rédacteur en chef, Laurent Fourcaut, poète, est aussi un universitaire fin connaisseur de la poésie contemporaine, à laquelle une large pace est donnée (le 1/3 de la livraison), avec des poètes reconnus — de Marie-Claire Bancquart, Charles Dobzynsky à Jean-Pierre Verheggen —, d'autres beaucoup moins. Une large place est réservée à la poésie d'autres langues  : Erich Fried pour l'allemand, Diane Glacy pour l'anglais des États-Unis, Rachel pour l'hébreu, David Rosenman-Taub pour l'espagnol du Chili ; les traductions, de qualité, sont toujours précédées du texte original, ce que ne font guère la plupart des revues.

    Plusieurs rubriques prolongent ces deux ensembles. Dans cette livraison, Michel Collot, dont on connaît les travaux sur la poésie, donne des pistes pour s'y retrouver dans "le paysage brouillé de la poésie française contemporaine" ; d'une manière fort différente, Lionel Ray éclaire lui aussi dans un entretien la situation de la poésie vivante, tout comme le font les réflexions sur la question du sens de Jean-Claude Pinson.

    Il faut ajouter "Contrepoins" avec les picto-clichés de Roxane Maurer et leur lecture, "Vis-à-vis" où un poème (de Claude Ber) est commenté, et des notes de lecture qui ne privilégient pas des ouvrages récents mais s'apparentent, un peu trop, plus à de mini monographies qu'à des notes. La revue (372 pages) est éditée sur un beau papier, avec une mise en pages aérée, une typographie bien lisible, et son prix (15 €) est modique. Longue vie à cette Place de la Sorbonne !

© Tristan Hordé

 

 

 

Les carnetsd'eucharis

© Nathalie Riera, avril 2012

 

 

 

     



1 Il ne s'agit pas de dresser un palmarès ! sont seulement citées quelques revues que je pratique régulièrement.

10/04/2012

Danièle Robert/Guido Cavalcanti (une lecture de Claude Minière)

 

Une lecture de 

Claude Minière

  

 

 

Guido Cavalcanti / Danièle Robert

 

 

Rime

Editions vagabonde, 2012

 

 

 

 

 

 

      

 

   Que se passe-t-il à Florence dans la fin du 13ème siècle ?  « A temps nouveau, nouveau chant » avait déclaré le troubadour Guillaume IX d’Aquitaine.  Mais il y a aussi, dans la profusion des langues, un immense héritage ; dans la philosophie, un retour et une inquiétude. Guido Cavalcanti (1250-1300), avec d’autres poètes au premier rang desquels Dante (1265-1321), participe à une refondation.  Leur « volonté commune est de donner un sens nouveau à la poésie amoureuse traditionnelle » (D. Robert, préface).  Guido a son chemin personnel, une pratique complexe de l’expérience lyrique : « Ce que Cavalcanti met surtout en lumière avec une exceptionnelle acuité…c’est le drame de la connaissance » (idem).

 

      Les saisons consécutives à ce printemps florentin seront étendues. William Shakespeare dans ses Sonnets posera « Will I am » (« Virilité je suis »), ce qui est, il faut en convenir, d’une autre impétuosité que « Je pense donc je suis » mais n’en manifeste pas moins une volonté de fondement et une décision en raison.  Plus tard, dans le péril, Hölderlin en quelque sorte « ramassera » les options diffuses et tranchera : « Ce qui demeure, ce sont les poètes qui le fondent ».  Ezra Pound, au début du 20ème siècle, traduira Cavalcanti et souvent se remémorera, comme en jouant, « Donna me prega ».

 

 

 

      Donna me prega (« Dame me prie… ») est l’incipit de la canzone XXVII de Guido Cavalcanti.  C’est dans cette « pièce » que l’on peut relever ces notes aiguës et graves :

 

        vers 5   : « Or à présent je recherche un savant »

 

        vers 53 : « (ne peut l’imaginer qui ne l’éprouve) »

 

        et enfin cet envoi :

 

                       « Tu peux partir, chanson, tout à fait sûre,

 

                           là où tu veux : car je t’ai si ornée

 

                           que ta raison va être fort louée

 

                           par toutes gens qui ont l’entendement ;

 

                           et quant aux autres tu n’en as vraiment cure »

 

 

 

      Danièle Robert a fait le choix d’entrer dans un système métrique et elle s’en explique dans sa préface (pp. 9-35) du volume. Elle a également fait le choix de conserver ou « retrouver » une certaine tonalité de vocabulaire. Alors attardons-nous un instant sur ta raison (« tua ragione »). Quelle raison ? Une raison ornée. Cavalcanti est virtuose dans la tournure d’une « canzone », dans l’usage et la subversion des codes poétiques--- mais pas seulement. Il avance une raison qui sera fort louée, mais de ceux, seuls, qui ont « l’entendement ». Dans une note au premier  poème des Rime, une « ballata », Danièle Robert explique que « le caractère ineffable de la beauté de l’aimée » porte l’interrogation sur « sa véritable nature : humaine ou divine ? »

 

     

 

      On pourrait renverser les termes : ne serait-ce pas l’interrogation (humaine ou divine ?) qui installerait le thème de la beauté de l’aimée, beauté dès lors logiquement « ineffable » --- ou inépuisable ?  Danièle Robert parle bien de « l’expression lyrique d’un drame » (je souligne). Dans le drame, Cavalcanti et Dante prendront des chemins différents, l’un et l’autre répondront différemment à la question de savoir jusqu’où peut-on aller, jusqu’où peut on aller avant de buter sur l’indicible. Dante repense la doctrine de la fin’amor en fonction de la théologie et de la Grâce ; Cavalcanti vivra l’expérience « comme ne permettant d’atteindre ni vertu ni rédemption ».

 

      Comme toujours (elle a pour Actes Sud traduit Ovide et Catulle, pour vagabonde Michele Tortorici) Danièle Robert écrit ici de manière sensible et documentée. Sa lecture des Rime nous engage à voir comment se renouvelle la figure de la « Donna », et ce qu’elle demande.

 

…Pensée de l’Amour, amour de la pensée.

 

 

 

© Claude Minière

Les Carnets d’Eucharis N°33 (printemps 2012)

 

01/03/2012

Charles Péguy, Jean Paulhan (lectures de Pascal Boulanger)

Celui qui reçoit est reçu.

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charles péguy.jpgOn mesure les enjeux existentiels d’une phrase comme celle-ci : Celui qui reçoit est reçu. L’hospitalité pour Charles Péguy est avant tout une décision. Elle engage une vie qui, en se voulant chrétienne, contemple et imite la Passion du Christ, autrement dit intègre et traverse ce signe de contradiction qui, en dévoilant et en renversant la nuit du monde, fait perpétuellement scandale et folie aux yeux des modernes. Il s’agit de convertir le négatif en positif, la Croix en rédemption. Avec sa verticale épiphanique contredisant son horizontale d’endurance et de limitation, la Croix est à l’image de notre condition. Et seule la parole vivante nous précède et nous connait d’avance.

Jésus-Christ n’est pas venu nous dire des fariboles (…) ne nous a point donné des paroles mortes / que nous ayons à conserver dans de l’huile rance / comme les momies d’Egypte / Il nous a donné des paroles vivantes / à nourrir.

 

L’hospitalité de la parole est tout d’abord l’acte par lequel celui qui reçoit la parole divine est entendu. Et, en étant entendu, libre lui-même d’engager, en écho, sa propre parole. Elle est ce que Péguy nomme un trésor de grâce. Une grâce qui coule éternellement en étant éternellement pleine. Et qui rayonne, en nous même et au-delà de nous même, nous reçoit et nous accueille – sans la communication réduite au calcul et au rendement – pour mieux résonner en toute langue. Dès le premier chapitre de son essai : L’hospitalité de la parole, Péguy entre littérature et philosophie, Charles Coutel souligne que, en se tenant aux frontières des genres, Péguy demeure irréductible aux disciplines instituées. La pensée renvoie à une épreuve vécue et à une filiation assumée, elle hérite sans s’habituer et dépasse la clôture individuelle et celle d’une modernité soumise aux tentations réductrices. Péguy est un des premiers à comprendre que la parole divine, comme la parole poétique, n’a plus de place dans le monde démagogique du positivisme. Les nouvelles instances qui s’imposent : l’argent, la technique, l’idéologie, oblitèrent une vie consciente et active. On ne comprend la parole qu’en parlant, on ne comprend l’amour qu’en aimant et on doit ne jamais rien écrire que ce que nous avons éprouvé nous-mêmes. L’inadmissible pour Péguy, lecteur attentif de Bergson, se situe dans cette dichotomie devenue insurmontable : Le spirituel est constamment couché dans le lit de camp du temporel.

Ce rapport charnel à la parole qui parle dans l’histoire de chacun et dans celle de la France trace une mystique qui s’oppose à la politique (à la matérialité de ce qui est médiocre et corruptible) et qui doit donner naissance à une inquiétude, un ébranlement, une émeute du cœur.

Qu’est-ce qu’une pensée qui n’aurait pas de cœur ? Et qu’est-ce qu’un cœur qui ne serait pas éclairé au soleil de la pensée ?

Et bien, cette pensée sans cœur, c’est notre actuel monde muet, niant toute dette à l’égard du passé et dans lequel la foule fondue dans le tout social commerce avec la finitude. Ce sont les fausses urgences de l’actualité, la toupie folle des rivalités, la montée aux extrêmes, l’affreuse pénurie du sacré, l’homme moderne ne se prosternant que devant lui-même. C’est la décomposition du parlementarisme et du socialisme officiel (la polémique avec Jaurès), l’idéologie de la caisse d’épargne et de la recette buraliste, le prêtre d’argent à la place du prêtre.

La grandeur de Péguy se situe dans la trahison, dans le refus de partager le repas sanglant. La poésie et la pensée dessinent alors des lignes de fuite souveraines.

Je trahis en beauté tous ceux qui font partie d’un monde qui se trahit.

 

***

 

jean paulhan.jpgL’hospitalité est une grâce que Patrick Kéchichian honore dans son art du portrait. Il est un des rares et précieux critiques littéraires qui sait lire d’homme à homme, dans une approche qui procède par des avancées inattendues et délicates, par des regards vers un visage dont l’effacement dissimule le secret. Il s’agit alors de regarder la vérité d’un être et d’une personne sans les emprisonner dans le corps imaginaire d’une fiction dont quelque biographe s’instituerait le maître (à propos d’Ernest Hello dans son essai : Les usages de l’éternité).

Le portrait qu’il consacre à Jean Paulhan ne prend pas la pose. Il suggère, dans le repentir de l’écriture, des déplacements continus, des angles de vue inexplorés, à l’image du bric-à-brac des virtualités existentielles qui ne se réduit pas au métier, au social et à sa représentation, avec son lot de compromis inévitables et parfois de bassesse. Kéchichian ne tient pas le discours d’un expert fixé à des certitudes ou à des partis pris esthétiques ou idéologiques. Bien sûr, les querelles, les conflits, les polémiques, les alliances avec le milieu littéraire et artistique et aussi les choix politiques, les amitiés, les amours, tout ce qui traverse une vie concrète et engagée est précisé. La matière de cette vie prend appui sur des témoignages variés (ceux de Georges Perros, Pierre Oster, Dominique Aury, Henri Michaux notamment) mais l’essentiel, d’après moi, se situe dans ce qui fait passage.

Car le portrait est toujours inachevé, gommé, transformé, suspendu à des incertitudes, des paradoxes, des questions… travaillé par la notion même du repentir, celle de Montaigne :

Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant, d’une ivresse naturelle (…) Je ne peins pas l’être, je peins le passage.

Patrick Kéchichian fait, à sa manière, l’éloge de l’inconsommable (titre d’un très beau livre de Jean-Clet Martin aux éditions de l’éclat). Il sait que l’existence la plus achevée reste une œuvre ouverte, se composant d’instants dont aucune biographie ne possède la vérité ultime. Sa lecture sait ouvrir les perspectives d’une vie infinie.

 

© Pascal Boulanger, Les carnets d’eucharis, mars 2012

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Charles Coutel : Hospitalité de Péguy (Desclée de Brouwer).

Patrick Kéchichian : Paulhan et son contraire (Gallimard, coll. L’un et l’autre).

28/02/2012

Poémier d'aujourd'hui, par Claude Darras

 Lectures de

Claude Darras

 

 

 

PoÉmier d’aujourd’hui

 Sans titre 1.jpg

Poètes singuliers d’une poésie plurielle :
de l’arc-en-ciel à la foudre

© Les carnets d’eucharis, 2012

 

 

 

 

Richard Skryzak

Brigitte Gyr

Fawzi Karim

Cristina Castello

 

 

 

Rien de plus difficile que de parler de poésie, d’échafauder ne serait-ce qu’une note critique qui rende compte d’un recueil ou d’une anthologie. Répèterai-je l’avertissement de Louis Aragon quand il prétend qu’« il faut être fou pour écrire sur la poésie » ? « La poésie se fait, elle ne s’explique pas, argumente-t-il en préface d’un texte intitulé Y en 1968. Celui qui parle de poésie est fou parce que la poésie commence où l’on passe dans l’incommunicable. » Non, à vrai dire, je ne renouvellerai pas la semonce aragonienne. Je préfère me réfugier dans le pari de Jean Cocteau qui incite à rendre communicable l’incommunicable de l’écriture poétique. Dans cette perspective audacieuse, j’ai choisi sur l’étal de mes lectures quatre de nos contemporains pour lesquels la poésie est un prisme qui, de la lumière terne des quotidiens, fait jaillir les sept couleurs, sources de nuances infinies et d’écritures plurielles.

 

L’arc-en-ciel de Richard Skryzak

Le phénomène météorologique lumineux est au cœur de la démarche du premier d’entre eux. Vidéaste, écrivain et professeur à l’École des beaux-arts de Dunkerque, Richard Skryzak (né en 1960 dans le Valenciennois) est un médium qui a apparié l’arc-en-ciel à un « bouclier poétique », troquant la brosse du peintre contre le caméscope du vidéaste. Voyant de la même tribu qu’Arthur Rimbaud, il sait depuis des lustres que le poète n’est pas seulement celui qui utilise les mots. Il est celui qui créé, au sens grec du verbe, avec des notes de musique, des couleurs, des volumes, des architectures, des images et des ondes… L’essai « Résonances d’un souvenir florentin » est loquace à décliner les nouvelles couleurs du spectre que l’auteur a ajoutées à sa lyre. Mais c’est sans doute ce livre-là qui restitue la pluridisciplinarité féconde du poète, tout à la fois pédagogue, militant, novateur et philosophe. L’écriture s’y déploie selon plusieurs registres où il est question de Guglielmo Marconi, l’inventeur de la TSF, du Jacques Tati de « Playtime » et de la révolution picturale d’un Caravage qui peint en rouge-sang. Ce poète-là est un médium, disais-je ; il est aussi un médiateur providentiel dont les actes publics, en Palestine, aux Pays-Bas ou au musée de l’Orangerie à Paris, prouvent que l’isolement des poètes et de leurs lecteurs n’est pas une fatalité et que la poésie n’est plus réservée à la délectation de quelques initiés.

 

Que serait ce monde sans la Beauté

                     du Voir ?

 

    Ce que je t’offre regardeur

c’est l’hospitalité de ma vision

Le ciel est mon seul

   lieu d’exposition

 

      Chaque œuvre une étoile

            chaque pensée un scintillement

chaque parcours une constellation

 

(Extrait de « La constellation du vidéastre », 2009, dans « Résonances d’un souvenir florentin »)

 

Brigitte Gyr, artiste en sertissage

Avocate devenue traductrice et auteure dramatique, Brigitte Gyr (née en 1945 à Genève) manie la langue française avec une savante exactitude. Artiste en sertissage, elle sait enchâsser l’enfance retenue dans les mailles du passé, l’émotion passagère, les variations de la lumière, les mélodies du vent ainsi que la nostalgie implacable qui fait monter les larmes. Elle possède une façon fulgurante d’approcher par éclats, ruptures, rejets et résidus de mots la mécanique des cinq sens, de tutoyer l’absolu et de fusionner choses et mots, cris et gestes, matière et lumière, dans un vertige rituel sans fin. Nul déguisement verbal chez elle : le langage est en constant déséquilibre, le poème s’esquisse et s’esquive sans cesse. Nous resterions sur notre soif si nous ne relisions pas ces textes dans leur double irrégularité métrique et narrative, poèmes que nous sommes parfois amenés à déchiffrer avec lenteur, comme nous dégusterions une tasse de thé brûlant.

 

l’interminable jeu de l’oie

de l’enfance

avant

retour à la case départ

l’approximative

roulette russe de l’enfance

on vit on meurt

cueillette des champignons

partie de colin maillard

au fond des bois

(Dans « Parler nu »)

 

Fawzi Karim : les couleurs de la palette et les soupirs de la partition

Né en 1945 à Bagdad, vivant à Londres depuis 1978, Fawzi Karim est traduit par son ami Saïd Faran, peintre et écrivain bagdadi. Ce poète et critique musical emprunte à l’alphabet et à la clef de sol pour dire sa colère, ses doutes et ses espérances. Aussi son texte, « Non, l’exil ne m’embarrasse pas », est-il une composition typographique semée de signes et de blancs qui sont tantôt les couleurs de la palette tantôt les soupirs de la partition. Il est de ceux que l’histoire et la folie des hommes ont meurtris et qui ont misé sur le langage, sur son pouvoir contestataire et salvateur. Loin de tout formalisme, l’écriture brève et nerveuse a la lisibilité immédiate d’un fait-divers ou d’un instantané photographique. Son témoignage séduit par sa simplicité (toute apparente) et cette sorte d’« arrêt sur image » qui révèle la souffrance de l’exil et les conditions du déracinement.

 

Qui sommes-nous, sinon la colère d’un aveugle

guidé par le fil du labyrinthe

Un dé jeté sur la face de la nuit

dont le roulement ne fait plus d’écho.

(Extrait de « Qu’as-tu choisi ? », dans « Non, l’exil ne m’embarrasse pas »)

 

Qu’il est long, mon séjour

où j’ai appris trente définitions du mot « exil ».

Je me suis affermi

sur un siège portant le nom de mes descendants à venir.

(Extrait de « Non, l’exil ne m’embarrasse pas ! », du recueil éponyme)

 

Le souffle de la foudre de Cristina Castello

Nul besoin de rappeler la place qu’occupent Paul Éluard, Jorge Luis Borges, Robert Desnos, Pablo Neruda, Victor Hugo et Miguel Hernández dans sa bibliothèque mentale. Poésie magnanime, charnelle, souffrante, Cristina Castello chante en une plainte inlassable la vérité de l’existence, mêlant tous les parfums, tous les cris, tous les rêves, toutes les caresses, toutes les visions, ceux de la femme célébrée et de la cendre abhorrée. Journaliste et pédagogue argentine (née en 1959 à Córdoba), elle ouvre le temps d’une épopée nouvelle, rien de moins, une épopée du verbe où l’authenticité du témoignage catalyse avec la sensualité de la diction. Sitôt lus, un verset, une strophe, un alinéa imposent d’en savoir plus sur cette femme qui, en France depuis 2001, partage aujourd’hui la vie du poète André Chenet. La rétrospective de son expérience professionnelle et poétique confirme l’exigence qu’elle a placée dans les mots avec l’impériosité que réclamait Antonin Artaud qu’ils ne soient pas détachés de la vie. Il en résulte une écriture de l’engagement total, éthique et politique, de la parole donnée comme acte d’insoumission à tous les compromis. Ses amis, des écrivains qui ont son verbe en partage (Bernard Noël et Jean-Pierre Faye) ont confié leur jubilation à écouter et à réécouter la « messagère de syllabes noires », selon la belle définition de son préfacier Antonio Gamoneda. Les voix mêlées, chœurs murmurant ou polyphoniques, le déchaînement de la phrase, les rythmes fous de la narration, l’inventivité du récitatif, restitués avec brio de la langue castillane au français par Pedro Vianna, toutes ces composantes attestent que la poésie demeurera toujours une affaire de souffle, sachant qu’ici il s’agit du souffle de la foudre.

 

Tourbillon

Le mot peut être une croix ou une fleur.

Qui sait un verrou ouvert sur la liberté

Un abécédaire d’ailes, un violon de Chagall.

 

Ou peut-être un condor agenouillé, un éden mendiant,

Des draps fossiles dans leur destin d’attente

Sans le parfum du plaisir de l’amour fécondé.

 

Ténèbres

Ils sont épuisés. Comme les pages

Des livres qui se referment.

Sans jamais Être une autre édition, la vie.

Les disparus d’Argentine,

Tulipes sans sépulture, démolis

Fantômes sans os, cri muet

Larmes qui sillonnent mes veines.

(Tirés de « Arès », Buenos Aires, 12 février 2007/19 mars 2007, dans « Orage/Tempestad »).

 

 

 

Résonances d’un souvenir florentin, par Richard Skryzak (éditions Elektron), 70 pages, 2010, 10 euros.

Parler nu suivi de On désosse le réel, par Brigitte Gyr (éditions Lanskine), 60 pages, 2011, 10 €.

Non, l’exil ne m’embarrasse pas, par Fawzi Karim (éditions Lanskine), 68 pages, 2011, 12 €. Préface de Paul de Brancion.

Orage/Tempestad, par Cristina Castello (éditions Books on Demand), édition bilingue, espagnol/français, 116 pages, 2009, 12 €.

 

 

 

© Claude Darras, Les carnets d’eucharis, 2012

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Peter Huchel, Jours comptés (une lecture de Tristan Hordé)

Une lecture de

Tristan Hordé

 

 

 

Peter Huchel

 

 Sans titre 1.jpg

Jours comptés, [Gezählte Tage]

Edition bilingue

Traduit de l'allemand par Maryse Jacob & Arnaud Villani

Atelier la Feugraie, 2011

 

 

 

 

 

       Peter Huchel.jpgL'Atelier La Feugraie contribue avec son "Domaine étranger" à faire connaître, notamment, la poésie contemporaine de langue allemande peu connue en France, Johannes Bobrowski, Alfred Kolleritsch, Peter Nim, Ernst Meister, Joachim Sartorius, De Peter Hucher (1903-1981), Chaussées chaussées (2009) et Jours comptés (2011) ont été traduits, avec une présentation, par Maryse Jacob et Arnaud Villani : quand on se reporte à l'original en regard du texte français, on comprend combien la restitution est heureuse.

   Il est peu de pages, dans les cinq ensembles du livre (le second s'ouvre sur un poème qui donne le titre, "Jours comptés"), sans la présence de la nature, qu'il s'agisse d'animaux ou de ce qui constitue les paysages. Quand on dresse une liste, on compte des animaux domestiques, avec une prédominance du cheval — qui permet de partir —, beaucoup d'oiseaux (merle, corneille, hirondelle, choucas, etc.), des mammifères, des poissons, et même des araignées. Il ne s'agit pas de poésie animalière, chacun est là pour le rôle qui lui est attribué, grues qui vont "ailleurs", merle ou coqs morts, coquillage silencieux, etc. De manière analogue les éléments naturels, comme la végétation, très abondante, s'ils caractérisent une région sont aussi un support pour évoquer des sentiments, des émotions. Ce sont les arbres des régions continentales, plutôt froides, qui prédominent, notamment l'aulne et le saule, arbres de rivières et d'étangs qu'accompagnent joncs et roseaux, brouillard et pluie, nuit et neige avec les « pinces » du gel. Ils occupent beaucoup de place, s'opposant à l'olivier et à son feuillage d'« argent gris » (p. 47) ; à la lumière méridionale répondent le brouillard, la brume et :

       les Mères saules du pays wende

       les vieilles verruqueuses

       à la poitrine béante

       au bord des eaux fermées

       ces étangs à l'œil sombre (p. 47)

   L'opposition n'est pourtant pas au bénéfice des pays du Sud — l'Italie napolitaine, Venise — qui seraient préférés aux régions à l'apparence hostile qui, elles, portent le passé du narrateur ; des "Mères saules" symbolisant le pays entier, Huchel écrit : « leurs pieds s'enfoncent dans la terre / qui est ma mémoire » (p. 47). Quant à la relation à l'Italie, elle est ambiguë ; ce peut être un heureux lieu d'échanges où « les couleurs / [...] rappellent / une conversation » ; mais ici on regarde les « bateaux rouillés », là, à midi, « tout pâlit dans la lumière et la chaleur » (p. 38), et l'on voit alors « l'ocre grossier des murs / la mousse desséchée [...] / la verdure clairsemée », etc. (p. 38). Au delà de la différence ombre - lumière, il y a partout un monde qui se défait, dans le silence et la violence, violence de la guerre qui laisse partout des traces. C'est l'hiver et le froid pour des prisonniers « dans leurs manteaux de drap mince effilochés » (p. 65) — Huchel a été prisonnier en Russie ; c'est l'évocation  « des morts dans leurs capotes durcies par le froid », (p. 67), de leur « peau bleuie » (p. 69) ; ce sont les caves grises, les gravats partout, le sombre envahissant, le froid du ghetto de Varsovie, et « nul ne vient » (p. 41). Ce sont les bottes et « la nasse de barbelés » (p. 13) avec la figure d'Ophélie dans le poème d'ouverture du livre ; le récit commencé ailleurs s'achève ici dans la boue, « plus tard, au matin » comme l'indique le premier vers.

   Plus largement, la présence quotidienne de la mort s'impose ; c'est le merle mort, la poule d'eau, ou les coqs « tête en bas » que le narrateur refuse d'acheter au marché mais il retrouve un peu plus loin « la dentelure des rochers à crête de coq » (p. 43). Les allusions à l'Ancien Testament — l'égorgement du bélier — ou les souvenirs littéraires peuvent eux aussi se rapporter à la mort, ainsi "La vipère" renvoie à un poème de Pouchkine sur le cheval d'Oleg. Ajoutons la fréquence de mots qui, dans le contexte, connotent la mort, sombre, ombre, nuit, noir, vide, froid — jusqu'au bel oxymore « les ténèbres blanches du ciel » (p. 133).

   À ce motif insistant sont liés dans Jours comptés ceux de la perte et de la solitude. Mais l'accent mis sur ces seules thématiques donnerait seulement l'idée d'un univers poétique fort sombre alors qu'un autre aspect pourtant retient : cet univers semble souvent à côté de celui où nous vivons, avec des questions sans réponse (« Qui a installé les ténèbres ? », p. 55), des saltimbanques frères de ceux d'Apollinaire qui laissent un masque accroché à des buissons et disparaissent, des personnages venus de nulle part (« d'un trou de la route », p. 71) qui portent des poissons et des rats morts et partent on ne sait où, un autre s'enfonce dans la terre... Le glissement du réel à l'imaginaire, le mélange entre rêve et mythologie ou faits de l'antiquité, l'évocation des temps de la Syrie ancienne, etc., créent un monde proche du fantastique. Il y a, certes, à vivre la solitude et il faut savoir que l'empreinte que chacun laisse sera vite « comblée par la glace de l'hiver » (p. 57). Cependant, il ne faut pas oublier non plus qu' « au creux glacé des [nos] années », au « bois dur et craquelé de la solitude », s'oppose « dans la pluie tiède d'avril [...] les graines huileuses / des bourgeons [des marronniers] » (p. 135).

   Peter Huchel ne dispense évidemment pas de leçon, il dit fermement, dans une langue sans effets, que la nuit peut venir dans toute société, qu'il arrive que « le soleil décline vers les Enfers » (p. 117) et qu'il est nécessaire, comme le cincle plongeur, d'aller chercher ses mots dans les profondeurs, dans l'obscur surtout « quand un souffle glacé / balaie l'aire des mots » (p. 147). Quand on lit dans Jours comptés des poèmes de circonstance (Huchel a aussi vécu dans l'ancienne RDA), les circonstances n'épuisent pas le sens. Le dernier poème du livre, "Le tribunal", revendique sans mots inutiles le droit de penser contre le « droit du plus fort » :

       Pas venu au monde

       pour vivre sous l'aile du pouvoir

       j'optai pour l'innocence du coupable.

 

 

© Tristan Hordé, Les carnets d'eucharis, N°32 (Hiver 2012)

 

 

 

LITTERATURE DE PARTOUT (Tristan Hordé) 

http://litteraturedepartout.hautetfort.com/

Philippe Delaveau, Ce que disent les vents (une lecture de Pascal Boulanger)

Philippe Delaveau_Librairie Gallimard, 2008.jpg

Philippe Delaveau, Librairie Gallimard, 2008

 

 

 

 

PHILIPPE DELAVEAU

poèmes

 

 

 

 

Ce que disent les vents

Editions Gallimard

2011

 

 

 

 

 

Extraits des poèmes

 


Le Nil

La forêt

Marcher

La pluie (II)

 

 

 

 

 

 

 

 

La voix du vent là-bas,

dans ses lointains pays

 

LE NIL

                                                                                                      

Après avoir déployé ses anneaux dans les sables,

connu le secret  des Grands Lacs – l’Afrique y pousse

vers l’autre vie la barque de ses morts –, le fleuve

atteint l’encrier du delta, peuplé de roseaux frêles,

face à l’indigo de la mer. Je suis le fleuve,

non le désordre. La progression du temps et la placidité,

non pas rien. Non pas chose inutile et vaine. Comment traduire

 

l’appel qui me traverse ? L’eau toujours me revient,

les larges palmes des colonnes, ciel sombre,

ciel de bleu sombre aussi ne sont pas rien. Je suis le fleuve.

Quelque chose promise, étoile de coton, fécondité,

paix magnanime sur les sables stériles, chemin stable,

signe précis, signe éternel. Je suis le fleuve.

 

Le secret d’où je viens, l’énigme qui me pousse, la vie

autour de moi qui fut, règne et sera, selon l’hégémonie du verbe,

le jeu libéré de mes formes, la voie qui me délivre

ne récusent le temps, l’espace ni le jour. Le soleil m’accompagne.

La mer où je vais boire achève la fusion entre les signes et les

         choses.

Ma dynastie s’ébranle, j’habite l’origine, un poète

mesure l’opulence et la parcimonie de mon chant. Pose la lune

de son poème sur mon étrange solitude et le désert. J’épouse

         l’aube

chaque matin. Je suis le fleuve, l’ordre, et j’ai su la beauté.

 

 

                                                                                                        (p.29/30)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ici :

la voix du vent retour d’exil

 

LA FORÊT

 

[…]                                                                                                 

A ce concert irréfutable, j’offre le métal frêle du pupitre

et les rails d’une partition vers le haut. Forêt obscure,

hantée de voix, beau refuge. Empêtrée dans l’attente.

         Flotte secrète à l’ancre des saisons.

 

Anéantie parfois, éveillée par la sève, revigorée par l’équipage

du printemps. La lumière se fraie

un blond passage dans la matière, les arbres grincent,

rejoignent l’altitude en gravissant l’arpège, font le gros dos

comme les chats sur le rebord du ciel

         où le soleil décline après avoir vécu.

 

Se dressent comme nous, déchiffrent comme nous l’inaltérable

bleu. Et de leurs mains, profondément, fouillent la terre,

comme un malade en contournant des doigts le bord du matelas

cherche dans le froid du dessous, près du sommier,

         un leurre à son délire.

 

 

                                                                                                       (p.67)

 

 

 

 

MARCHER

 

Marcher parfois longtemps dans la prairie du vent.

Ses bottes malmènent les fleurs,

l’herbe aux rêves de voyage.

 

Puis le petit village près d’un bois.

L’harmonica d’une eau rapide qui se cache

pour voir le ciel et l’ombre, et les cailloux

entraînés de ferveur, sur leurs genoux qui brûlent.

 

Entendre alors la persuasion très tendre

et douce d’un oiseau qui solfie les mesures

d’une clairière. Deux fois peut-être. Puis se tait. Se dissout

dans la perfection pure et simple du silence.

 

 

                                                                                                                                          (p.90)

                                                                               

 

 

 

LA PLUIE (II)

                                                                                                      

Maintenant dans les flaques se dilue

le dur monde ancien comme aux poils des pinceaux

la peinture collée qui se détache sous l’essence.

 

Debout, enfin lavé de mes refus, je m’apprête à la tâche.

Debout sur la terre lavée, Seigneur, je veux chanter

Ta gloire dans la force du vent, composer

nos hymnes parmi les pluies et la mesure, maître enfin

de mon chant dans l’assemblée des arbres et des hommes,

la fraicheur nouvelle et l’odeur neuve du jardin,

sous l’arc dans le ciel neuf comme un luth de couleurs.

 

 

                                                                                                                                          (p.113)

 

 

 

 

 

 

http://www.gallimard.fr/

 

 

 

Une lecture de

Pascal Boulanger

 

 

 

PHILIPPE DELAVEAU

Ce que disent les vents

Editions Gallimard, 2011

 

 

 

La publication, en 1989, du premier recueil poétique de Philippe Delaveau : Eucharis, avait suscité de vifs débats entre les partisans du formalisme et les défenseurs du lyrisme. Mais face à ce clivage trop scolaire pour être pertinent, ce poète singulier ne s’interdit rien, ni visions, ni célébrations. Il rêvait de devenir compositeur de musique, il est un des poètes les plus singuliers de notre époque. En refusant le tarissement du chant, sa poésie fonctionne par vibration et rayonnement. Elle travaille la nappe lumineuse du temps sensible et c’est dans l’accueil qu’elle prend sa source.

Une main qui soulève un rideau - un jour de pluie - l’automne qui bouscule les arbres d’une ville, du linge aux fenêtres de Naples, le vent qui joue du couteau et blesse un passant, le tramway de Lisbonne planant au-dessus de la mer… Tout règne  comme au premier matin. Chacun des poèmes de ce recueil est marqué par de grands voyages et par l’appel du réel. Tous, en surmontant les intrigues d’un monde désacralisé, renvoient aussi bien aux leçons d’agonie qu’à la gloire vibrante et fragile du jour. Une poétique de la relation prend toujours un risque, celui de s’ouvrir au plus haut afin que nos sensations de lecture résonnent dans la durée. Même s’il sait que la mort se glisse dans nos voix, Delaveau est à l’écoute des moindres détails qui vibre dans le dedans et le dehors de l’existence.

« le corps pesant nous ramène à la terre. A la poussière. / Au chant terrible du silence et des cyprès. Quenouilles / sans objet, doigt d’ange, aiguille tutoyant l’invisible ». La célébration fait du moindre fragment de l’univers un éveil au sens. A travers un vers ample et un souffle attentif aux moindres variations des paysages et des visages, cette poésie fonde un acquiescement dans l’énumération et dans l’exaltation qui sont un hommage à la beauté des choses.

 

 

© Pascal Boulanger, Les carnets d’eucharis, N°32 (Hiver 2012)

 

 

01/02/2012

Sylvie Kandé (une lecture de Georges Guillain)

Sylvie Kandé La Quête infinie de l’autre rive

Épopée en trois chants

Éditions Gallimard, Collection « Continents noirs », 2011

 


 

“IL EST TEMPS QUE LA PAROLE ACCOSTE”

Lecture de Georges Guillain

 

     On aura peut-être trop facilement et trop longtemps considéré que l’épopée renvoyant aux enfances d’un peuple ou d’une nation, à ses origines, est incompatible avec les exigences de nos temps prétendument épuisés préférant décliner leurs insuffisances ou l’avantageuse mesquinerie de leurs supposées supériorités plutôt que de célébrer la grandeur et le courage crus de l’homme. L’ouvrage de Sylvie Kandé ne manquera donc pas de surprendre : en trois chants, il réintroduit au sein de notre langue et de notre temps la geste poétique de héros qu’une même volonté de dépassement, d’affirmation de soi, malgré les différences de conditions et de circonstances, conduit à se lancer dans la même périlleuse entreprise d’atteindre par delà les mers un monde différent.

 

     L’histoire que nous raconte ainsi l’auteur est l’histoire d’une quête. Mais là où elle aurait pu se contenter d’évoquer, comme elle le fait dans son troisième chant, celle de ces dizaines de milliers d’africains qui dans l’espoir d’atteindre l’Europe, poussés qu’ils sont par la nécessité économique, s’entassent sur des embarcations de fortune, se livrant aux imprévisibles et meurtriers caprices de la Méditerranée, Sylvie Kandé situe son récit dans la perspective d’une autre traversée : celle de l’Atlantique, qu’aurait tentée au tout début du XIVe siècle ― soit bien avant la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ― le grand empereur mandingue, Aboubakar II (alias Bata Manden Bori) afin de « savoir si le monde avait bien la rondeur grenue d’une gourde/ – ou si plate comme une paume de paix / une terre unique souffrait qu’à son entour / l’océan entaille de son massif estoc / ses longs doigts de sable de craie et de roc ». LIRE LA SUITE

 

 

http://terresdefemmes.blogs.com/

 

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Sylvie Kandé est née à Paris d’une mère française et d’un père sénégalais et réside à New York. Elle s’intéresse principalement aux nouvelles identités produites par la traite esclavagiste, les migrations et conversations entre l’Afrique et l’Occident. Ancienne élève d’hypokhâgne et khâgne au lycée Louis-le-Grand, elle est Associate Professor à SUNY Old Westbury, où elle enseigne en tant qu’Africaniste. Elle est titulaire d’une maîtrise de lettres classiques (Paris IV- Sorbonne) et d’un doctorat de troisième cycle en histoire africaine (Paris VII) écrit sous la direction de Catherine Coquery-Vidrovitch. De 1994 à 2001, elle a construit le programme d’études francophones à NYU et y a reçu une médaille d’enseignement, le Golden Dozen Teaching Award. Elle a dispensé des cours dans plusieurs autres universités américaines, notamment à Stanford University, the New School, Rutgers University et CUNY. En 2007 et 2008, elle a enseigné dans le cadre d’un séminaire d’été au Schomburg Center for Research in Black Cultures (le Mellon Humanities Summer Institute).

 

 

http://sylviekande.com/

27/01/2012

Walter Benjamin, "Ecrits autobiographiques"

Lecture Nathalie Riera

 

Walter Benjamin

Ecrits autobiographiques

 

Traduit de l'allemand par Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier

Editions Christian Bourgois, 2011/ http://www.christianbourgois-editeur.com/

 

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Walter Benjamin, « … »

____________________________________________________________________________

 

 

Le but de tout commentaire artistique devrait être désormais de rendre l’œuvre d’art – et, par analogie, notre propre expérience – plus réelle à nos yeux et non pas de la déréaliser. Montrer comment l’objet est ce qu’il est ou même simplement qu’il est ce qu’il est, bien plutôt que de faire apparaître ce qu’il peut signifier, voilà le véritable rôle de la critique.

 

Susan Sontag, « Contre l’interprétation », 1964

 

 

Détacher la métaphore des choses, c’est découvrir leur noyau anthropologique, ce qui revient au même que représenter leur signification politique. (…) la métaphore devient finalement, à y regarder de près, la seule forme de manifestation possible de la chose.  Le chemin qui permet de pénétrer jusqu’à elle : le jeu passionné avec les choses. C’est par ce même chemin que les enfants pénètrent jusqu’au cœur.

 

Walter Benjamin, « Notes éparses de juin à octobre 1928 »

 

 

Philosophe du langage, historien de l’art, critique, essayiste, traducteur, sensible au dadaïsme et au surréalisme, rattaché à l’Ecole de Francfort, engagé dans le mouvement des « étudiants libres », Walter Benjamin est longtemps resté inaccessible en France, jusqu’aux travaux de recherches et de traductions de Maurice de Gandillac, Philippe Jaccottet, Marc B. de Launay, Jean Lacoste, Guy Petitdemange, Michel de Valois.[1] Sa philosophie considérée à « dimension messianique » (Michael Löwy), Benjamin consacre dans ses travaux réflexions et questionnements, entre autres sur la « situation moderne » et la perte de la dimension religieuse. Sur ce propos, Eva Geulen écrit : « (…) il n’existe sans doute aucun penseur dont le dédain (…) pour tout ce qui n’est pas « spirituel » (…) soit aussi profondément ancré que chez Benjamin ».

  Né à Berlin (1892-1940), victime du nazisme, Benjamin parcourt l’Europe en long et en large (Italie, France, Espagne), et voyage dans les pays scandinaves, et en Russie. Les villes nourrissent sa poétique de la description. Entre 1928 et 1931, Berlin et Marseille seront des lieux d’expériences sur les effets produits par le haschisch sur son imagination : « avec le haschisch, nous sommes des êtres de prose de la plus grande puissance ».

  Proche de Theodor W. Adorno, Bertold Brecht, (« le véritable interlocuteur des écrits des années 30 » - La Quinzaine littéraire), Hugo Von Hofmannsthal (qui tenait en haute estime ses travaux), Ernst Bloch, Hannah Arendt, Karl Kraus, Gisèle Freund, Gershom Scholem, et son ami de jeunesse, le poète Fritz Heinle (qui mit fin à ses jours en 1914). Et parmi les personnalités littéraires qui auront influé sur la pensée du philosophe, « les trois grands métaphysiciens »[2] de la littérature que sont Kafka, Joyce et Proust.

 

 

 Les « curriculum vitae »

 

  Ecrits successivement pour différentes occasions : postuler au titre de docteur, obtenir une bourse de l’Université de Jérusalem, ou dans le cadre d’une demande de naturalisation (qui n’aboutira jamais), ces 6 curriculum… ouvrent le recueil des « Ecrits autobiographiques », et nous plongent dans le parcours estudiantin de Benjamin. « Je suis de confession mosaïque », précise t-il, « principalement intéressé à la philosophie, à l’histoire de la littérature allemande, ainsi qu’à l’histoire de l’art »[3]. Ses intérêts pour la théorie du langage le conduisent à un essai de traduction de Baudelaire, ainsi qu’à des lectures « sans cesse répétées de l’œuvre de Platon et de Kant »[4]. De son goût vif pour la littérature française et de son intérêt pour « la teneur philosophique, morale et théologique » de l’écriture littéraire et des formes d’art comme l’allégorie, Benjamin s’adonne à des traductions de « la grande œuvre romanesque » de Marcel Proust et des « Tableaux parisiens » de Baudelaire. Son intérêt pour l’œuvre du poète répond à la nécessité « de faire de la poésie du XIXème siècle le médium d’une connaissance critique de ce siècle » (Curriculum VI, p.45). Les traductions seront aussi l’occasion de longs séjours en France, notamment à Paris, en 1913, 1923, puis de 1927 à 1933.

  En situation économique précaire, dans une Allemagne marquée par des bouleversements politiques, Benjamin exerce une activité annexe de chroniqueur littéraire (Curriculum IV).

 

  Dans « Curriculum III » : « (…) tous mes efforts ont tendu jusqu’à maintenant à frayer un chemin vers l’œuvre d’art en ruinant la doctrine de l’art comme domaine spécifique ». Pour Benjamin, il est en effet question de reconnaître en l’œuvre d’art « une expression complète des tendances religieuses, métaphysiques, politiques et économiques d’une époque et qui ne se laisse sous aucun de ses aspects réduire à la notion de domaine (…) une telle réflexion me semble la condition de toute appréhension proprement physionomique des œuvres d’art en ceci qu’elles y apparaissent incomparables et uniques »[5].

 

 

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« (…) je considère comme une matière particulièrement importante et féconde pour des séminaires et le cas échéant aussi pour des cours magistraux l’histoire des écrits anonymes, ce qui me permettrait de recourir à l’histoire des encyclopédies et des dictionnaires, des calendriers et des anthologies, des périodiques, des tracts et de la littérature de colportage, pour caractériser différentes époques de l’histoire littéraire »

 (« Curriculum II », p.29)

 

 

 

  « Journal de Wengen »

 

  Chez Benjamin, voyager est l’occasion de sortir de son espace privé, et pour cela il importe d’endosser le meilleur costume. La leçon proustienne : « Je compose ce journal avec des évocations rétrospectives, en partie parce que je sais par expérience que je ne trouve pas le temps chaque jour d’écrire, en partie parce que l’évocation rétrospective éclaire bien des choses »[6]. Benjamin est un globe-trotter de la mémoire et de l’instant présent, ce sont ses déplacements en montagne qui lui procurent ce sentiment ; les montagnes « semblent d’éternels excursionnistes sillonnant le monde, qui avancent à pas lents et quand on est en excursion avec elles, on croit venir soi-même des lointains ».

 

  « Pour la suite de ce pseudo-journal commencé à Wengen le 25, j’éprouve de graves doutes. Seules doivent être retenus les états d’âme, inspirés par la nature de haute montagne, qui varient constamment dans le détail mais sont au fond très semblables ; si de plus on écarte dans toute la mesure du possible les circonstances accessoires pragmatiques et insignifiantes. Et retenir les causes très subtiles des diverses impressions produites par la nature est difficile et parfois pour nombre d’entre elles impossible. Et peut-être est-ce alors, encore une fois, dans des épisodes isolés de l’expérience vécue, pragmatique, ordinaire qui nous escorte, que se trouvent la seule clé et la seule expression ».

 (« Journal de Wengen », p.68/69)

 

  Fulgurance du philosophe dans sa manière de saisir les paysages et d’en jouir pleinement. Nécessité souveraine d’imprimer sur la toile de la mémoire tout ce que ses propres yeux sont à même de voir : « … comme nous nous approchons de Genève, je suis seul devant et veux graver en moi tout le tableau, et surtout les montagnes que je vois à présent pour la dernière fois avant longtemps, les montagnes, qui ne sont pas d’une majesté tellement impérieuse, mais sont d’une couleur unie, s’élèvent à une distance rassurante, non déchiquetées – plutôt comme un mur paisible »[7].

  Chaque voyage entrepris s’accompagne de lectures, d’études et d’écriture, de visites de monuments religieux, de musées et de théâtres. Ce seront les cartes postales et les livres d’aventures de l’enfance qui auront aussi exercé leur influence sur son goût des voyages.

 

  « Voyager, n’est-ce pas triompher, se débarrasser des passions enracinées qui sont attachées à notre environnement habituel et avoir ainsi une chance d’en cultiver de nouvelles, ce qui est tout de même bien une espèce de métamorphose ».

 (« Espagne 1932 », p.235)

 

 

  « Mon voyage en Italie, Pentecôte 1912 »

 

   L’environnement urbain a autant d’intérêt pour lui que le « grandiose presque architectural » de la nature. Le charme de tout voyage, passé sous le signe d’un « acte culturel international », n’est-il pas aussi de vivre quelques révélations ? comme à l’occasion de la visite du Campo Santo à Naples : « L’endroit n’est absolument pas placé sous le signe du recueillement »[8] et du cimetière milanais : « pas un cimetière à proprement parler, mais un champ de marbre, éblouissant et irritant »[9], ou encore la visite du toit du Dôme, du Brera « où abonde l’art italien de toutes les époques », jusqu’à la rencontre avec la Cène de Léonard de Vinci : « Je ne peux plus éprouver que l’espace et la conscience de voir, en face de moi si grande et si pâle, l’œuvre que j’ai si souvent admirée en reproduction»[10].

 

  L’observation relève d’une manière de vivre l’espace et de ressentir l’espace, son harmonie, son ordonnance, son contenu ou ce qui le compose, et où « le sublime ne peut manquer d’apparaître à la fois dans la monstruosité et la clarté ». Chez Benjamin, la description des rues implique autant un travail d’écriture dans les détails qu’une description minutieuse d’ouvrages architecturaux ou qu’un examen soutenu d’une œuvre d’art. Voir, c’est alors posséder une longue-vue.

 

 

  « Mai-Juin 1931 »

 

   Dans les notes qui recouvrent cette période de l’année 1931, Benjamin fait cas de sa fatigue du combat pour avoir de l’argent, en même temps qu’un dégoût face à la situation politique et intellectuelle de l’Allemagne. Les notes de ce journal abordent pêle-mêle l’architecture moderne et la littérature, des discussions avec Brecht dont il consacre, par ailleurs, beaucoup de notes. Ces échanges passionnés portent autant sur l’art, sur Kafka, sur le théâtre épique (Calderon, Shakespeare), sur la situation de l’intelligentsia durant la révolution, que sur les modes d’habitation et la « relation de l’habitant avec le monde des choses ».

 

  « Sanary, le 13 mai 1931 : Le plaisir donné par le monde des images ne se nourrit-il pas d’un obscur défi lancé au savoir ?  Je vois le paysage au-dehors ; la mer repose dans le golfe lisse comme un miroir ; la masse immobile et muette des forêts monte vers le sommet des montagnes ; en haut, les murs en ruine d’un château, tels qu’ils étaient déjà il y a des siècles ; le ciel resplendit sans un nuage, dans un « azur éternel », comme on dit. Voici ce que veut le rêveur abîmé dans le paysage : la mer fait gonfler et retomber à chaque instant des milliards et des milliards de vagues, les forêts frémissent de nouveau à chaque instant des racines jusqu’à la plus haute feuille, en un mouvement ininterrompu les pierres du château s’effritent et tombent, dans le ciel les gaz, avant de se condenser en nuages, bouillonnent en une lutte confuse, la science poursuit ces mouvements au plus profond de la matière et la façon dont elle le fait ; elle ne veut voir dans les atomes que des tempêtes d’électrons, tout cela il lui faut l’oublier, il veut le nier : pour s’abandonner aux images auprès desquelles (il) veut trouver la paix, l’éternité, le calme, la durée. Un moustique qui bourdonne à ses oreilles, un coup de vent qui le fait frissonner, toute proximité qui l’atteint le convainc de mensonge mais tout lointain reconstruit son rêve, il se redresse à la vue d’une crête de montagne qui s’estompe, il s’embrase de nouveau à la vue d’une fenêtre illuminée. Et il semble parfois connaître l’accomplissement quand il parvient à désamorcer le mouvement même, à métamorphoser le tremblement des feuilles au-dessus de lui en cime, le passage rapide des oiseaux autour de sa tête en migration. Circonscrire ainsi la nature au nom d’images pâlies – c’est la magie noire de la sentimentalité. Mais la faire cristalliser par une nouvelle invocation, c’est le don du poète ».

 (« Mai-Juin 1931 », p.189/190)

 

 

  « Chronique berlinoise »

 

  « Lorsqu’un jour en effet on me proposa de donner à une revue, sous une forme libre, subjective, une série de billets sur tout ce qui me paraissait au jour le jour digne d’intérêt à Berlin – et lorsque j’acceptai -, il apparut tout à coup que ce sujet, qui avait été habitué à rester des années durant à l’arrière-plan, ne se laissait pas si facilement convier près de la rampe ».

 (« Chronique berlinoise », p.267)

 

  Dans la postface de la première édition, Berliner Chronik, publiée en 1970 par Gershom Scholem : « Benjamin écrivit ces notes par morceaux et bien souvent d’une écriture extraordinairement rapide et difficile à lire (…) – Malgré leur caractère fragmentaire, ces notes sont précieuses non seulement pour une compréhension de la personnalité et de la biographie de Benjamin mais aussi pour une appréciation de la complexité de sa production littéraire, de sorte que leur publication devrait enrichir très sensiblement nos connaissances »[11]. Dans Chronique berlinoise, il est question de souvenirs d’enfance, mais sans ce recours à la vérité factuelle ou sans cet accent trop individuel ou familial : « Si j’écris un meilleur allemand que la plupart des écrivains de ma génération, je le dois en grande partie à une seule petite règle que j’observe depuis vingt ans. C’est la suivante : ne jamais utiliser le mot « je », sauf dans les lettres »[12]. Le souvenir d’enfance chez Benjamin se construit en référence à un lieu, il s’agit ici de Berlin et de son rapport avec cette ville. Une très juste analyse de Marie-Claude Gourde : « Cette sensibilité aux lieux qui construisent la mémoire installe un espace de figuration qui coupe le lien direct de l’écriture à l’histoire de sa personnalité et qui en fait donc un simple intermédiaire. C’est justement dans cet espace de figuration que s’installe le vrai discours réflexif de Benjamin (…) Certes, Benjamin utilise le « je » pour faire état de ses souvenirs d’enfance, mais le tout ne constitue pas en soi le récit complet de la vie de cet homme, il n’est question de sa personnalité que par l’entremise de ces lieux qui l’ont, d’une manière ou d’une autre, influencé ». Il ne s’agit non plus d’une « reconstruction synthétique de son enfance mais plutôt l’analyse du détail du souvenir, la traque de l’infime et du minuscule »[13].Les souvenirs, aussi étoffés soient-ils, nous dit Benjamin, ne constituent pas pour autant une autobiographie, car « l’autobiographie a trait au temps, au déroulement et à ce qui fait le continuel écoulement de la vie. Or il est question ici d’espace, de moments, de discontinuité »[14]. « (…) l’œuvre mystérieuse du souvenir – qui est en effet la faculté d’intercaler à l’infini dans ce qui a été – (…) »[15].

  Quand bien même le caractère autobiographique ne peut être occulté, il s’ensuit que Benjamin a recours à des souvenirs d’images et d’évènements, comme il peut également arriver que « faute de souvenirs ou de notes précis, quelques inexactitudes chronologiques se glisseront peut-être dans mes notes »[16].

 

  Exilé depuis 1933, et alors qu’il tente de regagner l’Espagne, il est arrêté à Port-Bou le 25 septembre 1940. Dans la crainte que les autorités espagnoles le livrent à la Gestapo, dans la nuit du 26 septembre 1940, Walter Benjamin se suicide en absorbant une dose mortelle de morphine.

  Il faut préciser que les écrits de benjamin n’ont jamais été publiés de son vivant. Il laisse derrière lui une œuvre assez considérable. L’édition allemande de l’ensemble de ses écrits ne verra le jour que dans les années 70.

  Toujours aux éditions Christian Bourgois viennent de paraître, dans la collection « Titres » : Images de pensée, 3 pièces radiophoniques, Sur le haschisch, et Lumières pour enfants.

  Le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme lui consacre une exposition depuis le 12 octobre 2011 jusqu’au 5 février 2012. (Voir les différents liens ci-dessous) Nathalie Riera, janvier 2012

 

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 Lecture Nathalie Riera_Walter Benjamin_Ecrits autobiographiques.pdf

 

  

 

Pour + d’infos

WALTER BENJAMIN ARCHIVES

Repères chronologiques http://walterbenjaminarchives.mahj.org/reperes-chronologiques.php

Le parcours de l’exposition http://walterbenjaminarchives.mahj.org/visite.php

Galerie photos http://walterbenjaminarchives.mahj.org/visite-galerie.php

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D’autres sites à consulter

GALERIE ALAIN PAIRE

Franz Hessel / Walter Benjamin : Camp des Milles, Marseille et Sanary, derniers jours en France

http://www.galerie-alain-paire.com/index.php?option=com_content&view=article&id=124:franz-hessel-walter-benjamin-camp-des-milles-marseille-sanary-derniers-jours-en-france&catid=7:choses-lues-choses-vues&Itemid=6

LA QUINZAINE LITTERAIRE

http://laquinzaine.wordpress.com/2011/10/28/walter-benjamin-au-complet/

 

 



[1] Ecrits autobiographiques, Christian Bourgois, 2011 [p.8]

[2] Ibid., [p.33]

[3] Ibid., [p.25]

[4] Ibid., [p.28]

[5] Ibid., [p.31/32]

[6] Ibid., « Journal de Wengen », [p.61]

[7] Ibid., « Sur le voyage de l’été 1911 », [p.85]

[8] Ibid., « Mon voyage en Italie Pentecôte 1912 », [p.113]

[9] Ibid., « Mon voyage en Italie Pentecôte 1912 », [p.114]

[10] Ibid., « Mon voyage en Italie Pentecôte 1912 », [p.122]

[11] Ibid., « Notes Docteur Rolf Tiedemann », [p.403]

[12] Ibid., « Chronique berlinoise », [p.267]

[14] Ibid., « Chronique berlinoise », [p.287]

[15] Ibid., « Chronique berlinoise », [p.267]

[16] Ibid., « Mon voyage en Italie Pentecôte 1912 », [p.144]