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20/12/2023

Andrea Zanzotto, Le Galaté au Bois (éd. La Barque, 2023)

Andrea ZANZOTTO

Le Galaté au Bois

Traduction revue & postface 

Philippe Di Meo

[extraits]

AZ.jpg

Andrea Zanzotto

 

 

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  Extraits 

LE GALATÉ AU BOIS

La Barque, 2023

 

 

(INDICES DE GUERRES CIVILES)

 

« Suspendue dans la fièvre                               floue dans la fièvre

            cette bruyère que je n’ai jamais assez tirée

Dans les trous de mémoire                                dans les flux et les poussées

            de la mémoire,                          presque une danse —

            presque floue, bruyère de bruyère,/ en fièvre

Et dans la chimique ténèbre je vais songeant à manier

            l’habile soc        à guider le talent de la roue

Par mille chemins surannée la bruyère               répond              aah non            aah oui

C’est trop avancer impossible rien reculer

(bruyère) (et fleuve dans la ramille légère)          (et des oiseaux) :

            ainsi aux grilles de ramille légère et aux oiseaux

            et aux portails de pur / bois mort

j’appuie le chef comme mimant un repos.

 

Dans le puits de mon corps, corps enseveli,

lié à ses indémontrables puissances

à ses pus à ses vertes / vermineuses réactions avec gêne adéquate

 

avec diligence avec un regard lunetteux, lémure

et renard de cette bruyère n’ayant-véritablement-jamais-existé,

je te fais signe, entre-temps tu m’attends (non ?) —

et comme digne de toute bonne question

sur la tranche azur / virage]                   [sur le stock glacial des choses —

sur la nudité de la grille et du bois —

appuyé — oh soutien —

méditant au pur azur je me consume. »

 

– p.65

 

***

 

(Indices de guerre civile)

 

 

« Parmi les étoiles je ne m’égarerai

qui sur son dos et sur le futur m’apporte

s’effranger de l’hiver

ta non rare non avare oblation le soir

Offertes et reprises un peu plus lointaines pour langues

rassemblées en pépins argentés, d’obscurités en elles-mêmes effondrées, en elles-mêmes

[avec ensevelissement et en-dessous.

Arbres, collusions. Couleurs qui

halètent dans le gris

qui n’est pas rien

qui — avec arbres et étoiles – emmaillote et démaillote toute collusion

donc :

étoiles, pour ainsi dire, ou feux pris au lasso

de l’obscur microscopique

ramassés et relevés

en intime          en ardu,

châtaignes / feux tirées du feu

et devenues les yeux nombreux, déterminés de ton importune

croissance de non-être

et cette brume qui ne couve guère

tant elle est discrétion et ténacité —

qui ne caresse guère,

qui n’endort guère

Trop d’arbres défilés agrafés imbriqués

phyllotaxie qui monte monte et tourbillonne         phyll phyll phyll qui monte

très lente en raison des innombrables lumières

plus qu’esquissées pour des confus pour des chuchoteurs pour des jamais éprouvés

Mais parmi les étoiles je ne m’égarerai, ma vieille friandise.

J’opposerai un état précaire, moi, pire que lune, appuyé au portail.

Appuyé, on le sait. Pour moduler, on le sait. En mort ensorcelée,

en excellente couleur,

en filtre             corde-vocale, spot, Satchmo noir.

Appuyé. Simple. En papille, amygdale, jalon. »

 

– p.67

 

***

 

(VII)

                                   

(Sonnet du sauma au bois et acupuncture)

 

Coup de griffe de subtil tigre, Idéogramme

auquel je confie ma misérable substance,

de yin et yang en la trame tremblant,

cherchant les points où la vie est flamme,

 

tandis que l’aiguille drachmé après drachmé me fouille —

épines ongles lames d’une aimante main —

et propage en moi de méridiennes lignes

yin et yang brisant tout diaphragme.

 

Sous pareille main, sous pareil tigre extrême

comme si par milliers Cupidon en moi s’imprimait,

oui mon trouble soma, oui je me sens moi ;

 

mais ce n’est cependant pas qu’en Toi soient domptés

la lubie, le sophisme, l’enthymème,

et sous ton dard je délire de plus belle.

 

– p.101

 

***

 

 

)(    ( )

 

« Et maintenant je m’engage

je me plonge dans ton or

lune mon unique chef-d’œuvre

 

Bois de toi seule

fleuri lune

horde d’or noire

bois chef-d’œuvre

 

Pupille prompte                         (en vitrine)

et effort prompt

mais la garde est relevée

et tombe d’horizon

en horizon                                (en lamelle de verre)

 

Fleur dont je fleuris toute chose

babiole qui décline

babiole unique chef-d’œuvre »

 

– p.171

 

***

LE GALATE AU BOIS.jpg

© Éditions La Barque

CLIQUER ICI

 

 

29/10/2023

Italo Calvino, un regard jamais à sec - par Nathalie Riera

 CALVINO.jpg

 

italo calvino, UN REGARD JAMAIS À SEC

Une lecture de NATHALIE RIERA

___________________________________

 

calvino

LIGURIES

Traduit de l’italien et présenté par Martin Rueff

Edition bilingue

[Editions nous, 2023]

 

De ma lecture de Liguries d’Italo Calvino (livre composé de 5 textes inédits écrits entre 1945 et 1975 et de 6 poèmes, « Les eaux-fortes de Ligurie », écrits pendant la Résistance), outre le regard précis et lucide de l’écrivain, je retiens que son écriture ne relève pas seulement de son goût à explorer le monde ou à seulement donner forme à ses propres émotions, mais qu’elle est surtout le moyen de faire usage du « juste emploi du langage », celui même qui « permet de s’approcher des choses (présentes ou absentes) avec discrétion, attention et prudence, en respectant ce que les choses (présentes ou absentes) communiquent sans le secours des mots. »[1]

Italo Calvino est connu pour son souci de l’exactitude en littérature, et ce au moyen « d’images visuelles nettes, incisives, mémorables » ou d’« un langage aussi précis que possible ». Ce qu’il attendait de la littérature c’est qu’elle lui soit « la Terre promise où le langage devient ce qu’il devrait être en vérité », à même de pouvoir créer des anticorps contre « la peste langagière » mais contre aussi celle des images véhiculées par les médias, lesquels « ne cessent de transformer en images le monde, le multipliant dans une fantasmagorie de jeux de miroirs ». Chez lui la « recherche de l’exactitude » reposait sur « l’emploi de mots qui rendent compte avec la plus grande précision possible de l’aspect sensible des choses ». On lui connait aussi la pratique des exercices de description et sa reconnaissance pour les poètes Williams Carlos Williams, Marianne Moore, Montale, Ponge, Mallarmé. Avec Liguries, récemment publié aux éditions Nous, c’est le regard éclairé d’un documentariste et en même temps celui d’un écrivain désarmé et dans le désarroi face à un territoire menacé, celui de la Ligurie qui, présente dans beaucoup de ses écrits, lui était particulièrement chère.  

Dans le premier texte « Ligurie maigre et osseuse », Calvino dresse un portrait minutieux de la Ligurie oubliée des paysans : « Différentes de toutes les campagnes qu’on trouve en plaine ou dans les collines, la campagne ligure semble, plus qu’une campagne, une échelle. Une échelle de murs de pierre (les “maisgei”), et d’étroites terrasses cultivées, (les “fasce”), une échelle qui commence au niveau de la mer et grimpe parmi les hauteurs arides jusqu’aux montagnes piémontaises : témoignage d’une lutte séculaire entre une nature avare et un peuple aussi travailleur et tenace qu’il a été abandonné et exploité. »

Avec le Piémont et l’Abruzze, la Ligurie est une des régions qui compte un fort pourcentage de propriétés paysannes. Mais les transformations sociales, économiques et territoriales vont bouleverser progressivement cette civilisation paysanne dès les années 1920 et 1930 et plus fortement encore dans les années 1950 et 1960. Dans Vent largue, l’écrivain Francesco Biamonti, ami d’Italo Calvino, définit ce bouleversement irréversible par une image très significative, celle d’une « Ligurie qui entre dans l’Erèbe »[2]. Cette transformation radicale se traduit par une exploitation du paysan ligure, soumis autant par le capitalisme terrien que le capitalisme industriel, mais aussi par l’exode rural, la désertification des villages, le développement d’une économie touristique et de la spéculation immobilière qui s’y rattache. Mais l’un des points forts reconnu chez le paysan des montagnes ligures c’est la formation de son caractère à force de « lutte continue contre les adversités », souligne Calvino, et parmi elles, la dure période de la Résistance pendant laquelle il a fait montre d’enthousiasme, d’esprit combatif, de solidarité et de désintérêt. Les Casteluzzi, ainsi nommés les habitants de Castelvittorio, village « confiné sur une hauteur de la Val Nervia », sont décrits par Calvino comme de grands travailleurs et grands chasseurs qui « se rendirent célèbres par l’acharnement avec lequel ils défendirent leur village à chaque fois que les Allemands ou les fascistes tentèrent de le conquérir. Castelvittorio compta plus de soixante morts pendant les vingt mois que dura le combat, la plupart des maisons furent incendiées par les Allemands, mais le nombre des Allemands morts sous les coups de quatre-vingt-onze vieux chasseurs de sangliers fut plus élevé encore. […] Dans l’histoire de ces vallées, la guérilla des brigades Garibaldi restera comme leur épopée […]. » Les populations des régions de la Ligurie, ruinées par la guerre, et parce que le fascisme leur interdit l’expatriation, seront alors vouées à une émigration vers les villes proches de la Riviera italienne. Là-dessus, Calvino s’interroge : « Un progrès pour la vie et la production des populations de l’arrière-pays ligure est-il envisageable ou ces populations sont-elles vouées à l’émigration ou à la disparition ? »

Nous sommes en 1972 quand l’idée d’une zone protégée dans la province d’Imperia (à l’intérieur des terres de Vintimille et de Sanremo) est à l’étude. Les premières investigations autour d’un projet de « Parc naturel » dans les Alpes Ligures démarrent en 1980, mais il faut attendre 1997 pour parvenir à un accord minimal et 2007 pour un accord sanctionné à l’unanimité. Le Parc Naturel Régional des Alpes Ligures est réparti sur trois vallées (Nervia, Argentina et Arroscia). Sur la question du devenir de la Ligurie et de son espace rural, je renvoie à la lecture d’un article de Françoise Lieberherr[3], pour son analyse juste et pertinente sur l’opposition des autochtones à ce projet, du fait que celui-ci a surtout été « conçu par des urbains, pour des urbains ». Lieberherr souligne l’existence d’une « domination du discours urbain sur le rural »[4]. Face à l’expansionnisme technologique sur l’environnement, écrit-elle, mais aussi « la consommation accrue d’espace, le gaspillage d’énergie, la destruction irréversible des sites et des ressources, les urbains se préoccupent de la protection du territoire, encore peu technicisé, et demandent sa conservation. » On imagine alors fort bien les types de projets qui vont s’élaborer en réponse à ce besoin de protection. Lieberherr évoque entre autres « les stratégies protectionnistes ou productivistes de l’espace ». La question du maintien de la paysannerie est également posée, la composante du tourisme agissant davantage comme élément complémentaire plutôt que concurrentiel ! Si Lieberherr n’hésite pas à soulever des « contrastes écologiques », à ceux-ci, écrit-elle, s’ajoutent des « contrastes sociologiques révélateurs » : « en 1979 dans l’aire du parc, 82 % des habitants concernés résident sur la côte, alors que 85 % du territoire se situent dans la zone périphérique de l’arrière-pays […] le parc naturel localisé dans l’arrière-pays est créé pour répondre aux besoins de la population côtière. » Toujours d’après Lieberherr, il est à noter qu’« en 1861, presque les trois-quarts des habitants résidaient dans l’arrière-pays, et les bourgs des vallées étaient plus importants que les villes côtières. Le mode de vie s’articulait sur une économie à prépondérance agricole autarcique. » Mais dans l’après-guerre, face au développement du tourisme de masse, le décor n’est plus le même. Les pôles d’attraction se jouent désormais sur la frange côtière, avec une extension de l’urbanisation, source d’accélération économique, peut-on lire, mais aussi de « dévitalisation parallèle de l’arrière-pays ». Dans l’exemple de la culture de l’huile en Italie, pays depuis longtemps ruiné par la floriculture estimée plus rentable, Calvino dénonce déjà à son époque que : « la production ligure fondée sur le système de moulins rudimentaires privés sera supplantée par l’affluence des huiles espagnoles et tunisiennes. Les oliveraies seront de nouveau abandonnées ou vendues pour faire du bois. » Autre ennemi pointé du doigt, et peut-être le pire, est la rareté de l’eau dans les campagnes ligures : « Pour les cultures florales, l’eau se trouve canalisée dans des tuyaux et conservée dans des bassins de ciment. Il ne serait pas très difficile de faire venir des cours d’eau des montagnes, de construire de nouveaux aqueducs, des bassins artificiels, des structures de soulèvement : il ne serait pas très difficile de faire de la Ligurie une zone agricole florissante. Mais les revenus des maisons de jeu et des grands hôtels servent à construire des funiculaires, des terrains de golf, des établissements de bain, servent à enrichir davantage les propriétaires des maisons de jeu et des grands hôtels. » Pour Calvino, il revient donc au paysan de continuer « sa lutte vaine et solitaire à coups de bêche » !

Parce que l’Italie est un pays qui figure parmi mes tropismes géographiques, un article de Frédéric Fogacci[5] va retenir mon attention, et ce afin de mieux appréhender cette « Ligurie maigre et osseuse » décrite par Calvino.

En Italie, la création de l’Etat-Nation s’est opérée par unification progressive. Lente mise en place de la construction de la nation italienne, lente adhésion à l’autorité d’un Etat centralisé et surtout lent développement d’une conscience politique nationale, notamment dans la paysannerie italienne la plus pauvre, soumise à une double exclusion à la fois économique et politique. Le monde rural, assurément opposé au pouvoir central, est perçu par l’élite bourgeoise comme un obstacle au projet national, le définissant comme un espace marginal anti-unitaire. Mais ce sont principalement dans les régions du nord de l’Italie que se tiendront plusieurs mobilisations paysannes et manifestations ouvrières, génératrices d’un ensemble de mouvements influents, comme Les Ligues de Résistance (peu après 1870, dans la vallée du Pô notamment), ou encore le mouvement hétérogène de La Boje ! (1884-1885), rassemblant des journaliers agricoles, des métayers et des petits propriétaires terriens, mais également l’insurrection du Bienno Rosso, deux années rouges qui suivront la Première Guerre mondiale (de 1919 à 1920), sans oublier la création de l’organisation syndicale paysanne italienne, la Federterra (en 1901). Il commence à se faire entendre dans la sphère rurale un discours contestataire anti-monarchiste, nourri des idées socialistes et catholiques, mais non sans le risque d’un embrigadement au sein des partis fascistes. Frédéric Fogacci précise que durant les grèves de 1901, « le taux de syndicalisation des grévistes est, fait assez rare, plus important chez les ruraux que dans le monde industriel (en 1902, environ 71% des grévistes dans le monde rural agissent sous la direction d’une organisation syndicale) […] Ce n’est qu’après 1906 que la Federterra […] se mue en organisation rénovatrice du monde paysan. » Supprimée par le gouvernement Mussolini, la fédération se réorganisera à Bari en 1944 sous le nom de Nuova Federterra.

***

Ces textes précieux d’Italo Calvino, rassemblés ici sous le titre de Liguries, ne souffrent d’aucun anachronisme, mais nous éclairent plutôt sur une réalité plus que jamais criante de vérité, avec la promesse d’une immersion historique et sociologique dans la Riviera du Ponant, et ses villes comme Sanremo, Savone et Gênes.

Baptisée « ville de l’or », Sanremo va participer à la construction intellectuelle de Calvino comme elle va conditionner sa vision du monde et sa poétique littéraire. Le Sanremo de l’écrivain, c’est la route de San Giovanni qui mène à la maison familiale la Villa Meridiana ; c’est aussi l’ancien quartier de la Pigna avec son empilement labyrinthique de ruelles, les volets verts de ses maisons « recroquevillées comme des artichauts, ou comme des pignes de pin », mais il y a aussi le Sanremo devenu « ville de grand tourisme » dès 1905, où toute « la fine fleur de la bourgeoisie internationale » y régnait, pendant que les pauvres grouillaient dans la Pigna, « à quelques pas du casino où l’on joue avec de l’or », la Pigna « toujours plus vieille et toujours plus sale, avec les étables au rez-de-chaussée, sans égouts, sans toilettes, avec le chariot qui passe le matin pour renverser les pots de la nuit. » L’écrivain ne peut que se désoler à chaque fois de ce triste tableau du monde aux « contradictions les plus stridentes » !

Une des autres réalités vécues par l’écrivain sera sa première formation partisane à la Résistance armée, avec son rattachement à la 2ème Division d’assaut Garibaldi « Felice Cascione ». Après l’Armisitice du 8 septembre 1943, Italo Calvino prend part à la bataille de Bajardo le 17 mars 1945. Le village de Bajardo, dans la province d’Imperia, devient un bastion de la Résistance partisane pour beaucoup de jeunes qui refusent de se laisser enrôler par la République de Saló connue pour être sous influence nazie.

Une présentation des Liguries d’Italo Calvino est signée Martin Rueff avec un très beau texte, Du fond de l’opaque j’écris. À propos de « l’œil vivant » que Calvino-reporter a exercé, notamment dans plusieurs de ses textes rassemblés dans Descriptions et reportages, ces mots du traducteur : « Calvino est un observateur d’une rigueur extrême qu’on ose dire impeccable et même implacable ; il excelle à décrire la nature, les étendues, les reliefs, les couleurs et les atmosphères d’un lieu. Il sait, comme Pavese et comme Pasolini, mais différemment d’eux aussi, inscrire les hommes dans une terre et une terre dans des visages et leurs destins. »

 

Octobre 2023

 

[1] Pour cette introduction, je ne pouvais passer à côté de l’une des 6 conférences d’Italo Calvino, « Exactitude » de Leçons américaines et dont les citations sont issues.

[2] « C’est la civilisation de l’olivier. Une civilisation magnifique. Il y a deux mille ans, les Grecs nous apprirent à greffer l’olivier sur le chêne vert. Aujourd’hui, après deux mille ans, cette civilisation est morte et ses communautés sont mortes avec elle. C’était une société très douce. Quiconque pouvait bien y vivre avec un peu plus de cinq cents oliviers. Maintenant, cela n’est plus possible : les oliveraies restantes sont presque toutes abandonnées, les gens d’aujourd’hui sont seuls, dénaturés. On survit avec les floricultures, les serres ont remplacé les oliveraies et les plus malchanceux sont obligés d’être serveurs à Monaco. La civilisation de l’olivier est morte, mais aucune autre ne l’a remplacée. », Vent largue, éd. Verdier, 1993.

[3] « L’espace rural, ultime “colonie” des pays développés ? paru dans Revue de géographie alpine, tome 71, n°2, 1983.

[4] https://www.persee.fr/doc/rga_0035-1121_1983_num_71_2_2527

[5] « La politisation des campagnes italiennes : enjeux et bilan » : https://www.cairn.info/revue-parlements1-2006-1-page-91.htm

 

 

 

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02/08/2023

Mia Lecomte - Poèmes choisis et traduits par Silvia Guzzi

MIA LECOMTE

INTIMITÉS

 

Poèmes choisis & traduits par Silvia Guzzi 

 

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Mia Lecomte;Silvia Guzzi

Mia Lecomte © Photo Carlo Accerboni

 

Petite partition

 

I

 

Les choses telles qu’elles nous entourent existent

parfois si peu que les posséder

signifie y renoncer nous en jouissons

justement par leur peu d’existence

par la modestie le vide qui s’ensuit

un intervalle entier que l’on voudrait

où ne rien dire n’est jamais superflu 

les choses telles qu’elles nous accompagnent

n’existent jamais tout à fait c’est justement

pour ça que nous les faisons nôtres

pour ça qu’elles s’y refusent encore

qu’elles essayent d’exister se laissent fondre

 

II

 

Ce que les choses aiment de nous

elles le savent toujours dans leur solitude

elles se le répètent quand et comment

le jour sa lumière en canon

d’une heure à l’autre pour chaque geste

revécu à leurs côtés chaque habitude

– Si tu savais le peu de paix

elles parlent de notre capacité à avoir

– combien le mode de la perte est prévisible

Elles se l’avouent presque sans y croire et

puis elles l’oublient d’une heure

à l’autre en se répétant toujours quand

nous ne les entendons plus

 

III

 

Les choses confinées dans les tiroirs

n’essayent plus de nous rejoindre elles restent

immobiles toutes là dans ces tiroirs

qui ne glissent que dans un sens

qui les enferment chaque jour de l’année

d’où en principe elles veulent sortir

elles arrivent à bouger dans les tiroirs

à attendre aussi mais ensuite elles se figent

sans nous rejoindre enfermées là-dedans

sans regret elles restent toutes

en ordre sans nous

 

IV

 

Avant que nous quittions la pièce les choses

commencent déjà à s’en aller

elles se raidissent dépourvues de genre

une à une elles reprennent tout

d’elles-mêmes sans un regret

elles se font inutiles sans crainte

de ne pas insister elles vont précises

droites là-dehors une à une

elles nous font sortir un peu à la fois

sans heurts morceau après morceau jusqu’à ce que

de nous plus rien ne reste

 

 

Partiturina

 

 

I

 

Le cose come ci circondano esistono

a volte così poco che possederle

significa sottrarsi ne approfittiamo

proprio per quel poco essere

per la modestia il vuoto che consegue

un intervallo intero che vorremmo

dove il non dire non è mai superfluo

le cose come ci accompagnano

non esistono mai del tutto proprio

per questo le facciamo nostre

per questo ancora non ce lo permettono

provano a esistere si lasciano svanire

 

II

 

Quello che le cose amano di noi

lo sanno sempre nel restare sole

se lo ripetono come e quando

il giorno quella sua luce a canone

da un’ora all’altra per ogni gesto

ritrascorso accanto ogni abitudine

– Non puoi capire quanta poca pace

parlano della nostra capacità di avere

– quanto è scontato il modo della perdita

Se lo confessano quasi senza crederci e

poi se ne dimenticano da un’ora

all’altra sempre a ripetersi quando

non le sentiamo più

 

III

 

Le cose rinchiuse nei cassetti

non provano più a raggiungerci restano

ferme tutte lì dentro in quei cassetti

che scorrono per un unico verso

a chiuderle ogni giorno dell’anno

da dove in principio vogliono uscire

riescono a muoversi dentro i cassetti

anche aspettare ma poi si fermano

senza raggiungerci chiuse lì dentro

senza rimpianto restano tutte

in ordine senza di noi

 

IV

 

Prima che usciamo dalla stanza le cose

cominciano già ad andarsene

si fanno rigide prive di genere

ad una ad una riprendono tutto

di loro stesse senza un rimpianto

si fanno inutili senza paura

di non insistere vanno precise

dritte là fuori ad una ad una

ci fanno uscire poco per volta

senza dolore in brani singoli finché

di noi non rimane più niente

 

Extrait de Intanto il tempo, 2012

 

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Passionnée

 

Le poisson rouge grandit en proportion du bocal

il prend forme dans une géométrie de pulsions

retenue exactement dans l’idée de ses limites

une empreinte circonscrite dans un moule de sang

conscient du plaisir exigu des espaces

qui inonde attentif jusqu’au point où son toucher

se traduit en un baiser tout d’écailles brûlantes

une étreinte d’un muet tendant au carmin

 

le poisson est froid il a froid

il plonge refait surface dans sa circularité intransigeante

dans le destin d’un ailleurs réadapté chaque fois au millimètre

il tremble immobile en deçà de l’élan le plus saturé il conclut

ce qui dépasse se transcolore ce qui lui appartient se dissipe

mais n’a rien à voir avec son rouge à lui

 

 

Appassionata

 

 

Il pesce rosso cresce in proporzione alla vasca

viene configurandosi in una geometria di pulsioni

trattenuta esattamente nell’idea dei suoi limiti

un’impronta circoscritta in uno stampo di sangue

consapevole del piacere angusto degli spazi

che allaga vigile fino al punto in cui il suo tocco

si traducesse in un bacio tutto squame roventi

un amplesso di un muto tendente al carminio

 

il pesce è freddo ha freddo

sprofonda riaffiora nella sua circolarità intransigente

nel destino di un altrove riadattato ogni volta al millimetro

freme saldo al di qua dello slancio più saturo conclude

quel che eccede trascolora si disperde quel che è suo

ma non ha niente a che fare col suo rosso

 

Extrait de Al museo delle relazioni interrotte, 2016

 

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Intimité

 

La fille aînée a parlé avec le diable ce matin

dans la chambre rose pâle renversée dans le soleil il

s’est présenté à elle du dedans et lui a dit de sa

propre voix que le très saint est le dieu des perdants

alors qu’un pacte efficace garantit la victoire suprême

la certitude du plaisir pour toujours en l’absence d’éternité

 

la cadette dans son lit rêvait entretemps d’un vampire

et même d’un monstre tricéphale et de fantômes

qui jouaient tous aux dés sur le drap de marbre

ils se vantaient de leur toilette ils lui expliquaient

les morts vivants et d’autres questions simples de sexe

 

appuyée à l’idée d’elle-même la mère décousait les volants

de son jour parfait elle le remplissait de boucles au hasard

de boutons de plusieurs tailles elle se rappelait que ce jour-là

elle avait aimé un lycanthrope et qu’il l’avait dénudée jusqu’au

point où un reprisage d’argent brille encore

 

 

Intimità

 

 

La figlia maggiore stamani ha parlato col diavolo

nella stanza rosa pallido rovesciata nel sole lui

le si è presentato da dentro e le ha detto con la sua

propria voce che il santissimo è l’iddio dei perdenti

mentre un patto efficace assicura la vittoria suprema

la certezza del piacere per sempre in assenza d’eterno

 

la minore nel suo letto sognava intanto un vampiro

e anche un mostro tricefalo ed alcuni fantasmi

che giocavano tutti a dadi sul lenzuolo di marmo

si facevano belli della loro toilette le spiegavano

dei morti viventi e d’altre semplici questioni di sesso

 

poggiata all’idea di se stessa la madre scuciva le balze

del suo giorno perfetto lo riempiva di asole a caso

bottoni di più dimensioni ricordava che quel giorno

aveva amato un licantropo lui l’aveva spogliata fino

al punto dove luccica ancora un rammendo d’argento

 

Extrait de Al museo delle relazioni interrotte, 2016

 

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Seuils

 

Le premier mari a eu peur de la poussière

il la sentait passer dans la chambre

s’arrêter sous le lit où il dormait

se faire danger

Quand le deuxième arriva la poussière

s’était déjà accumulée dans les coins les plus sombres

il suffit de peu et la chambre en sera mouillée

plus que l’eau indivisible

Le troisième mari le quatrième

dirent poussière le besoin de négliger

fidèles à une certaine idée de brillance

ils s’entourèrent de bibelots transparents

Le cinquième le sixième le septième puis tous les autres

maris en ordre d’indifférence

du premier au dernier un seul

lui de côte et de désir

Et toujours elle qui crie fort

syllabe par syllabe

poussière à la poussière tu étais et tu seras

qui a été avant nous que je redeviendrai après

 

 

Soglie

 

 

Il primo marito ha avuto paura della polvere

la sentiva passare nella stanza

fermarsi sotto il letto dov’era coricato

farsi pericolo

Arrivò il secondo che la polvere

già si era accumulata negli angoli più bui

basta poco e la stanza ne sarà bagnata

più che l’acqua indivisibile

Il terzo marito il quarto

dissero polvere la necessità di trascurare

fedeli a una certa idea di lucentezza

si circondarono di ninnoli trasparenti

Il quinto il sesto il settimo poi quegli altri

mariti in ordine di indifferenza

dal primo all’ultimo un solo

lui per costola e desiderio

Intanto lei che grida forte

sillaba per sillaba

polvere alla polvere eri e sarai

che fu prima di noi ritornerò poi

 

Extrait de Lettere da dove, 2022

 

 

 

 

Ph-ML-Carnets-1.JPG

 

Ph-ML-Carnets-2.JPG

 

© Photos Mia Lecomte

 

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| BIO-BIBLIOGRAPHIE :

 

Mia Lecomte (Milan, 1966) est une poétesse et écrivaine italienne d’origine française. Parmi ses dernières publications, on citera les recueils de poésie Al museo delle relazioni interrotte (2016) et Lettere da dove (2022), de nouvelles Cronache da un’impossibilità (2015) et de contes pour enfants Gli spaesati / Les dépaysés (2019). Ses poèmes ont été traduits dans plusieurs langues et ont paru en Italie et à l’étranger dans de nombreuses revues littéraires et anthologies. En 2012, l’éditeur canadien Guernica en a publié une sélection sous le titre For the Maintenance of Landscape, tandis que les recueils Là où tu as ton corps (Prix Khoury Ghata 2021) et Nuda proprietate ont été publiés en 2020. En 2009, elle a créé la Compagnia delle poete, un groupe théâtral de poétesses étrangères italophones dont elle-même fait partie. Elle est traductrice du français et critique littéraire dans le domaine de la littérature transnationale italophone et, tout particulièrement, de la poésie. On lui doit l’essai Di un poetico altrove. Poesia transnazionale italofona (1960-2016) (2018) et la direction de plusieurs anthologies. Elle est rédactrice du semestriel de poésie comparée Semicerchio et de la revue franco-anglaise La traductière et elle collabore à l’édition italienne du Monde Diplomatique. Elle fait partie des membres fondateurs de l’Agence littéraire transnationale Linguafranca, qui a vu le jour en 2017.

 

Silvia Guzzi est traductrice de l’italien, de l’anglais et de l’espagnol. Elle traduit des poètes contemporains, dont la plupart sont encore inédits en France, pour des revues, des blogs et des livres d’art. Elle a récemment traduit la correspondance de L. M. Alcott, Nos têtes audacieuses. Lettres de la créatrice des sœurs March, pour les éditions L’Orma (2022), et les témoignages de survivants au génocide arménien, Paroles d’enfants arméniens 1915-1922 de S. Orfalian, pour Gallimard (2021). Son blog : Traductions.it.

 

 

 

27/04/2021

Une lecture de "Siascia - Portrait sur mesure"

Nathalie Riera

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[Leonardo Sciascia. Une « expérience d’écrivain en province »]

 

 

 

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Leonardo Sciascia | Editions Nous, 2021

 

 

 

Leonardo Sciascia (1921-1989) ne saurait être vu sous le prisme réducteur d’un écrivain provincial, mais bel et bien un écrivain enraciné dans sa Sicile natale jamais quittée, ou si peu, la Sicile soufrière – l’écrivain est fils et petit-fils de mineurs de souffre –, précisément Racalmuto, dans la province d’Agrigente, sur la côte sud-ouest. Autre lieu tout aussi mémorable dès la plus tendre enfance, loin de « l’âcre exhalaison du soufre en combustion », celui du lieu-dit La Noix, où Sciascia passera ses plus belles vacances ; un lieu de villégiature mais aussi de prédilection pour l’écriture, « tous mes livres ont été écrits dans ce lieu », livres que l’écrivain estime « consubstantiels : aux paysages, aux gens, aux souvenirs, aux affections. » Sur la question de son profond enracinement en province, à l’occasion d’un entretien, il répondra qu’« il est tout à fait de bon sens que l’écrivain vive dans l’environnement humain qu’il connaît le mieux, qu’il donne témoignage d’une réalité à laquelle il est lié par le sentiment, la langue, les habitudes, et dont aucun mouvement, aucun pli, aucune nuance ne lui échappe. »

Sciascia, « une des figures centrales de la littérature “engagée” en Italie – et l’une de ses voix polémiques les plus lucides et précieuses », peut-on lire sur la quatrième de couverture du tout récent Portrait sur mesure paru aux éditions Nous. La traduction des textes et la présentation de l’ensemble assurées par Frédéric Lefebvre, l’ouvrage rassemble un bouquet d’articles et d’essais, dont la plupart ont été écrits pour le journal L’Ora. Si certains textes relèvent de l’autobiographie, d’autres ont particulièrement trait à la Sicile, à son histoire, à ses traditions religieuses, à son immanquable mafia – sujet dont Sciascia a consacré une série de textes, tout en soulignant la complexité du phénomène. Il faut savoir que l’île aura été marquée par plusieurs événements insurrectionnels depuis le XIIIe siècle jusqu’à l’unification italienne (le Risorgimento en 1861), où aurait émergé la mafia.

Avec son texte « La grande soif », écrit à l’occasion du film documentaire de Massimo Mida, l’écrivain rend compte de cette Sicile devenue aride, en proie à la technique et au rêve de l’industrialisation : « L’île a tellement de problèmes. Mais ils sont presque tous liés au problème de l’eau. L’eau disputée jusqu’à la violence et au crime. L’eau qui se perd dans les méandres de la bureaucratie et de la mafia. » … « Le manque complet d’eau a presque vidé de ses habitants le village de Capparini… » … « Licata est la ville la plus assoiffée d’Italie » … « L’eau manque parfois jusqu’à 30 jours de suite. » … « Et voici Palerme, une ville qui était suffisamment approvisionnée […] par l’aqueduc de Scillato et qui manque aujourd’hui terriblement d’eau, en particulier dans les quartiers populaires. » … « Le peu d’eau qui existe est hypothéqué par la spéculation, la violence, le jeu profitable de la revente. Un bien public parmi les plus indispensables est soumis à l’abus, à l’affairisme, au caprice, à la mafia […] ».

En 2003, l’île continue encore à pâtir de cette pénurie, « pénurie d’eau chronique » relate l’hebdomadaire italien L’Espresso, célèbre pour ses enquêtes et ses dossiers sur les scandales économiques et politiques. « Une situation qui profite aux “porteurs d’eau” comme à Cosa Nostra. » Insuffisance des réserves d’eau pour lutter contre les incendies, c’est souvent qu’on laisse alors brûler les forêts ! En 2005, une vaste campagne de sensibilisation a été lancée, avec pour slogan emblématique Chi ama la vita, non spreca l’acqua (qui aime la vie, ne gaspille pas l’eau). Prise de conscience des habitants sur les problèmes de leur environnement ? Certainement, car depuis ces cinquante dernières années diverses réflexions et actions sont menées, en partie par les mouvements écologistes et les associations syndicales, l’opinion publique se montrant de plus en plus soucieuse des enjeux environnementaux. Mais tout comme Leonardo Sciascia ne faut-il pas s’interroger plus justement sur le « système social sicilien »[1] et ses dysfonctionnements, ainsi que sur l’impuissance des pouvoirs publics, et tenir compte également des mutations culturelles, économiques et sociales.

Parmi les autres sujets de Portrait sur mesure, dans « Le Sicilien Ibn Hamdis », si Sciascia revendique d’être Sicilien, il ne supporte guère ce stupide distinguo qui sépare la Sicile de l’Italie, cette démarcation entre être Sicilien et être Italien, « nous sommes des italiens d’une île qui a une histoire en partie différente de celle de la péninsule italienne ». De surcroît, Sciascia a toujours été soucieux de l’apport de la civilisation des Grecs et des Arabes en Sicile. La Sicile au Moyen Âge sous la domination musulmane est un fait civilisationnel qui tient à cœur l’écrivain, nous rappelant qu’au temps de l’Antiquité « les Grecs ont été comme chez eux en Sicile […] et de même, plus tard, les Arabes ([…] Et les Grecs et les Arabes […] sont encore dans le sang et dans les pensées des Siciliens. » Racalmuto vient de l'arabe Rahl al-mudd.

Hommage est aussi rendu au géographe et cartographe marocain Al Idrissi qui s’installe à Palerme où il rejoint la cour du souverain normand Roger II de Sicile, pour lequel il va travailler sur la réalisation d’un ouvrage connu sous le nom de Livre de Roger. L’ouvrage, composé de plus de 70 cartes qui représentent le monde, est reconnu selon Sciassia comme « une des œuvres géographiques les plus scrupuleuses et relativement fiables du Moyen Âge, et peut-être la plus aboutie ».

Autre moment clé de Portrait sur mesure, celui du texte « Un aveugle demande la lumière électrique », écrit à la suite d’un congrès qui s’est tenu sur trois journées en avril 1960 à Palma di Montechiaro, sous la direction du sociologue militant Danilo Dolci ; un évènement de toute importance, essentiellement centré « sur les conditions de vie et de santé dans les zones sous-développées de la Sicile occidentale ». Parmi les communications du congrès, Sciascia souligne celles de l’écrivain Carlo Levi, du professeur Ettore Biocca, du sénateur Simone Gatto… tous mobilisés, « parmi les paysans et les mineurs de soufre de Palma », à prendre fait et cause contre les conditions hygiéniques et sanitaires des plus déplorables. Sciascia retranscrit l’enquête du professeur Silvio Pampiglione qu’il juge comme « la plus importante contribution de la science médicale aux travaux du congrès ». À la même époque, Robert Guillain[2], dans son article paru dans le journal Le Monde, avait comparé Palma di Montechiaro à la Chine d’avant Mao Tse-Toung.

Palma di Montechiaro, c’est aussi la ville du Prince de Lampédusa, Giuseppe Tomasi, celui qui dans son célèbre roman Le Guépard, publié à titre posthume, dépeint en observateur avisé la Sicile des années 1860. Le livre est jugé par Sciascia comme « une sorte de 18 avril 1948 », une date en référence à la victoire de la Démocratie Chrétienne lors des premières élections générales de la jeune République italienne. Le Guépard « marque la fin du néo-réalisme, de cette littérature d’opposition, et la victoire de valeurs purement littéraires sur des valeurs idéologiques et d’opposition, auxquelles nous croyons que l’art de notre temps est voué, en particulier dans la situation actuelle de l’Italie : c’est pourquoi il représenterait la fin d’un pacte, hérité de l’histoire, entre les intellectuels et les classes populaires. »

Le néo-réalisme italien, né dès la fin du fascisme, est « une façon nouvelle d’intégrer la réalité dans l’art », « est donc la forme de l’opposition dans l’art ». Ce phénomène d’avant-garde culturelle est fortement ressenti par les artistes et les écrivains de l’époque. Sciascia écrit à ce propos : « En 1945, à la libération de l’Italie, une nouvelle génération d’écrivains eut la révélation de ce que l’Italie était en vérité : pas seulement un pays blessé par vingt ans de dictature puis dévasté par une guerre, mais un pays de pauvres trop pauvres et de riches trop riches, un pays de malins trop malins, d’hypocrites trop hypocrites ; un pays d’analphabètes, de conformistes, de soit-disant hommes d’ordre ; un pays arriéré techniquement et moralement, tenu à l’écart des grands courants de la pensée humaine et du progrès civil. Un pays qui déjà avec Francesco Crispi, un homme d’État qui venait d’un bourg comme Ribera, où on comptait alors plus de morts de la malaria que de fraises ; qui déjà avec Francesco Crispi avait entamé ses aventures coloniales coûteuses et tragiques, en laissant derrière lui les problèmes de l’Italie du sud, bien plus urgents et pesants. Cette Italie qui se cachait et se cache encore derrière les écrans de fumée de la rhétorique ; cette Italie que les imbéciles et les fourbes s’efforcent encore de cacher (et à ce propos : quand une alliance se forme entre les imbéciles et les fourbes, faites bien attention que le fascisme est aux portes). Cette Italie, les jeunes écrivains et artistes voulurent la porter à la conscience de la nation, avec toutes les souffrances, les misères, les injustices, les aveuglements dont elle était prisonnière. »

« Découvrir ou redécouvrir Sciascia » finalise le recueil Portrait sur mesure, en retraçant le parcours d’un écrivain qui, après la mort de Pasolini, est devenu « un des intellectuels les plus observés en Italie. »

 

© Nathalie Riera

Les Carnets d’Eucharis, 26 avril 2021.

 

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[1] « L'aggravation des problèmes d'environnement dans les pays méditerranéens : l'exemple de la Sicile » par Gérard Hugonie, Sedes, Paris – L’information géographique n°5, 1999. https://www.persee.fr/doc/ingeo_0020-0093_1999_num_63_5_2667

[2] « Palma di Montechiaro, ou la ville pourrie » par Robert Guillain, Le Monde, 15 septembre 1960.

https://www.lemonde.fr/archives/article/1960/09/15/iii-palma-di-montechiaro-ou-la-ville-pourrie_2107444_1819218.html

 

20/03/2020

Compagnia delle Poete - LA MAISON DEHORS / LA CASA FUORI

Compagnia delle poete

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LA MAISON DEHORS/LA CASA FUORI

 

 

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Traduction Jean-Charles Vegliante

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pour LIRE le texte :

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[BIO-BIBLIOGRAPHIE]

La Compagnia delle poete [www.compagniadellepoete.com] est née en été 2009 à l’initiative de Mia Lecomte. Elle se compose de femmes poètes étrangères unies par la commune italophonie –  Prisca Agustoni, Cristina Ali Farah, Anna Belozorovitch, Livia Bazu, Laure Cambau, Adriana Langtry, Mia Lecomte, Sarah Zuhra Lukanic, Vera Lucia de Oliveira, Helene Paraskeva, Brenda Porster, Begonya Pozo, Barbara Pumhösel, Francisca Paz Rojas, Candelaria Romero, Barbara Serdakowski, Jacqueline Spaccini, Eva Taylor – chacune avec une histoire individuelle particulière de migration, accompagnée d'autres artistes ayant travaillé dans un cadre international avec des expériences différentes. L'idée est celle d'une sorte d'"orchestre" harmonisant la poésie de chaque poète : elle s'imprègne de l'influence des diverses traditions linguistiques et culturelles à l'intérieur de spectacles où la parole est soutenue et développée par la multiplicité des langages artistiques. Étape après étape, et suivant une structure "modulaire", la formule de base sur laquelle est bâti tout spectacle de la Compagnie, se modifie et s'adapte vis-à-vis des diverses situations de performance ainsi que des différentes poètes sur le plateau. Le but est de ramener la poésie vers le grand public, en lui restituant sa fonction primitive d'oralité partagée ; mais c'est aussi donner la voix à l'écriture transnationale, la vraie avant-garde littéraire de ce siècle. La Compagnie, objet d’études et de thèses universitaires, est souvent invitée à participer à des séminaires et à des colloques académiques et littéraires, en Italie et à l'Étranger, autour de transferts plurilingues entre les littératures. Elle s'occupe également de projets collectifs de traduction de poésie contemporaine, tels que la rubrique du magazine du festival Babel Specimen*.

* http://www.specimen.press/articles/compagnia-delle-poete-translates-antonella-anedda/.

 

23/11/2016

Andrea Zanzotto (extrait de "Idiome")

 

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 | © Andrea Zanzotto Photo : Undo.Net | © Pier Paolo Pasolini

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Idiome

[extrait]

 

 

Librairie José Corti, 2006

© Andrea Zanzotto pour le texte italien

Édité en Italie par Arnoldo Mondadori editore, Milano.

© José Corti pour le texte français.

Selected poems
Traduit de l’italien, du dialecte haut-trévisan (Vénétie) et présenté

par Philippe Di Meo    

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José Corti ICI

 

Notice bio&bibliographique

Andrea ZANZOTTO (1921-2011), natif de Pieve di Soligo, dans la région de Venise. Il est un des poètes les plus considérables de la deuxième moitié du XXème. En 1950, le Prix San Babila lui est décerné par un jury où siègent Giuseppe Ungaretti, Salvatore Quasimodo et Eugenio Montale.

 

 

EXTRAIT

 

en souvenir de Pasolini

 

 

Allant à l’école, dans le train,

entre Sacile et Conegliano

tu mangeais ton morceau de pain ;

je n’étais pas bien loin,

mais en ces temps-là, dix kilomètres étaient une immensité.

C’est pourquoi en ce temps-là,

deux garçons ne se sont jamais rencontrés.

Mais quand donc aurions-nous pu

nous trouver sous le même abri

d’une petite gare en plein champ

avec sa petite cloche qui fait ding, ding, ding

pour nous dire combien profond est le ciel clair –

            et, entre temps, heures, journées et saisons

            avec l’ombre qui écrit s’en vont,

            par les vitres, murets, prés et maisons,

            par les haies et partout dans les lieux écartés,

            racines et gribouillis ?

Mais quand donc, avant qu’arrive le train,

aurions-nous eu le temps

d’échanger deux ou trois mots,

les seuls qu’il peut donner sur cette terre

pour que nous nous connaissions un peu, un peu mais vraiment ?

 

            Plus tard, nous nous sommes parlés, nous nous sommes lus ;

            parfois, nous nous sommes querellés ou nous nous sommes tus,

            la vie nous a poussées sous des horions

            et des traquenards différents,

            moi, immobile, barbouillé de mes vers,

            toi partout avec ta passion pour tout ;

            mais il y avait pourtant un fil pour toujours nous lier :

            de ce qui importe, nous avions la même idée.

 

Je t’attendais ici, en haut où, encore,

avec leurs scintillements soupirent les alba pratalia

mais toujours plus pourris par en dessous et en dessus ;

toi, tu t’es porté avec courage

là où l’Italie délire davantage.

            Ah, pardonne-moi, si maintenant je ne sais te donner

            autre chose sinon ce marmottement, d’un vieil homme désormais…

 

            C’est seulement un pauvre effort, un tremblement,

            pour recoudre, et d’une certaine façon relier

            – un moment seulement, pour te saluer –,

            ce qu’ils ont fait de tes os, de ton cœur.

 

……………………………………………………………………… (pp.117/118)

 

 

 

 | © JOSE CORTI, 2006

 

 

Sacile (Frioul), Conegliano (Vénétie) : villes où les jeunes Pasolini et Zanzotto se rendaient respectivement au collège.

Alba pratalia : vers célèbres de la Cantilène véronaise, attestant du passage du latin à l’italien, cité par Pasolini comme par Zanzotto dans leurs œuvres respectives. Ces prés blancs sont une image, mieux, une allégorie de la page blanche et de l’écriture.

En haut : autrement dit, en Haute Italie : soit : Rome, le centre du pouvoir politique, objet d’un ressentiment traditionnel de la part des Italiens du nord, d’autant plus inexplicable qu’ils représentent 60% des élus du parlement italien.

De tes os de ton cœur : évocation de la mort de Pasolini : ses os avaient été brisés, son cœur avait éclaté sous les coups reçus attesta l’autopsie pratiquée par les médecins légistes.

 

 

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14/09/2016

Erri De Luca, l’écrivain des vents contraires : S'engager

 

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Ecrivain, traducteur et poète, Erri De Luca a tenu sa vie durant ses engagements politiques et littéraires : « ouvrir sa bouche pour le muet », donner les mots à ceux que l’on tente de faire taire.

 

27/05/2016

P. P. Pasolini, La rage - éditions Nous, 2016

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LA RAGE

La « force diagonale » avec Hannah Arendt, la « Survivance des lucioles » avec Georges Didi-Huberman, « organiser le pessimisme » avec Walter Benjamin… relire ces textes en ces temps où l’on n’a toujours pas « couper la mèche – avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite » - revisiter les « Ecrits corsaires » du scandaleux P. P. Pasolini et son célèbre article du 1er février 1975, l’article de son pessimisme définitif et radical : « La disparition des lucioles ». Puis, parmi les nouveautés, « La rage », texte du film « La rabbia », enfin traduit pour la première fois en France aux Editions Nous. Retrouver ici un Pasolini en résistance, allié des minorités, à l’époque des dernières utopies, et avant sa rupture au début des années 1970 avec un cinéma plus métaphorique.

 

LA RAGE (La Rabbia), film sous-estimé par le grand public, produit par Gastone Ferranti (Directeur de la société Opus Film), est sorti en Italie en avril 1963. Construit à partir d’archives d’actualité des années 1950 et 1960, sa réalisation en deux parties convoque P.P. Pasolini et l’écrivain, journaliste et satiriste Giovannino Guareschi. Les deux hommes, dans leurs visions diamétralement opposées, sont conviés de répondre à la question: «Pourquoi notre vie est-elle dominée par le mécontentement, l'angoisse, la peur de la guerre, la guerre?». Avant la réalisation de ce film, Guareschi n'était pas prévu au projet. Ferranti dirigeait depuis de nombreuses années des images d'actualités non-utilisées qu'il confia à Pasolini pour le montage. Mais la version proposée par le cinéaste - le choix du sujet, le montage et les commentaires - ne sera pas validée. Liés par un contrat, néanmoins les deux hommes s'accorderont à faire suivre la version de Pasolini d'un volet supplémentaire, en le confiant à un autre auteur. Pasolini pensait aux journalistes Montanelli, Barzini ou Ansaldo, mais ce sera l'humoriste réactionnaire Guareschi qui assurera la deuxième partie du film. LA RAGE est en fait deux films en un: un film de Pasolini et un film de Guareschi, aux antipodes l'un de l'autre. La Rage restera en salles à peine quatre jours.

Film italien aujourd’hui presque oublié, en France les Éditions NOUS nous offrent la lecture d’un «journal lyrique et polémique à l’époque des dernières utopies pasoliniennes» (Roberto Chiesi). Comme l’écrivait Alberto Moravia, Pasolini a toujours «fait passer le poétique avant l’intellectuel», la critique littéraire avant l'essai idéologique. Scandaliser, blasphémer, on dira de l’écrivain, du cinéaste et du critique qu’il est «l’homme qui dit tout ce qu’il pense, l’homme de la transparence, de l’athéisme politique. Grâce à quoi, il était devenu une sorte de conscience publique pour les Italiens»[1].

Nous savons que presque toutes les œuvres de Pasolini ont fait l’objet de procès, de condamnations jusqu’à souffrir de la censure. Les insurrections de Pasolini sont nombreuses: contre l’homme-masse, contre le néo-fascisme parlementaire en tant que continuum du fascisme traditionnel, contre le «développement» et la montée du matérialisme capitaliste, contre la fossilisation du langage, contre la télévision qu'il comparait à l'invention d'une nouvelle arme «pour la diffusion de l'insincérité, du mensonge, du mauvais latin»[2]. Du temps des Scritti Corsari Pasolini ne pouvait tolérer l’idéologie hédoniste, car c’était pour lui tolérer « la pire des répressions de toute l’histoire humaine ».

Chacune de ses interventions polémiques pourrait se définir ainsi que ce que lui-même en disait: «d'être personnelle, particulière, minoritaire. Et alors?»[3].

Certaines séquences de LA RAGE seront abandonnées par le producteur, mais seront reprises par Pasolini dans la rédaction définitive du texte littéraire: «Cent pages élégiaques en prose et en vers et un tissu d'images en mouvement, photographies et reproductions de tableaux: dans le laboratoire du film La rage, Pier Paolo Pasolini expérimenta pour la première fois une forme différente de la narration filmique traditionnelle et des conventions du documentaire»[4].

27/05/2016

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© Nathalie Riera

 

 

[1] Pier Paolo Pasolini, Écrits Corsaires, éd. Champs Arts, 2009 – Traduit de l’italien par Philippe Guilhon – Philippe Gavi et Robert Maggioni, p.13.

[2] Pier Paolo Pasolini, La rage, éd. Nous, 2016 – Traduit de l’italien par Patrizia Atzei et Benoît Casas – Introduction de Roberto Chiesi Nouvelle édition en format poche, p.50.

[3] Écrits Corsaires, p.151.

[4] La rage (Roberto Chiesi), p. 7.

 

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07/09/2015

Italo Calvino, Ermite à Paris (éditions NRF Gallimard, 2014)

 

Italo Calvino

 

 

« Les histoires que j’aime raconter sont toujours des histoires de recherche d’une intégration, d’un achèvement humain, auxquels parvenir à travers des épreuves à la fois pratiques et morales, au-delà des aliénations et des réductions imposées à l’homme contemporain. Je crois que c’est là qu’il faut chercher l’unité poétique et morale de mon œuvre. »

I. Calvino, Ermite à Paris (Pages autobiographiques), Nrf Gallimard, 2014 – (p. 21) –

 

« (…) si nous avons la capacité de penser en termes non nationaux mais mondiaux (c’est le minimum que l’on puisse demander à l’ère interplanétaire), nous pourrons être non pas des pions passifs de l’avenir, mais ses véritables ‘inventeurs’. »

I. Calvino, Ibid., (p.164)

 

 

« Ermite à Paris, Pages autobiographiques » réunit 19 textes d’Italo Calvino, dont un inédit « Journal américain » et un récit du même nom « Ermite à Paris » (publié en tirage limité en 1970). Le « Journal américain, 1959-1960 », au-delà d’un ensemble de lettres adressées à son ami Daniele Ponchiroli, est un document autobiographique « essentiel », selon Esther Calvino : « l’autoportrait le plus direct et le plus spontané ».[1]

Une naissance en 1923 à Santiago de las Vegas, petite ville cubaine de la Havane ; une enfance sur la côte Ligure, à San Remo ; puis un premier roman, en 1947, « Le sentier des nids d’araignée », Calvino connaîtra également une vie de résistant sur une dizaine d’années d’appartenance au Parti Communiste Italien (PCI). Il aurait pu choisir Milan, Rome, Florence, lui qui a passé enfance et adolescence sur une terre, la Ligurie « qui n’a d’une tradition littéraire que quelques fragments ou allusions »,[2] Calvino se fait « oiseau migrateur » et choisit Turin comme terre d’adoption – avant lui, l’écrivain et théoricien politique Antonio Gramsci se fera aussi Turinois d’adoption –. Le premier texte « Étranger à Turin » donne le ton, informe déjà le lecteur de la personnalité de l’écrivain. Pourquoi cette ville italienne plutôt qu’une autre ville ? Calvino est clair dans ses choix. En quelques lignes et en évoquant Piero Gobetti (« Turinois de pure tradition ») son choix repose sur son attrait pour « le Turin des ouvriers révolutionnaires (…) le Turin des intellectuels antifascistes ».[3] Ce sera l’attirance d’un Turin en rapport à une image « morale et civique » qu’il s’en fait. Mais Calvino connaît aussi un Turin littéraire de par son amitié avec Cesare Pavese. Comme il l’écrit, l’enseignement de Turin c’est en même temps et aussi l’enseignement de Pavese :

« Il est vrai que ses livres ne suffisent pas à rendre une image achevée de sa personne : parce que, chez lui, ce qui était fondamental c’était l’exemplarité du travail – voir comment la culture de l’homme de lettres et la sensibilité poétique se transformaient en travail productif, en valeurs mises à la disposition du prochain, en organisation et commerce d’idées, en pratique et école de toutes les  techniques qu’implique une civilisation culturelle moderne ».[4]

 

La vie dans la région du Piémont sera pour Calvino marquée par Pavese. Ce sera entre les deux hommes une amitié sans pareil. D’autres écrivains auront aussi leur importance, à des degrés variables : Alberto Moravia, Mario Tobino, Carlo Levi, et parmi ses écrivains de prédilection : Ernest Hemingway, Thomas Mann, Edgar Allan Poe, Mark Twain, Saul Bellow…

La passion de la politique, le journalisme (il écrit dans l’Unità), la littérature (il est rédacteur à la maison d’édition Einaudi en 1947), toutes ces activités participent à sa formation intellectuelle. À travers les lettres du « Journal américain », Calvino nous parle de sa « tâche d’ambassadeur de la culture italienne d’opposition » dans une Amérique où la bonne littérature est clandestine « dans les tiroirs d’auteurs inconnus », confie t-il. [5] Dans chaque ville visitée ou approchée des Etats-Unis (New York, Middle West, Californie, San Francisco, South West), Calvino se refuse à l’écriture de description de paysage, de monument ou de parcours touristique de la ville, peut-être du fait qu’il considère ce pays « d’une platitude sans issue »[6] : « Ces paradis terrestres où vivent les américains, je n’y vivrais pas, même mort ».[7] Il reconnait cependant en la ville de San Francisco être « la seule ville américaine qui ait une ‘personnalité’ au sens européen »[8]. Los Angeles, selon lui, demeure « le véritable paysage de l’Amérique ». Tout ce que voit Calvino passe au tamis de la critique, comme après sa visite d’un ranch en Californie. Nous sommes alors en 1960, quand il écrit :

« Toujours sans êtres humains, comme d’habitude dans l’agric. américaine : tout est fait par des machines, même le gaulage des noix. La récolte des oranges, en revanche, est confiée à un syndicat de Mexicains spécialisés. Là aussi j’ai vu des cow-boys, ils passaient entre des palissades qui, sur des étendues immenses, enclosent les vaches : elles ruminent, ennuyées, les aliments synthétiques qui leur arrivent par des conduits et qui sont dosés comme il faut par un moulin spécial. Jamais de leur vie les vaches ne verront une prairie, pas plus que les cow-boys. »[9]

 

L’intelligence « éclairante » de Calvino ne fait pas de place à la fioriture ou à la démesure de la pensée, les observations reposent sur des situations réelles, rapportées avec précision, comme cette journée du 6 mars 1960, à Montgomery, Alabama : « C’est une journée que je n’oublierai pas tant que je vivrai. J’ai vu ce qu’est le racisme, le racisme de masse, accepté comme une des règles fondamentales de la société. »[10]

Le 7 mars 1960, l’écrivain traverse l’Alabama et la Géorgie en autobus « à travers la campagne pauvre, les masures en bois des Noirs, les little towns désolées – on peut tristement constater que l’économie américaine n’a pas la moindre aptitude à résoudre les problèmes des zones sous-développées ; tout ce qui a été fait l’a été au temps du New Deal (…) et la prostration économique du Sud saute aux yeux (…) ».[11] Si Calvino se refusait d’écrire un livre sur l’Amérique, il n’a pas hésité à reconsidérer la question : « les livres de voyage sont une façon utile, modeste, mais pourtant complète, de faire de la littérature ».[12]

« Le communiste pourfendu » est le titre donné à un entretien de Carlo Bo avec Italo Calvino, le 28 août 1960. À la question de savoir si le fait de voyager est profitable pour un écrivain, nul doute : « Humainement, mieux vaut voyager que rester chez soi. D’abord vivre, ensuite philosopher et écrire. Il faudrait avant tout que les écrivains vivent avec une attitude à l’égard du monde qui corresponde à une plus grande acquisition de vérité. C’est ce quelque chose, quel qu’il soit, qui se reflètera sur la page et sera la littérature de notre temps ; rien d’autre. »[13] Dans ce même entretien, Calvino évoque ses « souvenirs de ligurien », son histoire politique qu’il définit comme être « d’abord une histoire de présences humaines ». Son adhésion au communisme ne prend appui sur aucune motivation idéologique, il s’agit plutôt pour lui « de partir d’une tabula rasa ». Communisme et anarchisme = recommencer à zéro. Mais Calvino démissionne du PCI l’été 1957, la politique ne sera plus pensée « comme une activité totalisante » : « Je pense aujourd’hui que la politique enregistre avec beaucoup de retard des choses qui se manifestent dans la société par d’autres biais et j’estime que souvent la politique réalise des opérations abusives et mystificatrices ».[14] Il quittera donc le Parti pour continuer la politique autrement, et ce en qualité de franc-tireur.

 

Une jeunesse sous le fascisme laisse des traces, « une ligne de jugement ne se forme qu’avec les années ».[15] Son premier souvenir politique (nous sommes en 1939) sera celui d’un socialisme frappé par des bandes fascistes organisées, les Squadristi. Périlleuse entreprise que celle d’écrire des souvenirs autobiographiques. Calvino se gardait de cette erreur commune à bien des écrivains, « la tendance à présenter sa propre expérience comme l’expérience ‘moyenne’ d’une génération et d’un milieu donnés, en faisant ressortir les aspects les plus communs et en laissant dans l’ombre ceux qui sont plus particuliers et plus personnels (…) Je voudrais à présent mettre l’accent sur les aspects qui s’écartent le plus de la ‘moyenne’ italienne, parce que je suis convaincu que l’on peut tirer toujours plus de vérité de l’état d’exception que de la règle ».[16] Les « Pages autobiographiques » s’élaborent autour de deux figures tutélaires : le père et la mère définis comme des « libres-penseurs ». Le conditionnement familial est un des éléments qui a conduit Calvino « à partager spontanément des opinions antifascistes, antinazies, antifranquistes, antibelliqueuses et antiracistes ».[17] L’engagement dans la lutte politique sera une réponse à un autre type de conditionnement, celui du « conditionnement historique ». L’expérience de l’histoire pour toute la génération d’Italo Calvino se démarque des générations précédentes. Sa génération « a été précocement dotée de ce sentiment de la continuité historique qui fait du véritable révolutionnaire le seul « conservateur » possible, c’est-à-dire celui qui, dans la catastrophe générale des vicissitudes humaines abandonnées à leur impulsion biologique, sait choisir ce qui doit être sauvé, défendu, développé, ce qui doit fructifier ».[18] Jusqu’à la fin de sa vie, Italo Calvino aura une haute reconnaissance pour « l’esprit partisan » qui, à son goût, répond à « une attitude humaine sans égale pour se mouvoir dans la réalité contrastée du monde ».[19]

 

« Ai-je été stalinien moi aussi ? » fait un retour sur les désillusions d’un communisme nouveau, et « Les portraits du Duce » nous parlent des vingt premières années de la vie de Calvino passées avec le visage de Mussolini : les portraits du Duce envahissent toute la sphère publique.

 

Après un idéal politique sans lendemain, il semble que chez Calvino il n’y ait pas eu de place pour un idéal littéraire. Dans un entretien avec Maria Corti, Calvino cite un extrait de « Giorni aperti » de Giorgio Caproni, un des auteurs qui l’aura le plus marqué, en réponse à ce que pourrait être son « idéal d’écriture ». Si le rêve de Calvino était d’avoir l’illusion d’être invisible dans une ville de n’importe quel pays, l’invisibilité semblait alors sonner chez lui comme un « idéal d’écrivain » :

« Je crois que la condition idéale de l’écrivain est (…) proche de l’anonymat ; c’est alors que l’autorité maximale de l’écrivain se développe, quand il n’a pas de visage, de présence, mais que le monde qu’il représente occupe tout le tableau (…) Aujourd’hui, au contraire, plus l’image de l’auteur envahit le terrain, plus le monde qu’il a représenté se vide ; puis l’auteur aussi se vide, et de tous les côtés il ne reste que le vide. »[20]

 

 

Septembre 2015 © Nathalie Riera – Les carnets d’eucharis

 

 

 

 

 

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[1] Ibid., p.11.

[2] (p.13).

[3] (p.14).

[4] (p.14).

[5] (p.66).

[6] (p.113).

[7] (p.114).

[8] (p.116).

[9] (p.120/121).

[10] (p.143).

[11] (p.150).

[12] (p.159).

[13] (p.160).

[14] (p.252).

[15] (p.167).

[16] (p.168).

[17] (p.184).

[18] (p.186).

[19] (p.187).

[20] (p.214).

01/05/2014

Vaclav Havel

 

Václav Havel

 

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Václav Havel

[1936-2011]

Photo  d’Ivan Kyncl

 

EXTRAIT

Prague au carré

(par Claudio Magris, revue Sigma, 2 mars 1978)

 


Dans les essais qu’il a écrits quand il était persécuté par le régime communiste alors au pouvoir, dans la Tchécoslovaquie envahie par les Soviétiques en 1968, Havel défendait la vie contre l’idéologie, distinguait infatigablement la vérité de l’apparence, en accusant le totalitarisme d’anéantir la première avec la seconde ; il luttait pour l’authenticité contre le mensonge, pour les valeurs contre la réduction de l’existence entière à la simple satisfaction des besoins, pour le sens de la vie et pour l’art qui l’exprime. Durant ces années-là, Havel luttait contre la dictature du communisme brejnévien, qui l’incarcérait, mais en même temps il se demandait si cette tyrannie n’était pas aussi la « caricature de la vie moderne en général » et si la situation en Tchécoslovaquie à cette époque n’était pas « en réalité une sorte de mémento pour l’Occident, qui lui dévoilait son destin latent ».

  

 

■ Claudio Magris

Alphabets, Ed. Gallimard/L’Arpenteur, 2012

Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau

 

 

 

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À CONSULTER

[L’ESPRIT DE L’ESCALIER] 

Václav Havel et la vie dans la vérité

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Alda Merini - La Terra Santa

 

 

34

 

Nous avons nos nuits insomniaques…

 

Les poètes proclament le vrai,

ils pourraient être dictateurs

et sans doute aussi prophètes,

pourquoi devons-nous les écraser

contre un mur incandescent ?

Et pourtant les poètes sont inoffensifs,

L’algèbre douce de notre destin.

                      Ils ont un corps pour tous

                      et une mémoire universelle,

                      pourquoi devons-nous les arracher

                      comme on déracine l’herbe impure ?

Nous avons nos nuits insomniaques,

les mille calamiteuses ruines

et la pâleur des extases du soir,

nous avons des poupées de feu

comme Coppélia

et nous avons des êtres turgescents de mal

qui nous infectent le cœur et les reins

parce que nous ne nous rendons pas…

 

Laissons-les à leur langage, l’exemple

de leur vivre nu

nous soutiendra jusqu’à la fin du monde

quand ils prendront les trompettes

et joueront pour nous.

 

 

 

ALDA MERINI...........................

 

 

et ligne après ligne/and line after line

 

Du côté de chez…

Alda Merini

 

© ALDA MERINI | © Cristinapigna *

 

La terra santa

Oxybia Editions

2013

  

 

*  Frammento tratto dal film documentario di Antonietta de Lillo LA PAZZA DELLA PORTA ACCANTO conversazione con Alda Merini

 

 

 

 

 

Abbiamo le nostre notti insonni…

 

I poeti conclamano il vero,

potrebbero essere dittatori

e forse anche profeti,

perché dobbiamo schiacciarli

contro un muro arroventato ?

Eppure i poeti sono inermi,

l’algebra dolce del nostro destino.

                      Hanno un corpo per tutti

                      e una universale memoria,

                      perché dobbiamo estiparli

                      come si  sradica l’erba impura ?

Abbiamo le nostre notti insonni,

le mille malagevoli rovine

e il pallore delle estasi di sera,

abbiamo bambole di fuoco

cosi come Coppelia

e abbiamo esseri turgidi di male

che ci infettano il cuore e le reni

perché non ci arrendiamo…

Lasciamoli al loro linguaggio, l’esempio

del loro vivere nudo

ci sosterrà fino alla fine del mondo

quando prenderanno le trombe

e suoneranno per moi.

 

...............................

 

La Terra Santa - Alda Merini

 

 

 

 

_______________

 

ALDA MERINI
Poème extrait de “La Terra Santa”, préface de Flaviano Pisanelli

Traduction de Patricia Dao

(Editions Oxybia, 2013)

SITE EDITEUR : http://oxybia.free.fr/

 

 

 

 

 

À CONSULTER

 

[LES CARNETS d’eucharis] 

 une lecture de NATHALIE RIERA

Alda Merini, « de sa fièvre amoureuse »

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27/02/2014

Antonio Prete

[… le traducteur se meut surtout dans l’univers de sa langue : c’est là qu’il doit trouver toutes les ressources, les capacités d’invention et les moyens de construire un système d’équivalences avec le texte original. C’est pourquoi l’horizon véritable de la pratique du traduire est l’imitation – au sens exact de mimêsis – par laquelle c’est sa propre langue qui est mise en jeu, jusqu’à l’extrême. La traduction comme imitation : construction d’un univers linguistique parallèle, réverbération du premier, mais aussi son contrepoint dialogique, réplique et réinvention tout à la fois. Correspondance, mais dans l’autonomie. Relation profonde, mais dans l’infidélité.

Et c’est aussi pour cela que la traduction appartient à l’écriture, en est un genre particulier, comme la poésie, le roman, l’essai.]

 

et ligne après ligne/and line after line

 

Du côté de chez…

Antonio Prete

 

©INTERNET | Antonio Prete

                                                                 

« À l’ombre de l’autre langue.

Pour un art de la traduction »

Editions Chemin de ronde, 2013 –

Dessin original de couverture de Catherine Chevolleau

Traduit de l’italien par Danièle Robert

 

 

 

 

 

 

 

… le traducteur part non pas d’une possibilité de compréhension directe de l’autre langue mais de sa différence, de son éloignement. C’est cet éloignement que le traducteur doit, pour Leopardi, ne pas abolir artificiellement mais laisser entrevoir dans la langue d’arrivée ; d’où sa polémique à propos des traductions modernisantes qui font passer le texte original dans les outils linguistiques du moment, le déguisement en une contemporanéité qui annule l’effet d’éloignement : dans certaines traductions françaises du XVIIe siècle, Anacréon, dit Léopardi, est « un Grec habillé à la parisienne, ou plutôt un Parisien monstrueusement habillé à la Grecque ». Dans ce cas, la langue du traducteur ne s’adapte pas pour recevoir l’autre langue, c’est au contraire un chemin opposé qui s’effectue, c’est-à-dire que l’autre langue s’adapte aux modes, aux formes, au goût de la langue du traducteur ainsi qu’ils apparaissent conventionnellement au moment où il traduit. De cette façon c’est non seulement le caractère propre du texte original mais même le timbre du traducteur qui est aboli. Une adaptation qui n’est plus « réflexion » d’une langue dans l’autre, mais annexion, phagocytage, incorporation d’une expérience linguistique – de son éloignement et sa différence – dans les formes prédominantes, usuelles, historiquement reconnaissables, d’une autre langue. La présence « réfléchie » de l’autre langue dans la chambre noire de sa propre langue maintient au contraire, dans un équilibre précieux même si difficile, obscur, provisoire et abstrait, la richesse d’une relation, le surprenant bonheur d’un dialogue.

(p.24/25)

 

 

Parfois, devant telle traduction particulièrement réussie, on est tenté de renoncer à en proposer une nouvelle : pourquoi retraduire « The Rime of  the Ancient Mariner » de Coleridge, « Orpheus, Eurydike, Hermes » de Rilke ou « Le Cimetière marin » de Valéry ? Pourquoi ne pas reproposer les belles traductions existantes devenues classiques, afin de consacrer ses forces à des textes peu connus, écrits par ces mêmes poètes ou par d’autres rarement traduits, voire jamais ? Je crois que ce qui prévaut, finalement, dans le choix d’un traducteur comme dans ceux d’un poète, c’est justement le dialogue, la confrontation avec ce qui nous a précédé et, d’autre part, le désir de se colleter à la langue, d’entreprendre un combat avec l’ange de la langue.

Ce sentiment s’accompagne cependant de la conscience du fait que toute traduction est provisoire, que c’est un passage, une allusion à l’impossibilité de réaliser une traduction parfaite. La multiplicité des traductions est en quelque sorte la réplique de la pluralité des langues, le redoublement à l’infini de cette pluralité. Si la traduction idéale n’est qu’une « imitation pleine et parfaite » (selon la définition même de Leopardi), toute expérience de traduction se place comme une petite borne sur ce chemin. La recherche n’est jamais décisive, ne touche jamais vraiment au port. C’est pourquoi l’imperfection est l’horizon exact du traducteur.

 

(p.69/70)

 

 

Antonio Prete...............................

 

 

A l’ombre de l’autre langue. Pour un art de la traduction.

 

Fruit d’une rencontre privilégiée entre deux langues, deux histoires propres, deux sensibilités, la traduction a pour but, par les vertus d’hospitalité, d’écoute, d’imitation, de musicalité, d’imagination, de transposition, non de pâlement copier le texte original — bien qu’elle prenne corps à son ombre — mais d’opérer sa pleine et entière métamorphose. Elle est ainsi la meilleure interprétation que l’on puisse donner d’une œuvre littéraire, le plus bel hommage rendu à sa force et un véritable acte de création.

C’est ici ce que développe Antonio Prete, à la lumière d’abord de Leopardi et de Baudelaire, auxquels il associe dans ses réflexions sur l’acte de traduire d’autres écrivains : Cervantes, Borges, mais aussi Mallarmé, Rilke, Jabès, Bonnefoy (qu’il a traduits) et Benjamin.

Dans À l’ombre de l’autre langue son propos n’est pas tant de proposer une théorie du traduire que d’interroger, du point de vue du poète, prosateur, exégète et praticien fervent de la traduction qu’il est lui-même, la relation intime qui s’établit entre un traducteur et un auteur et ce qui se joue alors ; ce qui lui fait dire : « Traduire un texte poétique a la même intensité qu’une expérience amoureuse. »

 

 

« L’Ordre animal des choses »

Editions Chemin de ronde, 2013 –

Dessin original de couverture de Catherine Chevolleau

Traduit de l’italien par Danièle Robert

 

 

 

ZENZISQUE

… Le zenzisque aime exercer son aiguillon contre les dérivés du bois, en particulier le papier, qu’il soit imprimé ou manuscrit, et avec une persévérance telle qu’il finit par pulvériser l’objet… les entomologistes, on le sait, décrivent les caractéristiques d’un autre insecte dit insecte typographe, dont les larves déposées dans l’écorce d’un arbre, font un élégant dessin, qui pourrait être la matrice d’une xylographie (et cette action donne son nom à l’insecte). Or, notre zenzisque agit au contraire à la fin du processus, là où le bois est devenu papier ; en outre son action n’a pas pour but de dessiner des figures mais d’effacer tout signe.

 

(p.24)

 

 

 

L’Ordre animal des choses

 

L’ordre animal des choses est caché dans les plis du pouvoir humain sur le monde. Ouvert à la mémoire et à l’imaginaire, il est son contrepoint secret, et comme innocent : sans le moi, habité par le silence des origines, dont les hommes sont exilés. Maintenant intacte la force initiale de la présence, il fait se croiser des animaux réels, mythiques, fantastiques, et quelques humains.

Dans les récits qui composent L’Ordre animal des choses Antonio Prete nous invite à parcourir un univers parallèle à celui qui pour la plupart d’entre nous est seul à exister. Univers où les repères soudain sont perdus — les certitudes abolies, les points de vue modifiés. Il revient là au cœur des thèmes qui parcourent son œuvre, fondent sa réflexion : le sentiment d’étrangeté, d’éloignement, la nostalgie (celle d’abord d’une pureté perdue), la frontière entre nature et culture, la relation entre l’animal et l’humain, ses porosités — la clé de voûte de l’ensemble étant le langage, véritable instrument de métamorphose.

Passant de la gravité à la légèreté, de la mélancolie à l’humour, sa phrase incarne cette mise en crise d’un monde sûr de son pouvoir dont elle redessine les contours grâce au regard porté sur lui par des êtres qui parlent une autre langue. Labile, inventive, elle offre une fresque subtile, toute de correspondances, dont la contemplation nourrit les parts les plus rêveuses de notre esprit.

 

 

 

Antonio Prete

Professeur de littérature comparée à l’université de Sienne, Antonio Prete est un spécialiste majeur de Leopardi : il a édité ses Operette morali et Pensieri et lui a consacré plusieurs essais. Traducteur de Mallarmé, Valéry, Jabès, Bonnefoy, Rilke, d’abord de Baudelaire (une traduction très remarquée des Fleurs du mal en 2003), il a également fait paraître de nombreux ouvrages de poésie et de fiction. Conjointement publiés aux éditions chemin de ronde, L’Ordre animal des choses et À l’ombre de l’autre langue affirment en France la singularité de son œuvre.

 

 

Sur le site : les éditions chemin de ronde

 | © www.cheminderonde.net

 

les éditions chemin de ronde

campagne Saint-Jean

84160 Cadenet

04 90 08 59 62

 

| © contact@cheminderonde.net

 

 

 

 

 

 

 

27/01/2014

Anna Toscano - Ritratti di Poesia, 2012 (seconda parte)

Franco Marcoaldi

 [Que dis-tu ? Que si je t’embrasse fort fort, j’ai quelque chance de plus d’échapper à la mort ?]

 

 

 

Dernières Parutions

2013

Editions de Corlevour

 

 

Franco Marcoaldi

 

 

©INTERNET | Franco Marcoaldi (à gauche) avec l’acteur Toni Servillo

                                                                 

« Le temps désormais compté »
Traduit de l’italien par Roland Ladrière.

 

 

 

Une lecture de Philippe Leuckx

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Italien d’Orbetello, né en 1955, a écrit une quinzaine de livres, essentiellement des poésies, chez Einaudi et Bompiani. Il a, entre autres, obtenu plusieurs prix importants : le Viareggio pour « A mouche aveugle », le Prix Pavese pour « Animaux en vers », et pour ce recueil, traduit par Roland Ladrière, le Prix international LericiPea, en 2008.

Un poète, aux prises avec le temps, voilà un thème très souvent exploité, mais Franco Marcoaldi en donne une exploration à la fois intimiste et universelle. Sous l’égide de Paul, dans sa « Première épître aux Corinthiens », il cerne « ce temps désormais compté » dans les anses, les obscurités et les clartés de l’existence. Une approche ontologique donne même à penser que ce poète, par des côtés très lisible et très réaliste, sait aussi instiller à ses textes une bonne dose de réflexion voire de philosophie. L’existence nous est comptée, dès lors faut-il en assumer la charge ? Ou veiller à l’oublier dans les rets de la vie ordinaire ?

Dans une écriture qui alterne tout petits poèmes de quelques vers et longues laisses plus descriptives, l’auteur décline ses passions : l’archéologie du proche et la prise en compte des grands défis de l’existence, prise entre fête et mort.

La maison du poète est centrale : qu’elle soit reposoir d’écriture ou demeure natale à reconquérir dans la trame de ses vers. Le poète luministe happe des lueurs, des ambiances, renoue avec un temps de jadis :

 

Car quelque chose éternellement circule dans l’air –

va et vient.

Il suffit de desserrer

les cordages, de laisser couler

le temps sur ses tempes,

                                   sans frayeur.

 

La maison devient pour ce passager du temps  un « protectorat/ vaste et étriqué » et la figure du père, avec lequel il a conclu « avant que tu meures…une paix profonde et durable », traverse l’air natal, suscite une quête profonde, comme s’il fallait plonger aux racines de l’être familial qu’il est.

Cette paix, cette « sérénité », ce travail à l’ombre sur un temps qu’il faut exhumer et ramener au jour de l’écriture sont autant de repères que le poète de « Amore non amore » se donne pour avancer, peu à peu, dans la nasse de Chronos.

Le reflet, le miroir, la quête sont au cœur du livre : même les passants et les chiens ordonnent sa pensée et la route appelle les pas. « La marche », sans doute, pour affronter les distances avec ce temps « circulaire », quitte à se « brûler » à l’intensité d’un réel, qui chauffe la course et attise l’heure de vivre.

Car « Il n’y a qu’à vivre,/au fond » ou, dernier jalon d’une précieuse aventure avec soi : « De commencer à vivre,/ voilà de quoi il s’agit », vers qui closent le beau livre.

« Une faim de la vie » insuffle à ces poèmes un supplément d’âme et de lucidité et pourtant, il a dû en découdre avec les contraintes, avec les limites d’une existence parfois bien étriquée – cette chambre qu’on partage avec une flopée de frères et sœurs -, et pourtant, « le temps qui s’ouvre » laisse planer l’issue d’un jour « idéal pour mourir/ apaisé ».

À flairer le temps chez ses contemporains ou au contact d’illustres anciens (Saint Augustin), le poète nous parle, comme un ami pourrait avec lucidité et ferveur vous enjoindre à plus de clairvoyance encore et le lecteur sort du livre, conquis par l’élégance de la réflexion, des images qui tressent ce temps, à la fois familier et collectif, entre jugement de moraliste et inquiétude d’homme vivant.

La traduction est magnifique d’aisance.

Un bien beau livre.

 

Philippe Leuckx

© Les Carnets d’Eucharis

Janvier 2014

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SITES A CONSULTER

FRANCO MARCOALDI

 Site : EDITIONS DE CORLEVOUR

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 Site : ITALIAN POETRY

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18/01/2014

Pier Paolo Pasolini

 


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« Pasolini représente une mémoire, la mémoire d’un pays déchiré entre tradition et développement économique, entre un passé paysan et ouvrier et un présent post capitaliste dans lequel progrès et développement ne sont pas forcément des synonymes. Cette mémoire, vive, s’est exprimée et s’exprime à travers les nombreuses commémorations et célébrations organisées depuis novembre 1975 à l’intérieur et à l’extérieur de la Péninsule.

 

Mais Pasolini représente également un héritage pour nombre d’artistes du passé récent, du présent et sûrement du futur, qui ont su et voulu puiser dans une œuvre immense, complexe, toujours à la frontière entre la réalité et le rêve, l’histoire et l’utopie, tout un répertoire d’images, de raisonnements et de valeurs universelles que notre poète-cinéaste nous a laissé dans son corpus. Il s’agit de cinéastes, d’intellectuels, de poètes, d’écrivains, de chorégraphes, d’artistes qui, sans constituer d’école et des quatre coins du monde, se sont retrouvés à créer en partant du sens esthétique et de la sensibilité de quelqu’un qui, par ailleurs, n’a jamais voulu être un maître ou un père, mais plutôt un « frère aîné ». Pasolini donc comme un « maître sans école », comme un point de départ pour faire évoluer – au-delà de tout type de frontière – l’acte de création, pour essayer de lire « différemment » notre temps, notre réalité sans préjugés et surtout sans la prétention de vouloir prononcer une Vérité définitive et ultime. »

 

Extrait de : « Pasolini : les héritages d’un maître sans école »

Flaviano Pisanelli – conférence du 28 mai 2013 au cipM

 


 

 

Cahier du Refuge
Pier Paolo Pasolini

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cipM, juin 2013

 

 


cipM

Sur le site : Le Cahier du Refuge

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15/12/2013

Antonio Pizzuto

 

 

ANTONIO PIZZUTO

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© Écrivain sicilien

 

 

 

Antonio Pizzuto / 1893-1976

 

 

EXTRAIT

LE TRIPORTEUR et autres proses / IL TRICICLO

(traduit de l’italien, présenté et annoté par Madeleine Santschi)

postface de Gianfranco Contini

L’Age d’homme, Lausanne, 1987

 

 


 

Grand-mère[1] 

 

Erice, odorants la sauge ses paradis, en bas de l’escarpement la mer crêpue immobile[2], essuyées comme vaisselle les routes spirales[3], portes et impostes fermées, y dedans cours où minuscules lunes d’eau dans les très profonds puits en échos, bien rare dans la symétrique citerne[4], au milieu quelque arbre, mur sur mur les liserons, issues secondaires sur candide ruelle parmi vertes persiennes opposées aux principales[5]. Pendaient du blanchi plafond à poutres, par familles, grappes maures nil or s’empergolant, au licou les oblongs fromages, abeilles buridanes tout autour, moucherons en poussière[6]. Les coups de l’heure quarte, pas solitaires violent silence après midi plus lourd dans la générale torpeur[7], et de s’apprêter en son lieu la fanfare, ordre carré, bouches contre anches, cymbales pour entrer en collision, prête la mailloche pour frapper grosse caisse. S’étant faits furibonds les regards et universellement centripètes, levée la main s’abattant pour fendre[8], explosaient les cuivres avec grand éternuement, caverneux parcheminé grondement, d’où frémissements ventraux pour ceux dans le passage ère d’aile[9], dans chaque silence vils les nasillards clairons. Au son de l’énergique marche conventionnelle diffuse dans l’enceinte citadine, demeure par demeure surgissaient les contribuables vers ablutions a cappella[10], contrepointant d’éclaboussements les tymbales, solfiant la laborieuse brosse, il y avait balancement dans les diamantifaires lampadaires. Déposés ensuite les instruments, revenaient les musiciens artisans[11], vers enclumes établis étaux, évident le s’acheminer vers l’ensoleillé de tous ceux auparavant réveillés par le massif souffle[12].

 

[…]

------------------------------ (p. 35/37)

 

 

Erice, odoranti di salvia i suoi paradisi, ingiù dallo scosceso il mare cresputo immobile, terse come stoviglie le strade spirali, ingressi ed imposte chiusi, laddentro cortili dove minuscole lune l’acqua nei profondissimi pozzi in echi, ben scarsa entro cisterna simmetrica, framezzo qualche albero, mura mura convolvoli, secondari usci su candida viuzza tra verdi persiane opposti a quelli maestri. Pendevano da imbiancato soffito a travi, per famiglie, grappoli mori nilo aurei impergolando, in capestro oblunghi formaggi, api buridane intorno, moscerini pulviscolosi. I rintocchi di quarta ora, passi solitari a violar silenzio dopo mezzogiorno più greve nel generale sopore, ed apparecchiarsi in suo luogo la banda, ordine quadrilungo, bocche contro ance, piatti per collidere, pronta  mazzuola da picchiare grancassa. Fattisi gli sguardi furibondi e universalmente centripeti, levata mano calando per fendente, esplodevano ottoni con gran sternuto, cavernoso pelliccio rombo, onde ventrali fremiti cui nel passaggio era d’ala, in ogni zittita alacri i clarini nasardi. All’energica Marcia convenzionale diffusa nel circuito cittadino, dimora per dimora sorgevano I contribuenti verso abluzioni accappella, contrappuntando di sbruffi le timballate, solfeggiava operosa spazzola, c’era dondolo in diamantiferi lampadari. Dismessi poi gli strumenti, tornavano I sonatori artigiani, da incudini deschetti morse ovvio l’incamminarsi all’aprico quanti dianzi desti il mazzicato soffio.

 

 

                                                                                                    

SITE À CONSULTER :

Madeleine Santschi

Culturactif

 

 



[1] Tiré de « Testamento » (Il Sagggiatore di Alberto Mondadori, Milan 1969) : d’une fin de journée à une autre, l’évocation d’une grand-mère, du lieu en Sicile où P. passait ses vacances.

[2] La mer comme elle apparaît du sommet du mont où est situé Erice.

[3] La route en lacet qui relie la mer à Erice.

[4] Pour indiquer l’aspect mystérieux de la bourgade close sur ses patios dans lesquels seule miroite parfois l’eau au fond des puits.

[5] Issues.

[6] Le raisin et les fromages accrochés aux poutres.

[7] Le réveil après la sieste.

[8] Mimique de la fanfare.

[9] Les sons bruyants pour ceux qui sont près mais caresse pour les autres.

[10] Toute la population entraînée par la musique.

[11] Le concert terminé les artisans musiciens retrouvent leurs occupations coutumières.

[12] Toute la population est désormais réveillée.

 

10/11/2012

Pier Paolo Pasolini

PIER PAOLO PASOLINI

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©

 

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Pier Paolo Pasolini / macchina da scrivere

 

 

EXTRAIT

Qui je suis / Poeta delle ceneri

(traduit de l’italien, présenté et annoté par Jean-Pierre Milelli)

Arléa, éditions, 2004

 

 


 

[…]

 

 

Voilà, ce sont les œuvres que je voudrais faire,

qui sont ma vie future – mais aussi passée –

et présente.

Tu sais – je te l’ai dit, vieil ami, père

un peu intimidé par le fils, hôte

allophone puissant aux humbles origines –

que rien ne vaut la vie.

C’est pourquoi je ne voudrais que vivre,

même en étant poète,

parce que la vie s’exprime aussi par elle-même.

Je voudrais m’exprimer avec des exemples.

Jeter mon corps dans la lutte.

Même si les actions de la vie sont expressives,

l’expression, aussi, est action.

Non pas cette expression de poète défaitiste,

qui ne dit que des choses

et utilise la langue comme toi, pauvre,

direct instrument ;

mais l’expression détachée des choses,

les signes faits musiques,

la poésie chantée et obscure,

qui n’exprime rien sinon elle-même,

selon l’idée barbare et exquise

qu’elle est un son mystérieux

dans les pauvres signes oraux d’une langue.

 

[…]

 

il n’y a pas d’autre poésie que l’action réelle

(tu trembles seulement quand tu la retrouves

dans les vers ou dans les pages de prose,

quand leur évocation est parfaite).

Je ne ferai pas cela de bon cœur.

J’aurai toujours le regret de cette autre poésie

qui est action elle-même,

dans son détachement des choses,

dans sa musique qui n’exprime rien

sinon son aride et sublime passion

pour elle-même.

 

         Eh bien, je vais te confier,

avant de te quitter,

que je voudrais être compositeur de musique,

vivre avec des instruments

dans la tour de Viterbe que je n’arrive pas

à acheter,

dans le plus beau paysage du monde, où l’Arioste

serait fou de joie de se voir recréé avec toute

l’innocence des chênes, collines, eaux et ravins,

et là, composer de la musique,

la seule action expressive

peut-être, haute, et indéfinissable

comme les actions de la réalité.

 

 

------------------------------ (p. 50/52)

 

 

 

Ecco, queste sono le opere che vorrei fare,

che sono la mia vita futura – ma anche passata

- e presente.

Tu sai, tuttavia te l’ho detto, anziano amico, padre

Un po’ intimidito dal figlio, ospite

Alloglota potente dalle umili origini,

che nulla vale la vita.

Perciò io vorrei soltanto vivere

pur essendo poeta

perché la vita si esprime anche solo con se stessa.

Vorrei esprimermi con gli esempi.

Gettare il moi corpo nella lotta.

Ma se le azioni della vita sono espressive,

anche l’espressione è azione.

Non questa mia espressione di poeta rinunciatario,

che dice solo cose,

e usa la lingua come te, povero, diretto strumento ;

ma l’espressione staccata dalle cose,

i segni fatti musica,

la poesia cantata e oscura,

che non esprime nulla se non se stessa,

per una barbara e squisita idea ch’essa sia misterioso suono

nei poveri segni orali di una lingua.

 

 

[…]

 

 

non c’è altra poesia che l’azione reale

(tu tremi solo quando la ritrovi

nei versi, o nelle pagine in prosa,

quando la loro evocazione è perfetta).

Non farò questo con gioia.

Avrò sempre il rimpianto di quella poesia

che è azione essa stessa, nel suo distacco dalle cose,

nella sua musica che non esprime nulla

se non la propria arida e sublime passione per se stessa.

Ebbene, ti confiderò, prima di lasciarti,

che io vorrei essere scrittore di musica,

vivere con degli strumenti

dentro la torre di Viterbo che non riesco a comprare,

nel paesaggio più bello del mondo, dove l’Ariosto

sarebbe impazzito di gioia nel vedersi ricreato con tanta

innocenza di querce, colli, acque e botri,

e li comporre musica

l’unica azione espressiva

forse, alta, e indefinibile come le azioni della realtà.

 

 

 

 

 

                                                                                                    

 

 

 

SOURCE TEXTE :

PIER PAOLO PASOLINI/TUTTE LE OPERE

Poesie varie e d’occasione, (p.1287/1288)

Edizione diretta da Walter Siti – Tomo secondo

Arnoldo Mondadori Editore, 2009

 

 

22/10/2012

P. P. Pasolini, entretiens avec Jean Duflot

 

Pier Paolo PASOLINI

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 P. P. Pasolini

 

EXTRAIT

Entretien avec Jean Duflot

 

 


- (…) à Venise, l’an passé, un critique français vous a demandé quelles solutions vous proposiez à cette crise permanente des rapports de production au cinéma. Vous avez suggéré l’autogestion ?

 

- Je visais surtout le festival de Venise, et son organisation de foire commerciale. J’ai simplement souligné que le règlement administratif du festival de Venise, actuellement en vigueur, n’est autre que le code fasciste. Je tenais à mettre en évidence qu’il s’insérait dans le cadre d’un Etat bureaucratique, centralisateur et en conséquence répressif. Entre autres, le directeur de la Mostra est élu à Rome, ce qui implique qu’il soit en très bons termes avec les autorités centrales : il est en quelque sorte le produit de multiples compromis entre les partis, ou plus exactement l’élu d’un parti dominant.

De fait, dans un pays où la démocratie chrétienne a régné pendant longtemps, on s’est cru obligé de nommer des directeurs « démo-chrétiens » parmi lesquels il n’est pas étonnant de trouver des hommes d’une haute ignorance. A l’époque du fascisme, naturellement, les directeurs étaient fascistes. A présent, avec l’avènement du parti socialiste, nous avons eu Chiarini : c’est une nette amélioration ; mais qui peut garantir qu’avec le retour d’un fascisme quelconque le festival ne connaîtra pas de nouveau une direction néo-fasciste ? L’objectivité de la lutte que nous avons menée à Venise était d’empêcher que le directeur soit nommé d’en haut, de sorte que la légalité du festival ne dépende plus d’arrêtés gouvernementaux. Bref, que l’élection et le règlement du festival soient le résultat d’une concertation des travailleurs et des auteurs de cinéma : nous demandions une gestion interne, l’autogestion du festival et une décentralisation permettant un premier pas vers d’autres changements. C’était là une revendication strictement démocratique.

 

 

 

 

■ Pier Paolo Pasolini, Entretiens avec Jean Duflot

Ed. Gutenberg, 2007

Ernesto Sabato par Claudio Magris

 

ERNESTO SABATO

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 Ernesto Sabato Buenos Aires en 2005 par Eduardo Longoni.jpg

Ernesto Sabato

[à Buenos Aires, 2005]

par Eduardo Longoni

 

EXTRAIT

Ernesto Sabato et les deux écritures

(par Claudio Magris, Corriere della Sera, 2 avril 2000 et 17 avril 2002)

 

 


La grandeur créatrice et humaine de Sabato réside dans la rigueur avec laquelle il a respecté les deux vérités, la diurne et la nocturne, sans les confondre et sans faire de l’une un alibi pour déformer l’autre. De ce point de vue, il constitue une exception rare parmi les écrivains, qui sont parfois des margoulins. Souvent celui qui professe – avec une véritable honnêteté intellectuelle ou avec une rhétorique fausse – la vérité diurne et affirme des valeurs positives se fait le douanier vigilant de la moralité et barre la route aux vérités de la nuit parce qu’il a peur de les regarder ou en est incapable. Celui qui au contraire fait profession de fréquenter les ténèbres, le gouffre obscur où tout se confond, en profite souvent, même de jour, pour se soustraire à tout choix moral, pour imposer sa domination sur les autres, en s’attribuant un permis de transgression qui autorise toutes les bassesses, toutes les prétentions et toutes les arrogances. Sabato, lui, descend dans le noir, là où l’on découvre qu’il n’est pas très important de savoir combien font deux et deux et que parfois cela peut même faire cinq, mais quand il remonte à la surface il n’en profite pas pour tricher sur l’addition et ne pas payer ce qui est dû aux autres. Et quand il entre en lice, il ne le fait pas, comme tant de ses confrères, en se limitant à protester dans les manifestations ou dans les salons, à signer des pétitions ou à lancer des invectives, mais en mettant en jeu sa vie, son temps, son travail.

Il ne s’est pas contenté de signer des appels contre les bourreaux de la junte militaire argentine mais, en tant que Président de la Commission d’enquête sur les personnes disparues en Argentine pendant la dictature, il a travaillé concrètement, en sacrifiant son écriture, pour reconstituer l’existence, l’itinéraire et le sort de beaucoup de desaparecidos, pour savoir comment et où étaient morts Untel ou Untelle, avec le sentiment humain et poétique de l’individualité unique et non interchangeable de chacun de ces noms et de ces destins perdus. C’est ce respect, humble et intrépide à la fois, pour chacun qui constitue sa grandeur humaine, à des années-lumière de la risible suffisance narcissique fréquente chez tant d’écrivains, surtout parmi ceux de second ordre mais aussi chez quelques uns des plus doués.

 

 

 

 

 

                                                                                                    

 

 

 

■ Claudio Magris, Alphabets, Ed. Gallimard/L’Arpenteur, 2012

Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau

 

 

 

16/09/2012

Eugenio Montale & Annalisa Cima (traduits par Raymond Farina)

 

HOMMAGE  A  EUGENIO  MONTALE

 

                                         ET ANNALISA  CIMA

 

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© traduits par Raymond Farina

 

 

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Annalisa Cima & Eugenio Montale

[par Carmelo Bene]

 

 

 

EUGENIO MONTALE

Sans coup de théâtre/Senza colpi di scena

 

 

Les saisons

ont presque disparu.

Tout cela n’était qu’un jeu trompeur des Esprits

de l’Ether.

 

Il ne nous est pas possible de vivre

par instants, par à-coups, par échappées

et en escapades longues et brèves.

 

Qu’on soit vivants ou morts, la balançoire

ne pouvait durer plus que l’éternel

le si fugace âge de notre enfance.

 

Voici que commence le cycle de la stagnation.

Les saisons ont fait leurs adieux

sans salamalecs ni cérémonies, lasses

de leur roulement. Nous ne serons plus

tristes ou heureux, oiseaux de l’aube ou de la nuit.

Nous ne saurons même plus

ce qu’est savoir et non savoir, vivre

presque ou pas du tout. C’est vite dit,

pour le reste nous nous en tiendrons au fait.

 

 

Le stagioni

sono quasi scomparse.

Era tutto un inganno degli Spiriti

Dell’Etere.

 

Non si può essere vivi

a momenti, a sussulti,a scappa e fuggi

lunghi o brevi.

 

O si è vivi o si è morti, l’altalena

non poteva durare oltre l’eterna

fugacissima età della puerizia.

 

Ora comincia il ciclo della stagnazione.

Le stagioni si sono accomiatate

senza salamelecchi o cerimonie, stanche

dei loro turni. Non saremo più

tristi o felici, ucelli d’alba o notturni.

Non sapremo nemmeno

che sia sapere e non sapere, vivere

o quasi o nulla affatto. È presto detto,

il resto lo vedremo a cose fatte.

 

 

Poème extrait de “Diario del 71 e del 72”

(Mondadori, Milan, 1973)

 

 

 

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____________

ANALISA CIMA

Le tout et le rien/Il tutto e il nulla

 

 

Il ricane le temps rapace qui sait

combien il est pour nous inutile de croire

en notre étoile, inutile de passer

notre vie à jouir, car s'approche déjà

le jour de la douleur ainsi que de l'absence.

Démence des dieux cruels

qui nous laissèrent sous la coupe

d'un destin si obtus.

Devant la mort de nos amis

devant l'injure et le délire

de celui qui tourmente hommes et malheureux

toutes nos fibres se brisent dans la douleur.

C'est pour cela que j'accuse la vie injuste

qui fait souffrir tout un chacun.

J'accuse celui qui amasse de l'argent

parce que la vie est brève et qu'elle n'est vraie

que si on la vit comme un don.

Je voudrais me confier dans une fraternelle

accolade aux gens, qui comprennent

la signification de la connaissance.

Ainsi, poète et femme je pleure deux fois :

la naissance, la mort avec notre destin

dans les oscillations d'un chant modulé

aux notes qu'on siffle en sourdine.

Oui, les promesses d'un Eden bienheureux

n'étaient pas qu'ignobles mensonges.

Montrez-moi comètes le lieu

où je retrouverai mon oncle bien-aimé,

Colombine et Tita, ainsi que Montale

et Palazzeschi, Marianne et Amanda,

et je mettrai pour les rejoindre des ailes.

 

Où je retrouverai l'amour qui de tout temps

refleurit avec l'oléandre,

le lentisque qui brûle

et embaume, le myrte

qui calme la douleur: oh l'odeur

de la mort qui entoure le monde

et qui tourmente les vivants,

en narguant la naissance, en narguant le destin.

Avec le temps l'amour aussi part en fumée

s'envole comme s'envolent les heures;

ainsi notre cœur vieillit

et avec lui nos sentiments et notre audace.

Condottiera de batailles perdues,

grande idéologue de philosophies

jamais exposées; le monde comprendra-t-il

que n'existe aucune

possibilité de salut ?

La terre finira dévorée par

des vents pestilentiels, les hommes

périront peut-être avec eux, mais leur trace

restera dans ces pierres.

Ici devant les nuraghes,

parfaites constructions mégalithiques,

je revis aujourd'hui une culture antique              

histoires de vie et de mort comme toujours.

M'est donné le pouvoir de retenir ou de

lâcher des œuvres qui pourraient s'éparpiller

mais signifient maintenant vie et amour.

Nous avons supporté hérétiques et saints,

penseurs, transgresseurs et héros,

et l'éternelle créature continue à engendrer

d'autres êtres et joue indifférente avec

les neurones et le destin : l'inconscient.

 

 

Des voiles qui s'ouvrent, des mers qui se ferment.

Le temps dévore tout, mais

restera le souvenir même en un seul

être vivant : que ce soit un homme ou un ver.

Oh mer couleur de l'émeraude

où l'on se regarde avec Thétis et Neptune,

personne n'oubliera tes eaux heureuses,

ni les poissons ni nous qui nous laissions lécher.

Tu es l'ensemble de toutes ces particules

qui vivent dans une éternité bienheureuse,

nous sommes des petits pions de ce jeu,

mais nous deviendrons un jour nous aussi

une partie de ces eaux et de ce tout.

Comme les vers, l'ammoniac, l'énergie,

nous survivrons de trois façons différentes.

Nous pourrons, libérés des offenses du mal,

engendrer des vers indéfiniment,

nourrir les plantes et les semences

et persister comme l'énergie solaire.

Il tourne en rond l'arc du désir.

Et le vent tourbillonne à l'entour

pour nous rappeler le son des violons

et des contrebasses qui accompagnera

notre ultime voyage vers

le rien éternel, qui n'est pas le néant,

parce que le vent lui aussi a un son,

et la mer un son différent,

parce que la solitude est pour l'homme

la plus grande des punitions.

Nous vivrons oui dans le rien, mais unis

dans des enchaînements d'atomes lumineux

dans ce tout et rien qu'est la vie

en contraste avec une vie

qui n'est qu'attente de la mort.

 

 

Ride il tempo predatore che sa

quanto per noi sia inutile sperare

nel buon fato, inutile gioire

nel vivere, perché già s’avvicina

il giorno del dolore e dell’assenza.

Demenza degli dèi crudeli

che ci lasciano in balia

di un destino ottuso.

Per la morte dei nostri amici

per l’ingiustizia e il delirio

di chi perseguita uomini e infelici

si spezza nel dolore ogni fibra.

Perciò accuso il vivere ingiusto

che fa soffrire questi e quelli.

Accuso chi accumula denaro,

Perché la vita è breve ed è vera

solo s’è vissuta come dono.

Vorrei espandermi in un fraterno

abbraccio alla gente, che capisce

il significato della conoscenza.

Così, poeta e donna piango due volte :

nascita, morte e la nostra sorte,

in un alterno canto modulato

di sibilanti e note sommesse.

Sì, le promesse d’un Eden felice

non erano che laide bugie.

Dove ritroverò il nonno amato,

Colombina e Titta, dove Montale

e Palazzeschi, Marianne e Armanda,

indicatelo voi comete il luogo

e metterò l’ali per raggiungerli.

 

 

Dove ritroverò l’amore che da sempre

rifiorisce insieme all’oleandro,

dove il lentischio che brucia

e profuma, dove il mirto

che lenisce il dolore. Oh odore

irridente nascita, irridente destino.

Anche l’amore sfuma con il tempo

Svanisce come svaniscono le ore ;

così il cuore invecchia

e con lui sentimenti e ardire.

Condottiera di battaglie perdute,

grande ideologa di filosofie

mai espresse ; capirà il mondo

che non esiste possibilità

alcuna d’essere salvato ?

Finirà la terra divorata da

maleodoranti venti, gli uomini

forse periranno con lei, ma rimarrà

traccia di loro in queste pietre.

Qui di fronte ai nuraghi,

perfette costruzioni megalitiche,

oggi rivivo una cultura antica

storie di vita e morte come sempre.

A me è dato il poter ricordare

o lasciar scritti che forse spariranno,

ma che ora significano vivere ed amare.

Hanno sofferto eretici e santi,

pensatori, trasgressori ed eroi,

e l’eterno creato continua a generare

altri esseri e gioca indifferente

con neuroni e destini: l’incosciente.

 

 

Veli che s’aprono, mari che si chiudono.

Il tempo divora ogni cosa, ma

rimarrà il ricordo anche in un solo

essere vivente : uomo o verme che sia.

Oh mare dal colore di smeraldo

dove specchiarsi  con Teti e Nettuno,

nessuno dimenticherà le tue acque felici,

né i pesci, né noi che ci lasciamo lambire.

Tu sei l’insieme di tante particelle

viventi in un’eternità felice,

noi siamo piccole pedine del gioco,

ma diverremo un giorno anche noi

parte di queste acque e di questo tutto.

Come vermi, ammoniache, energia,

Sopravviveremo in tre modi diversi.

Potremo liberi dagli insulti del male

generare vermi all’infinito,

alimentare piante e semi

e perdurare come l’energia solare.

Gira in tondo l’arco del desiderio.

E il vento, turbine intorno

per ricordarci il suono dei violini

e contrabbassi che accompagnerà

il nostro ultimo viaggio verso

il nulla eterno, che non è il niente,

perché anche il vento ha un suono,

e il mare un altro suono,

perché la solitudine per l’uomo

è la più grande punizione.

Vivremo sì nel nulla, ma uniti

in catene di atomi lucenti

in quel tutto e nulla che è vita

da contrapporre al vivere

ch’è solo attesa della morte.

 

 

 

Poème extrait de « Il tempo predatore »

in « Di canto in canto »

(Longo Editore, Ravenne, 2007)

 

 

ANNALISA CIMA

Née en 1941 à Milan.

En 1965 elle expose ses œuvres à Venise puis au Brésil, aux USA, en Suisse et au Japon où elle fait la connaissance de Akiro Kurosawa. Puis, à la fin des années 60, elle fait celle de M. Marini,  Max Ernst,  Pablo Picasso,  Jorge Guillen, A. Palazzeschi, Giuseppe Ungaretti, Ezra Pound.

Elle rencontre, en 1968, Eugenio Montale à l’œuvre duquel elle consacrera plus tard de nombreux essais (Eugenio Montale, via Bigli, Milano, Milan, Scheiwiller, 1968 ;  Incontro Montale, Milan, Scheiwiller, 1973; Le reazioni di Montale ,in Profilo di un autore : Eugenio Montale, Milan, Rizzoli, 1977). Elle est actuellement présidente de la Fondation Schlesinger de Lugano.

Parmi ses nombreuses recueils figurent notamment Terzo Modo ( Milan, Scheiwiller, 1969 ), La genesi e altre poesie (Milan, Scheiwiller,1971), Immobilita (Milan, Scheiwiller,1974), Sesamon (Milan, Guanda,1977), Ipotesi d’amore (Milan,  Garzanti,1984), Aegri somnia somnia (Stamperia Valdonega, Vérone, 1989), Eros e il tempo ( Stamperia Valdonega,Vérone 1993 ), Quattro Canti (Stamperia Valdonega, Vérone, 1993), Il tempo predatore, avec des dessins inédits d‘Eugenio Montale ( Milan, Scheiwiller, 1997 ), Manifesto dell’oblio (Pulcino-Elefante, 2001),Rivive (Pulcinoelefante, 2004), Un canto per Cordelia (Josef Weiss Editore, 2007), Di canto in canto (Longo Editore, 2007).

Auteure d’essais sur Marianne Moore, Ungaretti, Palazzeschi, Guillén et Pound, elle a aussi traduit des poèmes de Paul Celan et Emily Dickinson.

Ses oeuvres ont été traduites en chinois, en français, en anglais, en portugais, en espagnol, en japonais, en allemand.

 

 

■ SITE www.annalisacima.com

ANNALISA CIMA

Le muse convergenti

 

 

 

Dossier publié avec l’aimable permission d’Annalisa Cima, Présidente de la Fondation Schlesinger.