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18/02/2023

Ç’AURAIT ÉTÉ MIEUX SI J’ETAIS RESTÉE EN HONGRIE - par Nathalie Riera

 

 

Hommage à Agota kristof

— texte composé en vers libres

© Nathalie Riera, février 2023

 

 

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23 octobre 1956 : Budapest se soulève au nom de la liberté

Ce sera la première insurrection armée contre un régime communiste

Le peuple refuse la tutelle soviétique

Une statue de Staline est renversée

Le 4 novembre 1956 : plus de 1500 chars frappés de l’étoile rouge déferlent sur la capitale

La ville est sous le feu de l’artillerie et de l’infanterie

« Des chars, du sang, la liberté confisquée » !

Les civils se battent pied à pied

Et malgré que les obus tombent et que le pays s’enflamme

Les occidentaux vont rester l’arme aux pieds !

Il faut dire que Français et Britanniques se trouvent, au même moment, empêtrés dans une opération militaire sur le Canal de Suez

L’ancien Premier Ministre János Kádár est placé au pouvoir

La répression fait plus de 20 000 morts tandis que 200 000 hongrois se réfugient en Europe de l’ouest.

 

Agota Kristof a 21 ans en cinquante-six

quand l’exil la conduit jusqu’en territoire francophone.

S’enfuir de la petite cité médiévale de Köszeg

– qui se trouve à quelques pas de la frontière autrichienne.

Fuir à travers bois, la nuit, avec mari et nourrisson,

passer les gardes-frontières occupées par des Russes,

avant de poser pied à Neuchâtel, en Suisse romande.

Perdre un pays et tout ce qui pouvait l’y rattacher ;

parmi les autres pertes, ses manuscrits écrits en hongrois :

des poèmes de jeunesse – elle écrit depuis ses 13 ans.

Les aléas de l’Histoire lui font adopter le français,

mais plus que de l’adopter, le français sera pour elle :

affronter une langue qui est en train de tuer sa langue maternelle.

Agota Kristof parle le français mais ne le lit pas.

Ses premiers textes écrits en français sont des pièces de théâtre.

5 ans après son arrivée en Suisse elle affirmera

être « redevenue une analphabète »… L’analphabète

est un récit autobiographique paru en 2004.

Sur ce roman Agota est sans complaisance aucune ;

elle dit regretter d’avoir publié L’analphabète : (14)

« C’est pas de la littérature, c’est du mauvais journalisme ».

 

La ville de Köszeg est au centre de ses trois romans :

Le Grand Cahier, La Preuve et Le Troisième Mensonge.

L’écriture ne pouvant assurer ni vivre ni couvert,

Agota travaille dans une manufacture horlogère,

toute la journée chez Ebauches SA à Peseux,

et le soir elle écrit des poèmes en hongrois et français.

Si l’exil provoque un besoin compulsif d’écrire,

pour Agota : « Il faut du courage pour écrire certaines choses ».

Aussi survivre aux douleurs multiples du déracinement.

Mais comment traduire l’exil avec la langue de Voltaire,

cette « langue ennemie » qui deviendra pourtant langue d’écriture ?

 

Agota Kristof abhorre les sensibleries littéraires.

Pour elle, pas de place aux mensonges des sentiments et des mots.

S’en tenir aux faits. Aller à l’essentiel. Seulement ça.

 

Elle « regarde souvent les cartes postales de Köszeg »[1],

elle n’aurait jamais dû quitter la Hongrie. « Si j’avais su

que je resterais toujours, je ne serais pas partie. Oui,

je regrette ce choix. » « Hier tout était plus beau… ». Oui.

 

« … la musique dans les arbres

le vent dans mes cheveux

et dans tes mains tendues

le soleil »[2].

 

Agota Kristof arrête d’écrire en 2005.

Sa machine à écrire, son dictionnaire bilingue hongrois-français,

puis ses manuscrits de romans et d’œuvres théâtrales

seront vendus aux Archives littéraires suisses, à Berne.

 

Elle meurt le 27 juillet 2011 à Neuchâtel.

 

 

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Editions ZOE

 

 

 

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Opus Seuil

 

[1] Claire Devarrieux, Libération, 5 septembre 1991.

[2] Agota Kristof, Hier, in Opus Seuil, 2011.

12/02/2023

Anne-Emmanuelle Fournier

Une lecture de Gaël de Kerret

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Anne-Emmanuelle Fournier

 

L’OFFRANDE AUX FANTôMES

SUIVI DE

Il y a longtemps que je t’AIME

[Editions Unicité, 2022]

 

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© Anne-Emmanuelle Fournier

 

 

Commençons, peut-être, par interroger ce double titre. La seconde partie est-elle vraiment un ajout ou une suite ? En réalité, j’ai ressenti cet ouvrage comme un chiasme, dont l’inclusion centrale est un poème isolé qui a pour rôle de transformer toute l’aspiration de la première partie en Réalisation finale.

Il est aisé de rentrer dans la première partie : ces « carrés » de prose nous placent dans une géographie par le mot. Le mot fait l’espace. Le lecteur s’y rend comme si c’était aussi un peu le sien. Les phrases sont courtes, prévenant toute tentation discursive. Ne reste que le primat de la sensation, comme un envol de l’initiation de l’auteure vers la science des vivants.

Le mot, disais-je, détaille la géographie, mais il détaille aussi les bruits quotidiens, non comme une lassitude potentielle, mais comme le sentiment d’un trésor qui est encore questionnement. Ces bruits sont entendus sans tout-à-fait être dans l’Entendement, en cohérence avec la conscience d’un sujet encore enfant au début de ce livre.

Le lecteur reste alors bouche bée devant ce que l’auteure/jeune fille appelle pudiquement « le vieil homme » qui lui enseigne tout, mais « ne reparaîtra plus ». Cet homme vieux de deux millions d’années – comme l’écrivait Carl Gustav Jung – parle la langue des oiseaux, car les Anciens transmettent non ce qu’ils disent, mais ce qu’ils sont. Puis vient l’impressionnisme de l’été. Tourisme nostalgique maintes fois réitéré en littérature ? Sauf que des mots tels que « la piscine municipale » nous empêchent résolument de fuir vers le faux et enterrent tout embourgeoisement du discours. Et l’on se demande si l’exactitude des mots ne cache pas une aspiration qui ne peut encore se dire.

Cependant, la petite fille grandit et veut prendre sa place dans ce monde. L’état de tension entre le bruit banal et l’homme vieux de mille ans ne cache plus qu’un sens de vie est en train de se constituer. Cette question du Sens est prégnante dans ce livre. Depuis que Copernic nous a dit que la terre n’était plus au centre de l’univers, l’homme baroque, avec Caravage, est devenu ombre et lumière se posant la question du sens de sa présence dans l’univers. Alors, dans la nuit qui est forcément nuit éveillée, l’adolescente cherche à découvrir la lumière qui habite les ténèbres. Même la pluie qui affole les 'raisonnables' est pour elle l’expression de la liberté « qui ruisselle par tous les pores de la nuit ». D’autres nuits, il y a même des étoiles dans cette marche que jonchent tant d’obstacles. Ces étoiles sont la métaphore du chemin « vers une source ». Elle sait la source, mais elle ne la connaît pas. Ce sera dans le quotidien du mot que se recueillera le sens : « Une pliure du multivers où tu réponds au téléphone, sarcles tes parterres ». On trouve en ce processus les trois acceptions du mot sens en français : sensation, direction, signification ».[1] Pour François Cheng, on glisse alors subtilement vers le Yi puis le Yi King comme « accord, entente communion ». Pour l’auteure en quête d’initiation, c’est là le plus important. Elle voit l’agitation des touristes, mais « rien de tout cela ne parvient jusqu’au ventre de pénombre de la maison, où la grand-mère attend. »

Puis la femme advient dans son statut d’adolescente, qui parvient à s’aimer par le tissu enveloppant son corps, donnant au « rêve de soi » la beauté exemplaire. À cet âge, parce qu’elle a pris l’univers comme amant, elle sait ce que veut dire : « partager un plat odorant à l’ombre d’un platane », avec les « valides et les fracturés ».

Fracturés ? Quand il lui est donné de voir les morts malgré tout, les rôles sont étrangement renversés : ce sont les vivants les crucifiés. Preuve en est : son lieu de visions, d’odeur et d’intangible, son topos de la Lumière spirituelle est dorénavant une pancarte : À vendre. Oui, les choses passent, mais la Lumière n’est pas à vendre. Les armoires, les lits sont médusés face à ce qui va être leur drame absolu, mais l’enfant d’autrefois s’approche du piano pour un dialogue avec les morts car elle sait « qu’ils rêvent ». Soudain monte en elle l’exigence d’une décision. La méditation doit faire place à la résolution, sous peine de rejoindre ces morts.

Cette résolution est le Kaïros du livre : ce poème adressé directement à l’homme de sa vie avec qui elle va pouvoir exercer chez elle, pour elle, toutes les visions recueillies de l’enfance. À cause de cette métanoïa du chiasme, il fallait changer d’écriture. Ce sera donc de la poésie (librement) versifiée, dans laquelle le mot isolé est roi de prophétie, parce que l’auteure sait que la poésie est création au sens du poïein grec. En 1951, le philosophe Martin Heidegger commente ainsi ce que devrait être la poésie :

« Poétiquement habite l’homme sur cette terre. Dans quelle mesure l’homme habite-t-il poétiquement ? S’il habite ainsi, c’est qu’il parle... que pouvons-nous faire pour sauver le Poème de son manque de pays ?

Libérer la poésie de la littérature, c’est une chose.

 Il faut sauvegarder la terre dans son intouchable source à partir du Haut-jeu entre les divins et les mortels, pour ce jeu même. » [2]

C’est ainsi que je définirais la poésie d’Anne-Emmanuelle Fournier : mots rendant sacré le quotidien, sacrés les changements de statut de l’enfant né à la vie, mots qui donnent la verticalité du « Haut-jeu entre les divins et les mortels ». C’est un quotidien semblable à l’épi de blé surgissant de terre, porteur de tant d’archétypes immémoriaux. Renversement ici encore : dans cette partie placée sous le signe de la chanson traditionnelle À la claire fontaine, c’est l’enfant qui enseigne : « cet amour est plus grand, plus ancien que tout ce que je crois être ». Il enseigne par le « désir de parole », écrit l’auteure, et non par la « langue domestiquée ». En archê ên o logos : à l’origine était la parole, écrit le Prologue de Saint Jean. Et du côté de la fin, les rêves montrent que l’âme continue son travail, que la Lumière continue son travail malgré l’extinction de la forme, ce que l’auteure dit par ces mots : « Lorsque le temps aura dissout mon nom sur mes propres lèvres ».

Chacun des poèmes de ce dernier temps du recueil commence par « Je pourrais vivre ». Cette anaphore m’a rappelé la structure du poème « Liberté » de Paul Éluard, extrait de Poésie et Vérité et par exemple fiévreusement mis en musique par Francis Poulenc dans Figure humaine. L’apostrophe d’Éluard résonne : j’écris ton nom, j’écris ton nom, j’écris ton nom : liberté ! On peut penser qu’Anne-Emmanuelle Fournier, qui témoigne en réalité d’une double mise au monde, pourrait faire sienne cette déclinaison : mon enfant-liberté, j’écris ton nom.

 Gaël de Kerret

 

[1] François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Albin Michel, 2006, p.35

[2] Revue Obsidiane, « Heidegger » 1982, p. 145. Cette prise de parole prend place lors d’une lecture de poèmes à Bühlerhöhe, ville dAllemagne près de Baden-Baden.

 

20/07/2022

FEU! CHATTERTON ! (Arthur Teboul) AU CABARET VERT

 

20/06/2022

Monologue sur un portrait - par Nathalie Riera

NATHALIE RIERA

Monologue sur un portrait

[Samuel B.]

 

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  Extrait

 

Texte inédit

 

« Que sait-on de toi, Samuel B. ? Tu es de ceux qui ont toujours pensé qu’un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous, fallait sentir quelque chose en soi se pourfendre, pas de théorie, jamais, tout commence avec le corps, dirait ton ami Paul A. Ton regard ressemble à une mer gelée, et avec tes yeux d’un bleu clair un peu glacial, une sorte d’angoisse transparait, qui a marqué ton visage taillé à coups de serpe. Comment ne pas s’intéresser à toi ? Il y en a un qui a cherché à te connaître. Tu te souviens, c’était en 1968, ta rencontre avec Charles J, un an avant qu’on te décerne le prix Nobel de littérature. Tu te souviens à quel point tu l’intimidais, impressionné par ce qui se dégageait de ta personne. Il y aura plusieurs rencontres entre vous. On peut se retrouver en face de toi sans que tu n’émettes un seul mot, et ça peut durer un long moment ce temps sans parole, ce mutisme malaisant, mais en même temps, paradoxe, ce silence ouvre des perspectives de dialogue. Charles J. était si jeune à l’époque de votre première rencontre, mais c’est peut-être celui qui aura le mieux saisi ton étrangeté. On vous dirait tous deux unis, scellés par un curieux conciliabule, mais Samuel B. tu n’es pas homme à t’épancher. Que s’est-il passé ce jour-là, quand cet homme s’est jeté sur toi, on a parlé d’un clochard avec un poignard, ce coup aurait pu t’être fatal ! Tu souffriras néanmoins d’une fragilité pulmonaire. Austère, minimaliste, monacal, des vocables qui te vont bien. Tu te souviens ces années à Montparnasse, désorienté, perdu, sans ressources, et le tunnel dans ta tête. Presque te plaisais-tu à dire que tu n’es jamais né, drôle de révélation que n’être finalement jamais né, tu l’as écrit dans Tous ceux qui tombent. Samuel B. ta littérature ressemble presque à ta vie, l’écart est très mince entre l’une et l’autre, deux champs qui ne se contredisent même pas… Tu as été profondément marqué par la littérature de Joyce et parmi les artistes, notamment les peintres, ta complicité sera grande avec les Bram et Geer Van Velde, les « peintres de l’empêchement », selon ton expression. D’ailleurs, Charles J. écrira aussi sur ses rencontres avec Bram, comme il a pu le faire à l’occasion de ses rencontres avec toi. Il y a un fait de toi que j’aimerais évoquer, à l’époque où tu recevras ta première distinction, et pas des moindres. Nous sommes en mars 1945 quand tu te vois récompensé d’une croix de guerre et d’une Médaille de la Résistance. Ce prix te semble plus acceptable, voire même moins humiliant que celui du Nobel, qui sera vécu comme une « catastrophe »… Toi et les mondanités, ce n’était pas ton fort, tu me fais penser à cet autre écrivain autrichien Thomas B. et ses fameux Mes prix littéraires, neuf petits récits aux discours assassins face à la vanité de l’industrie littéraire. Samuel B. :  si la solitude n’est pas toujours ou forcément un écrin du bonheur, pour toi ce sera surtout l’écriture et son appel infini à la transgression, l’écriture comme l’affirmation d’une expérience extrême, ainsi que le disait Rilke au sujet de l’œuvre d’art, laquelle était pour lui toujours liée à un risque. Avec toi, Samuel B. ce sera l’écriture toujours à l’ombre du silence, à l’ombre du silence, l’écriture, toujours à l’ombre, l’écriture du silence, du silence l’écriture toujours à l’ombre, à l’ombre l’écriture toujours du silence. » 

(c) Juillet 2021

 

12/03/2022

Les Carnets d'Eucharis - "Sur les routes du monde, vol. 3" - Une lecture de Mazrim Ohrti (Poezibao)

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par Mazrim Ohrti – POEZIBAO

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[Les Carnets d’Eucharis – Sur les routes du monde #3 – 2021]

 

 

Une fois de plus, explorons la magnifique revue toute en nuances de Nathalie Riera et de ses complices dont le sous-titre promet une pérégrination « tous azimuts ». Confrontons-nous à une mondialité affranchie des affres du mondialisme. L’édito convoque les écrivains-voyageurs, d’Homère à Sylvain Tesson en passant par Chateaubriand, Jack London, Nicolas Bouvier, Kerouac, Jacques Lacarrière. Peinture, arts visuels, danses des mots et des corps nous invitent à suivre ce mouvement perpétuel dans les pas de Pina Bausch avec son Tanztheater, de Pippo Delbono, ce « poète intranquille de la scène » ou d’Ilse Garnier à laquelle se rattache d’emblée le nom de spatialisme. On apprend combien l’Afrique lui fut source d’inspiration autrement qu’à travers « un monde exotique ou un réservoir de motifs pittoresques ».

Il y en a comme à l’accoutumée pour la détente et l’érudition, dans l’idée que l’un ne va pas sans l’autre pour peu qu’on veuille se refaire une santé culturelle par les temps qui courent sans se retourner. Rythme et mesure et liberté créatrice extatique ne s’opposent pas, bien au contraire.  LIRE LA SUITE

 

Anne-Emmanuelle Fournier "La part d'errance" - Une lecture de Rodolphe Houllé

 

Anne-Emmanuelle Fournier

LA PART D’ERRANCE

[Editions Unicité, Coll. « Le Vrai Lieu », 2021]

 

 

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© Anne-Emmanuelle Fournier (sur sa page Facebook)

 

 

par Rodolphe Houllé

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Maurice G. Dantec disait qu'une bibliothèque est un arsenal. Si cela est vrai, alors ce livre serait une arme de précision dotée d'un silencieux. Mais une bibliothèque est aussi un bunker et l'on a effectivement le sentiment que ce recueil est écrit alors qu'une catastrophe s'est produite – et continue à se produire. Il témoigne de l'état actuel du monde. Si quelqu'un du futur le lisait, il penserait : alors c'était ainsi, ce monde était ainsi. Car il n'y a pas, en le lisant, de quoi douter de cet état.

Le monde est fracturé. L'homme debout, le dieu et l'animal couchés. Couchés aussi l'air du soir, la lumière et le cadavre. Arrogance de la verticalité, surtout quand elle est immobile.

Cueillir, marcher, passer, traverser, tanguer, ployer, s'incliner, s'écouler.

La fission atomique symbolise cette fracture. L'autoroute, l'usine à porcs, la centrale nucléaire, dans ce triangle où l'homme sain ne peut que perdre la raison se joue quelque chose d'essentiel. Et qu'a-t-il à nous dire, ce « prométhée cafardeux » qui erre de nuit entre le « feu dérobé aux étoiles » et les « animaux concentrationnaires » ? Rien, ou si peu. Devant l'énormité du crime il ne peut que « psalmodier » et « sangloter doucement », abandonner seulement la camisole de la parole technocratique qui catalogue, classe et dissèque, s'identifiant ainsi à l'homme hypothétique évoqué par Paul Celan dans Tübingen qui, « s'il venait […] au monde, aujourd'hui, avec / la barbe de clarté / des patriarches : il devrait / s'il parlait de ce / temps, il / devrait bégayer seulement, bégayer, / toutoutoujours / bégayer ».

C'est que la fracture du monde matériel conduit inévitablement à celle de l'être. La séparation est une autre manière de nommer la fracture. A ce point radical que, même si « Voilà plus de mille ans que nous marchons / sans trouver l'eau », nous ne savons même plus « si nous saurons encore la reconnaître ».

La droite et l'angle dessinent la ligne de fracture qui traverse de part en part l'homme mutilé, « rogné ». Il n'y a pas de ligne droite dans la nature, la forme géométrique apparaît dans l'infinitésimal qui nous a engloutis, nous qui avons consommé le « fruit anguleux de la connaissance » et, munis de l'horloge atomique, disséqué le temps même, abandonnant « le cœur dilaté de ce présent » que rien ne saurait mesurer, sinon « la main pleine de son propre pouls », la « pendule arrêtée » dans le « fond animal des jours ».

Mais ce n'est pas du tout un livre politique, même si à défaut d'une politique, une manière d'envisager l'humain pourrait s'en dégager. Ce n'est pas non plus un livre de colère, même si l'un de ses piliers est la colère, car la colère ne convient pas. Et encore moins un manifeste, car nous avons déjà bien trop pensé (c'est-à-dire, pensé de cette manière voracement tendue vers l'avenir) et que cent-cinquante ans après Rimbaud, plus terrifiant encore, on voit toujours « roulant comme une digue au-delà de la route hydraulique motrice, / Monstrueux, s'éclairant sans fin, — leur stock d'études ».

Assez d'idées. Assez de choses. Assez d'avenir. La Que Sabe chante au-dessus des os, elle sait, que comprendre n'est rien.

Main : « crevassée ». Rumeur : « obscure ». Vent : « aride ». C'est ainsi qu'est le monde, parfaitement inintelligible. Pourquoi donc chercher à comprendre ? Et que comprendre ?

Que faire ? Rien. Cueillir, marcher, passer, traverser, tanguer, ployer, s'incliner, s'écouler.

Errer. Errer sous la force de gravité, « mère de toutes les forces ».

Marcher à côté du cheval et l'abreuver. Le cheval sait, lui aussi. Sa « mâchoire d'ombre », « sa sueur et ses muscles ». Rien d'autre, « dans le soir qui respire / à peine ». C'est le compagnon du lecteur, qu'il marche sous la steppe chamanique ou attende la nuit. Regarder son « visage ».

Regarder les insectes venus « manger aux pieds » de celle « qui ne vieillit plus depuis longtemps » et le moucheron qui « tournoie au-dessus de la table / […] sans doute plus proche que moi / de ce que serait Dieu ». Regarder ce qui est, regarder ce qui vit, c'est-à-dire tout. Brûler le vêtement de cette pensée mortellement civilisée devant le « dieu à tête de buffle » afin de se présenter nu devant « le dieu à quatre pattes ».

Ne plus être séparé.

Nous avons oublié ce que « vivre a de terriblement élémentaire » notait Jean Grosjean dans sa magnifique préface au Journal du manœuvre de Thierry Metz. Anne-Emmanuelle Fournier relève que cet oubli ne saurait cependant être complet et – c'est là sans doute l'un des aspects les plus troublants et les plus dérangeants de son livre – parvient à nous faire ressentir à quel point notre époque, comme toute époque, n'est qu'une pellicule dérisoire immergée dans un temps immémorial où presque rien de ce que nous imaginons connaître n'a de valeur et qui parfois, à la faveur d'un relâchement de l'attention, dissout toute certitude pour nous plonger dans le mystère fondamental et éternel du monde. Le poème qui débute par « Murmurée à l'après-midi / dans la stase d'une saison jaune » réussit de manière admirable à évoquer le malaise, l'étrangeté et la fascination dans lesquels nous emporte irrésistiblement cette lame de temps venue d'un passé vertigineusement lointain submerger le présent.

La « Méditation terrestre » qui clôt l'ouvrage évoque aussi ce glissement, d'une manière peut-être moins inquiétante, mais l'on ne peut s'empêcher de penser que « le son d'une voix » qui « de loin en loin » « perce mollement la canicule », « comme engourdie » et que nous avons « peut-être rêvée / dans cette journée ou dans une autre » n'est autre, incertaine, chancelante, que celle de l'homme, qu'une simple promenade par un après-midi d'été aura suffi à effacer presque entièrement du monde.

Livre compact, sec et lourd comme une pierre. Livre liquide, livre aérien.

Très grande maîtrise du silence. Livre silencieux. Livre qu'on écoute plus qu'on ne le lit qui, refermé, continue à vibrer longtemps dans la mémoire, comme planté dans le mille d'une cible inconnue par une magicienne inquiète. Souhaitons que sa parole soit entendue.

 

 

07/11/2021

Les Carnets d'Eucharis 2021 - En livraison dès le 08 novembre 2021

LES CARNETS D’EUCHARIS

(SUR LES ROUTES DU MONDE – VOL. III]

 

 [LIVRAISON LE 08 NOVEMBRE 2021]

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avec le soutien de la Fondation Jan Michalski 

 

Jean-Marcel Morlat  Zoé Balthus Patrick Boccard Nicolas Boldych Jean-Paul Bota Jean-Paul Lerouge Zagros Mehrkian Estelle Ladoux Nathalie Riera Alain Fabre-Catalan Martine Konorski Claude Darras Marianne Simon-Oikawa Michèle Duclos Camille Loivier Armelle Leclercq Christophe Lamiot Enos Irina Bretenstein Gérard Cartier Geneviève Liautard Jennifer Grousselas Michèle Kupélian Richard Skryzak Dominique Pautre Jean-Paul Thibeau Barbara Bourchenin Jean-Charles Vegliante Patrizia Valduga Naomi Shihab Nye Angèle Paoli

 

La route d’Anatolie

[Puis la glaise et la boue s’allument de mille feux et le soleil d’automne se lève sur les six horizons qui nous séparent encore de la mer. Tous les chemins autour de la ville sont tapissés de feuilles de saule que les attelages écrasent en silence et qui sentent bon. Ces grandes terres, ces odeurs remuantes, le sentiment d’avoir encore devant soi ses meilleures années multiplient le plaisir de vivre comme le fait l’amour.]

Nicolas Bouvier L’Usage du monde éditions Quarto Gallimard

               

Format : 16 cm x 24 cm | 230 pages (dont un Cahier visuel de 8 pages)

| France : 26 € (frais de port compris)

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20/10/2021

Les Carnets d'Eucharis au Marché de la Poésie - sur le stand 110-114 du CipM

38ème bis Marché de la Poésie

Du mercredi 20 au dimanche 24 octobre

Place Saint-Sulpice, Paris 6e

 

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Le Cipm est au Marché de la poésie, où il accueille un ensemble d’éditeurs et de revues de la Région Sud : Caméras animales, Fidel Anthelme X, Journaud, La Nerthe, L’Ollave, Plaine Page, Vanloo ; Art Matin / GPS, Bébé, Cri-Cri, Fondcommun, GPU, If, Les Carnets d’Eucharis, Muscle, Nioques, Pavillon Critiqvue, Phœnix, Teste. Présentation des livres, des revues, des actions, des projets…
Rencontre autour d’un verre mercredi 20 octobre, de 18 à 20h, à l’occasion de l’inauguration du Marché de la poésie : stand 110 - 114 (Cipm, éditions de l’Attente, éditions Nous).

ǀ  POUR + D'INFOS

 

 

09/09/2021

ANNA MILANI - Incantation pour nous toutes (extrait lecture audio 3'54)

ANNA MILANI.

INCANTATION POUR NOUS TOUTES

Lecture d’un extrait par Nathalie Riera

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[ © ISABELLE SAUVAGE EDITIONS, 2021]


ǀ POUR + D'INFOS

 ǀ ECOUTER L’EXTRAIT : 
podcast

 

 



03/06/2021

Pascal Quignard à livre ouvert - avec Olivia Gesbert

02/05/2021

Sophie Brassart

 

 

Ardentes patiences

[Extraits]

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  Extraits

 [Sophie Brassart, Ardentes patiences

Éditions du Cygne, 2021]

 

Chant circulaire de la tourterelle

 

Pareil à ce rire

jeté de femme en femme

 

Maintenu à la frondaison du lavoir

Suspendu à sa propre nudité

 

Calme de l’haleine

Au milieu du temps          immobile

 

Sur les dalles de la voie romaine

 

Sur les herbes et cailloux aveuglants

 

           Que faisons-nous

 

 

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Ceci je veux le partager :

 

Gorge

 

Vierge dans la chaleur des mûres

Velue la patte de l’insecte

 

Doigt d’une genèse invisible

 

Percée du ciel en crêtes de fer,

fifres noirs

 

Voici que la montagne se couvre d’ombre

 

Couvre notre existence

d’une aura sans finir

 

 

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Un bosquet s’élance – à même l’ombre

Le bleu immense – depuis quelque temps

J’écoute le revers des feuilles

 

C’est maintenant que je connais l’indicible

 

Un bosquet s’élance et tresse

les liens du corps avec l’esprit

 

& nous saluons le vin

Pour éluder           la mélancolie nouvelle

 

 

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Je me suis assoupie, comme gorge tremblée

 

Le lilas de ma naissance, toute trace

Majestueuse par la zébrure du fleuve

 

Est-ce le rêve qui enseigne l’ombre

 

Mon regard se découd :

 

Libre de l’air et des insectes,

Venus pour qu’il devienne

 

          air, insectes

 

 

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| BIO-BIBLIOGRAPHIE : Sophie Brassart, poète et plasticienne, vit à Montreuil. Elle a publié un premier recueil en 2018, Combe, aux éditions Tarmac, puis en 2019, Je vais, à la mesure du ciel, aux éditions du Cygne. Elle a réalisé une fresque regroupant vingt visages de poètes contemporains exposée de manière pérenne à l’Université de Caen.

 

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© Éditions du Cygne 

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01/05/2021

Julien Gracq

JULIEN GRACQ

Carnets du grand chemin

[Extraits]

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[1910-2007]

 

 

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  Extraits

 [Julien Gracq,

Carnets du grand chemin

José Corti, 1992]

 

« Route de Sallertaine à Soullans, bordée, le long de ses fossés, d’un liseré continu de saules et de tamaris au léger et tremblant plumage. Un frais et fort coup de vent de mer les met en émoi, fouaille et fait écumer la masse mobile, verte, rose et argenté ; c’est l’heure de la marée haute sur la côte toute proche, il est six heures du soir ; un soleil neuf, dans le ciel décapé par le coup de vent, étincelle sur les charrauds, les bourrines blanches et vertes, le feutrage fauve du marais rissolé : tout est lumière et mouvement, limpidité saline, entrain rustaud, bousculade allègre, crinières secouées à plein poing et retroussis de linges. C’est canonnade de fête tout le long de la côte, et toute la campagne, rubans au vent et feuilles à l’envers, l’accompagne à cœur joie de ses danses pataudes, et jette son bonnet par-dessus les moulins.

Je me sens toujours animé d’une espèce d’allégresse, quand je me trouve sur la route à la fin d’un de ces grands coups de vent d’ouest criblés de soleil qui marquent de leur signe sur toute une province la journée époumonée, et auxquels chaque canton, chaque paysage, imprime son timbre et son orchestration singulière, fastueuse ou modeste : on traverse ces jours-là la campagne comme on traverse les villages un jour de quatorze juillet. » [pp.24-25]

 

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« Le parc de Saint-Cloud, veuf de son château, avec ses avenues convergeant vers le vide, sa perspective étagée qui cascade avec ampleur de palier en palier jusqu’à la balustrade suspendue au-dessus de la Seine, rameute à lui seul dans mon imagination toutes les étoiles de routes désaffectées qui, toujours, m’ont parlé dans la langue même des Sirènes. Routes qui ne mènent nulle part, perspectives inhabitées qui ne donnent sur rien, comment ne pas voir qu’elles sont sœurs de ces pièces vides, pleines de gestes fantômes et de regards que nul ne renvoie, dont la vacuité centrale a trouvé place malgré moi presque dans chacun de mes livres ? Il peut se rencontrer pourtant une singularité paysagiste plus rare encore. Dans le site peu connu de la Folie Siffait, proche de la Loire et du petit village du Cellier, site que Stendhal, et, je crois bien, George Sand ont visité au siècle dernier, partout des escaliers en impasse, des échauguettes, des belvédères sans panorama, des pans de courtine isolés, des soutènements pour jardins suspendus, des contreforts qui semblent épauler au-dessus du vide le mur de fond d’un théâtre antique, renvoient, sous l’invasion des arbres, à l’image d’un château non pas ruiné, mais  éclaté dans la forêt qu’il peuple partout de ses fragments : si jamais l’architecture s’est manifestée sous la forme convulsive, c’est bien ici. Pourtant, tant de préméditation dans l’étrange rebute un peu : il manque, dans cette matérialisation coûteuse et un peu frigide — sur plans et sur devis — de la lubie d’un riche propriétaire désaxé, la pression du désir et la nécessité du rêve qui nous émeuvent dans le palais du facteur Cheval. Ce qui me ramène quelquefois sous les ombrages aujourd’hui très ensauvagés de la Folie-Siffait, c’est plutôt une projection imaginative terminale : j’y vois le prolongement en pointillé et comme le point ultime de la courbe que dessine, depuis la fin du Moyen Âge, l’alliance de plus en plus étroite nouée avec la pelouse, le bosquet, l’étang et l’arbre, par l’art de bâtir : j’y déchiffre comme le mythe de l’Architecture enfin livrée en pâture au Paysage. » [pp.58-59]

 

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« […] L’arbre… Il n’apparaissait d’abord qu’au fond des vallées, dans les files de peupliers qui pacageaient leurs prairies molles, ou bien par intervalles, dans le lointain du plateau, un bouquet de noyers appuyant leurs branches basses sur les clôtures de pierres sèches d’une cour de métairie. Maintenant — comme une foule sortie on ne sait d’où qui s’agglomère en grappes — d’abord posté de loin en loin en sentinelle, il accourt de partout vers la route que vient reborder peu à peu de chaque côté une fourrure luxuriante d’herbe verte. Non plus le noyer grêle aux feuilles claires, mais le châtaignier vert sombre, piqué de rosettes d’un vert plus jaune, dont l’ombrage est si lourd, et le massif de feuillage si compact. Et, de toutes parts, gardés par ces hautes tours vertes, s’étalent non plus les chaumes secs et les éteules roussies du Poitou, mais de profonds étangs d’herbe, enclos entre les berges des haies, chambres de verdure secrètes qui s’imbriquent et s’entr’rouvrent indéfiniment l’une sur l’autre, pelucheuses, moelleuses, encourtinées, et d’où l’haleine des plantes confinées déferle sur la route aussi intime et entêtante que la touffeur d’une alcôve. Ce n’est pas la forêt, clairement délimitée, avec l’aplomb de sa muraille nette et l’avalement brutal, en coup de vent, de la route par sa haute tranchée noire — ce n’est pas le bocage aux haies de ronciers plus épaisses et plus maigres — c’est un enfièvrement congestif du monde des plantes, qui monte, gonfle et s’amasse peu à peu des deux côtés de la route comme un orage vert. Les branches s’avancent au-dessus de la chaussée et y dégorgent lentement, goutte à goutte, l’eau lourde de la dernière averse : au-dessous d’elles, le long des bas-côtés où s’épaissit l’herbe vorace, les paravents des haies ferment toute issue au regard ; le bourrelet tremblant des fougères vient onduler jusqu’à l’asphalte. On se laisse couler comme au cœur d’une eau verte et lustrale dans l’énorme respiration calme : nulle forêt noire, dans sa plantation ligneuse, son odeur de cave et de fagot, ne se referme sur le promeneur aussi voluptueusement que ce bain de plantes fermé comme une voûte, duveteux comme une mousse, qui comble et étanche en nous quelque chose de plus ancien que la soif. Très loin au-delà de cette déflagration de verdure qui monte sur la terre et gonfle ses ombrelles vertes, il y a une grande ville, mais son existence même s’embrume, et ce n’est pas vers elle qu’on marche : on monte, on voudrait continuer à monter interminablement vers ce haut pays de la verdure arborescente, à travers laquelle filtrent maintenant les barreaux horizontaux du soleil, où rien ne frappe plus l’oreille que le craquement solennel des branches chauffées, et où on croit entendre quelquefois l’arbre respirer. […] » [pp.67-69]  

 

 

 

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© José Corti

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Pascal Boulanger

L’intime dense 

[Extraits]

 

 

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  Extraits

 [Pascal Boulanger, L’intime dense

Éditions du Cygne, 2021]

 

Le savoir où l’on meurt

mais la ferveur qui vaut de l’or ?

& la rivière sur le chemin du soleil ?

& l’esprit d’enfance dans la chevelure forêt ?

Le promeneur qui marche sur la baie

tient la main de l’aimée

même absente.

 

 

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Proche

insaisissable

en épiphanies qui brûlent.

La présence d’un ciel

dans l’éclat de ces yeux

fera-t-elle retour ?

Dans l’attente parmi

les oiseaux bavards de l’aube

qui signe & veille

sur les montagnes du temps

chose nouvelle ; amour ?

 

 

 

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Comment se vivre autrement

au soleil couchant

quand l’écart assaille.

Sans sommeil

l’effrayant désir

entre l’herbe & le ciel

vers les yeux

commence à voir

& glisse

jupe cambrée

à la courbe,

une fenêtre, l’univers

dans la main.

 

 

 

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Franchissement plein amour

qui fait présence ne manque

aux roses qui se tiennent nues.

Au toucher doux rêche

la chair des fruits ruisselle

sur une table.

Désir présume comme

un enfant joue seul

sans souci de rien

& goûte à la volupté

nouvelle du monde.

 

 

 

 

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| BIO-BIBLIOGRAPHIE : Pascal Boulanger, né en 1957, a été bibliothécaire en banlieue parisienne. Il vit en Bretagne, près du Mont Saint Michel, depuis mars 2019. Il a publié des articles et des chroniques dans de nombreuses revues littéraires. Parmi ses derniers livres – recueils ou essais – Guerre perdue (Passage d’encre), Mourir ne me suffit pas (Corlevour), Jusqu’à présent je suis en chemin, carnets 2016-2018 (Tituli), Trame : anthologie 1991-2018 suivie de L’amour là (Tinbad).

 

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© Éditions du Cygne

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ANNE-EMMANUELLE FOURNIER

La part d’errance

avec six gravures de l'artiste Régis Rizzo 

 

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  Extrait

 [Préface de Jean-Yves Masson]

 

Dans une célèbre conférence sur la poésie, Hofmannsthal compare le poète à un sismographe. Ce texte de 1907 s’intitule « Le poète et l’époque présente » et j’y ai songé en lisant La part d’errance d’Anne-Emmanuelle Fournier, où s’exprime avec une sensibilité vibratoire l’inquiétude de notre temps face à la coupure de plus en plus prononcée entre l’homme moderne et la nature, en même temps que s’y donne à lire une quête pour retrouver les chemins perdus de la transhumance vécue comme expérience spirituelle, ce ressourcement périodique au sein des forces naturelles.


 

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  Extrait

 [Anne-Emmanuelle Fournier, La part d’errance

Éditions Unicité, 2021]

 

 

Regarde

regarde encore dans le visage du cheval

entends venir l’orage de très loin

et retrouve

ce consentement sans réserve à la loi du monde

de celui qui n’a pas mangé le fruit anguleux

de la connaissance

 

De celui qui n’a pas déserté les liens

ne s’est pas contemplé nu

dans une mortalité que plus rien ne rachète

 

 

 

Si les étoiles refusent de répondre

si Dieu même est béance

dans les eaux renversées du ciel

 

Comment croire à ce sol où nous tentons de planter

                                                        un chemin ?

 

Il faudrait bien oser une sorte de foi

 

 

Quelque chose comme l’espérance des chats

qui attendent postés sur les seuils

dans l’ascèse de l’aurore

 

Et la voix pleine des vivants

où réchauffer nos mains.

 

 

 

Ceux qui mènent les chevaux boire

comme à une très ancienne offrande

en surplomb de ces tours

— qui sont pour les oiseaux

ce que sont pour nous les cités d’insectes

excavées dans les flancs de la terre —

 

 

Ceux-là qui se tiennent    même cernés de béton et d’acier

tout contre la pulsation des troupeaux

sont-ils encore porteurs de la promesse

d’une alliance possible

avec tout ce qui naît puis s’érode

dans l’entropie des particules ?

 

 

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© Éditions Unicité 

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27/04/2021

Une lecture de "Siascia - Portrait sur mesure"

Nathalie Riera

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[Leonardo Sciascia. Une « expérience d’écrivain en province »]

 

 

 

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Leonardo Sciascia | Editions Nous, 2021

 

 

 

Leonardo Sciascia (1921-1989) ne saurait être vu sous le prisme réducteur d’un écrivain provincial, mais bel et bien un écrivain enraciné dans sa Sicile natale jamais quittée, ou si peu, la Sicile soufrière – l’écrivain est fils et petit-fils de mineurs de souffre –, précisément Racalmuto, dans la province d’Agrigente, sur la côte sud-ouest. Autre lieu tout aussi mémorable dès la plus tendre enfance, loin de « l’âcre exhalaison du soufre en combustion », celui du lieu-dit La Noix, où Sciascia passera ses plus belles vacances ; un lieu de villégiature mais aussi de prédilection pour l’écriture, « tous mes livres ont été écrits dans ce lieu », livres que l’écrivain estime « consubstantiels : aux paysages, aux gens, aux souvenirs, aux affections. » Sur la question de son profond enracinement en province, à l’occasion d’un entretien, il répondra qu’« il est tout à fait de bon sens que l’écrivain vive dans l’environnement humain qu’il connaît le mieux, qu’il donne témoignage d’une réalité à laquelle il est lié par le sentiment, la langue, les habitudes, et dont aucun mouvement, aucun pli, aucune nuance ne lui échappe. »

Sciascia, « une des figures centrales de la littérature “engagée” en Italie – et l’une de ses voix polémiques les plus lucides et précieuses », peut-on lire sur la quatrième de couverture du tout récent Portrait sur mesure paru aux éditions Nous. La traduction des textes et la présentation de l’ensemble assurées par Frédéric Lefebvre, l’ouvrage rassemble un bouquet d’articles et d’essais, dont la plupart ont été écrits pour le journal L’Ora. Si certains textes relèvent de l’autobiographie, d’autres ont particulièrement trait à la Sicile, à son histoire, à ses traditions religieuses, à son immanquable mafia – sujet dont Sciascia a consacré une série de textes, tout en soulignant la complexité du phénomène. Il faut savoir que l’île aura été marquée par plusieurs événements insurrectionnels depuis le XIIIe siècle jusqu’à l’unification italienne (le Risorgimento en 1861), où aurait émergé la mafia.

Avec son texte « La grande soif », écrit à l’occasion du film documentaire de Massimo Mida, l’écrivain rend compte de cette Sicile devenue aride, en proie à la technique et au rêve de l’industrialisation : « L’île a tellement de problèmes. Mais ils sont presque tous liés au problème de l’eau. L’eau disputée jusqu’à la violence et au crime. L’eau qui se perd dans les méandres de la bureaucratie et de la mafia. » … « Le manque complet d’eau a presque vidé de ses habitants le village de Capparini… » … « Licata est la ville la plus assoiffée d’Italie » … « L’eau manque parfois jusqu’à 30 jours de suite. » … « Et voici Palerme, une ville qui était suffisamment approvisionnée […] par l’aqueduc de Scillato et qui manque aujourd’hui terriblement d’eau, en particulier dans les quartiers populaires. » … « Le peu d’eau qui existe est hypothéqué par la spéculation, la violence, le jeu profitable de la revente. Un bien public parmi les plus indispensables est soumis à l’abus, à l’affairisme, au caprice, à la mafia […] ».

En 2003, l’île continue encore à pâtir de cette pénurie, « pénurie d’eau chronique » relate l’hebdomadaire italien L’Espresso, célèbre pour ses enquêtes et ses dossiers sur les scandales économiques et politiques. « Une situation qui profite aux “porteurs d’eau” comme à Cosa Nostra. » Insuffisance des réserves d’eau pour lutter contre les incendies, c’est souvent qu’on laisse alors brûler les forêts ! En 2005, une vaste campagne de sensibilisation a été lancée, avec pour slogan emblématique Chi ama la vita, non spreca l’acqua (qui aime la vie, ne gaspille pas l’eau). Prise de conscience des habitants sur les problèmes de leur environnement ? Certainement, car depuis ces cinquante dernières années diverses réflexions et actions sont menées, en partie par les mouvements écologistes et les associations syndicales, l’opinion publique se montrant de plus en plus soucieuse des enjeux environnementaux. Mais tout comme Leonardo Sciascia ne faut-il pas s’interroger plus justement sur le « système social sicilien »[1] et ses dysfonctionnements, ainsi que sur l’impuissance des pouvoirs publics, et tenir compte également des mutations culturelles, économiques et sociales.

Parmi les autres sujets de Portrait sur mesure, dans « Le Sicilien Ibn Hamdis », si Sciascia revendique d’être Sicilien, il ne supporte guère ce stupide distinguo qui sépare la Sicile de l’Italie, cette démarcation entre être Sicilien et être Italien, « nous sommes des italiens d’une île qui a une histoire en partie différente de celle de la péninsule italienne ». De surcroît, Sciascia a toujours été soucieux de l’apport de la civilisation des Grecs et des Arabes en Sicile. La Sicile au Moyen Âge sous la domination musulmane est un fait civilisationnel qui tient à cœur l’écrivain, nous rappelant qu’au temps de l’Antiquité « les Grecs ont été comme chez eux en Sicile […] et de même, plus tard, les Arabes ([…] Et les Grecs et les Arabes […] sont encore dans le sang et dans les pensées des Siciliens. » Racalmuto vient de l'arabe Rahl al-mudd.

Hommage est aussi rendu au géographe et cartographe marocain Al Idrissi qui s’installe à Palerme où il rejoint la cour du souverain normand Roger II de Sicile, pour lequel il va travailler sur la réalisation d’un ouvrage connu sous le nom de Livre de Roger. L’ouvrage, composé de plus de 70 cartes qui représentent le monde, est reconnu selon Sciassia comme « une des œuvres géographiques les plus scrupuleuses et relativement fiables du Moyen Âge, et peut-être la plus aboutie ».

Autre moment clé de Portrait sur mesure, celui du texte « Un aveugle demande la lumière électrique », écrit à la suite d’un congrès qui s’est tenu sur trois journées en avril 1960 à Palma di Montechiaro, sous la direction du sociologue militant Danilo Dolci ; un évènement de toute importance, essentiellement centré « sur les conditions de vie et de santé dans les zones sous-développées de la Sicile occidentale ». Parmi les communications du congrès, Sciascia souligne celles de l’écrivain Carlo Levi, du professeur Ettore Biocca, du sénateur Simone Gatto… tous mobilisés, « parmi les paysans et les mineurs de soufre de Palma », à prendre fait et cause contre les conditions hygiéniques et sanitaires des plus déplorables. Sciascia retranscrit l’enquête du professeur Silvio Pampiglione qu’il juge comme « la plus importante contribution de la science médicale aux travaux du congrès ». À la même époque, Robert Guillain[2], dans son article paru dans le journal Le Monde, avait comparé Palma di Montechiaro à la Chine d’avant Mao Tse-Toung.

Palma di Montechiaro, c’est aussi la ville du Prince de Lampédusa, Giuseppe Tomasi, celui qui dans son célèbre roman Le Guépard, publié à titre posthume, dépeint en observateur avisé la Sicile des années 1860. Le livre est jugé par Sciascia comme « une sorte de 18 avril 1948 », une date en référence à la victoire de la Démocratie Chrétienne lors des premières élections générales de la jeune République italienne. Le Guépard « marque la fin du néo-réalisme, de cette littérature d’opposition, et la victoire de valeurs purement littéraires sur des valeurs idéologiques et d’opposition, auxquelles nous croyons que l’art de notre temps est voué, en particulier dans la situation actuelle de l’Italie : c’est pourquoi il représenterait la fin d’un pacte, hérité de l’histoire, entre les intellectuels et les classes populaires. »

Le néo-réalisme italien, né dès la fin du fascisme, est « une façon nouvelle d’intégrer la réalité dans l’art », « est donc la forme de l’opposition dans l’art ». Ce phénomène d’avant-garde culturelle est fortement ressenti par les artistes et les écrivains de l’époque. Sciascia écrit à ce propos : « En 1945, à la libération de l’Italie, une nouvelle génération d’écrivains eut la révélation de ce que l’Italie était en vérité : pas seulement un pays blessé par vingt ans de dictature puis dévasté par une guerre, mais un pays de pauvres trop pauvres et de riches trop riches, un pays de malins trop malins, d’hypocrites trop hypocrites ; un pays d’analphabètes, de conformistes, de soit-disant hommes d’ordre ; un pays arriéré techniquement et moralement, tenu à l’écart des grands courants de la pensée humaine et du progrès civil. Un pays qui déjà avec Francesco Crispi, un homme d’État qui venait d’un bourg comme Ribera, où on comptait alors plus de morts de la malaria que de fraises ; qui déjà avec Francesco Crispi avait entamé ses aventures coloniales coûteuses et tragiques, en laissant derrière lui les problèmes de l’Italie du sud, bien plus urgents et pesants. Cette Italie qui se cachait et se cache encore derrière les écrans de fumée de la rhétorique ; cette Italie que les imbéciles et les fourbes s’efforcent encore de cacher (et à ce propos : quand une alliance se forme entre les imbéciles et les fourbes, faites bien attention que le fascisme est aux portes). Cette Italie, les jeunes écrivains et artistes voulurent la porter à la conscience de la nation, avec toutes les souffrances, les misères, les injustices, les aveuglements dont elle était prisonnière. »

« Découvrir ou redécouvrir Sciascia » finalise le recueil Portrait sur mesure, en retraçant le parcours d’un écrivain qui, après la mort de Pasolini, est devenu « un des intellectuels les plus observés en Italie. »

 

© Nathalie Riera

Les Carnets d’Eucharis, 26 avril 2021.

 

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[1] « L'aggravation des problèmes d'environnement dans les pays méditerranéens : l'exemple de la Sicile » par Gérard Hugonie, Sedes, Paris – L’information géographique n°5, 1999. https://www.persee.fr/doc/ingeo_0020-0093_1999_num_63_5_2667

[2] « Palma di Montechiaro, ou la ville pourrie » par Robert Guillain, Le Monde, 15 septembre 1960.

https://www.lemonde.fr/archives/article/1960/09/15/iii-palma-di-montechiaro-ou-la-ville-pourrie_2107444_1819218.html

 

11/04/2021

Instantanés des géographies de l'amour - Une lecture d'Alain Fabre-Catalan

 

 

 

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Instantanés des géographies de l’amour (2014-2016)

collection « Au pas du lavoir »

[L’Atelier des Carnets d’Eucharis, 2020]

 

 

par Alain Fabre-Catalan

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Comme l’écrit Pierre Reverdy, « les mots sont à tout le monde » et s’adressant aux apprentis que nous sommes lorsque nous nous risquons à les fixer sur le papier, il nous rappelle la seule exigence à laquelle nous sommes tenus, « faire des mots ce que personne n’en a fait ». C’est avec cette exigence accordée à l’écriture et le souci de retenir des « instantanés » de vie que se dessinent les « géographies de l’amour », entre les pages de ce premier opus d’une nouvelle collection initiée par Nathalie Riera.

Véritable libretto à la mesure des mains auxquelles il se destine, dans ces trente-quatre pages se présente un choix de textes comme autant de strates poétiques, de coupes franches à la fois graphiques et autobiographiques qui disent en somme ce que « le cœur pépie d’un Printemps sans guerre ». Comme une mise à l’épreuve de l’écriture dans le temps, ce qui sans doute en constitue la véritable trame, les poèmes ici réunis en trois brèves séquences ont été écrits de 2014 à 2016. Ce sont autant d’« instantanés » offerts à la lecture.

Ainsi s’adresse Nathalie Riera dans le courant des mots qui irriguent les pages tantôt en colonnes serrées, tantôt en lignes brisées, donnant voix aux « perlières des sables contre la sentence des granits » afin que succèdent « aux rivières lentes » les lieux même où le désir n’a cessé de battre. On le comprend dès l’ouverture du recueil, il s’agit de saisir l’inoubliable en forme de ressac, « du noir nous désœuvrons », nous prévient-elle. Et le motif se dévoile dans l’ajustement des mots : « Salmonidé le rêve sans écaille. Saut de carpe, te conter toutes figures détachées des nerfs de l’abîme, tous feuillages ouvragés d’air, toutes ces lignes en italique, balbutiements de pensées, effleurements des fêlures cachées. Bouquet de syringa. Lagerose ou roseau du courage. Le cœur a ses graines de luzerne. »

Laissons au lecteur la promesse de cette géographie intime menant ses pas « au pied du Rastel d’Agay », guidé par « l’amour » en « terre d’Estérel », du « Pic de l’Ours » au « Cap Roux », afin de retrouver sous le ciel de Turin « ceci que j’écris dans l’alchimie de ce que nous sommes de toujours ce même pourpre / des demains et lendemains d’eau douce et le soleil besant d’or ». Le sésame d’un tel voyage dans une mémoire à fleur de peau sera délivré à la dernière ligne de ces « proses de chair » avec cette supplique pour ultime horizon : « dis-moi encore le corps aimé fusion de soie et de feu la calligraphie de l’amour ».

 

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Cette note est publiée dans la Revue Alsacienne de Littérature.

ǀ REVUE : Revue Alsacienne de Littérature n°133 - Septembre 2020

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[BIOGRAPHIE & Lectures complémentaires]


Nathalie Riera est auteure d’un essai : La parole derrière les verrous (L’Amandier, 2007), et de plusieurs  recueils de poésie : ClairVision (Publie net, 2009), Puisque Beauté il y a (Lanskine, 2010), Feeling is first/Senso é primo (Le Réalgar, 2011), Variations d’herbes (Petit Pois, 2012), Paysages d’été (Lanskine, 2013). Elle a fondé en 2008 la revue numérique Les Carnets d’Eucharis et dirige depuis 2013 un numéro annuel dans une version imprimée. À ce jour, 9 numéros des Carnets d’Eucharis, parmi lesquels : Susan Sontag (2013), Paul Auster (2015), Charles Racine (2016-2017), Gustave Roud (2018), Claude Dourguin (2019) et Yves Bonnefoy (2020). Sous son initiative, un hors-série a vu le jour en 2017, La Traverse du Tigre (Poésie Suisse romande) et une édition spéciale en 2018, Charles Racine : dans la nuit du papier (monographie sur le poète suisse Charles Racine). Vient de paraître : Instantanés… des géographies de l’amour (L’Atelier Les Carnets d’Eucharis, « Coll. Au Pas du Lavoir », 2020).

 

 

Les Carnets d'Eucharis - DOSSIER DE PRESSE (2011-2021)

 

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Les Carnets d'Eucharis 2020 - une lecture de Mazrim Ohrti sur Poezibao

Les Carnets d’Eucharis 2020

●●●●●Poésie | Littérature | Les Arts de l’Image (photo&vidéo) ●●●●●●

 

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Voici le dernier numéro paru de la belle revue Les Carnets d’Eucharis.
Ce volume s’intéresse à Yves Bonnefoy, disparu en 2016. « Dire non à la nuit » est le nom du dossier qui lui est consacré à travers témoignages et reconnaissance de sa poésie et de son travail de chercheur/critique, dans ce domaine ainsi que dans d’autres tels que peinture, sculpture, musique ou photographie. Au poète de jeter des passerelles entre ces disciplines. Aux mots de constituer un refuge pour le sensible où se croisent les éléments de celles-ci. Le sens d’une démarche s’efface derrière l’objet limité à sa catégorie. Exigences d’élection du sensible restent anecdotiques. Il y a un travail de parole en perpétuel mouvement qui transcende les courants et les genres, qui, inscrite dans la peinture, la forme modelée ou la pierre, se révèle grâce à « la fonction éclairante de la poésie ». Nathalie Riera, Claude Darras, Alain Freixe, Julie Delaloye, André Ughetto et d’autres dispensent leur regard et leur attachement au poète et à son œuvre prolifique, chacun(e) à sa manière. On sait combien la liste des artistes que Yves Bonnefoy aura fréquentés pour exercer son talent est vertigineuse. 
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28/02/2021

Martine-Gabrielle KONORSKI - Instant de Terres - L'Atelier du Grand Tétras, 2020

MARTINE-GABRIELLE KONORSKI

INSTANT DE TERRES

Avec 6 illustrations de Colin Cyvoct 

[extraits]

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[Photo : Josef Boccard] 

 

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 Préface

 

Dans Instant de Terres, Martine-Gabrielle Konorski poursuit son interrogation sur le temps, sur la temporalité possible, productrice de vie. Il s’ouvre avec en épigraphe une citation de Clarice Lispector : « si en un instant l’on naît et si on meurt en un instant, un instant suffit pour une vie entière », à laquelle pourrait être joint ce propos du philosophe Gaston Bachelard : « « On se souvient d’avoir été et non pas d’avoir duré ». Telle est L’intuition de l’instant Bachelardienne, dont la poésie de cet opus pourrait se rapprocher.

Sept longues séquences constituent ce recueil, Instant de Terres, où le temps n’est jamais perçu comme un flux artificiel, mais plutôt comme un flux discontinu, la notion même de durée étant abolie en nos vies marquées par une succession d’instants qui participent de ce que nous sommes, de nos actes, et de nos choix aussi. L’instant, qui succède à l’instant, dans l’épaisseur du vécu donnerait corps à notre existence.

L’instant, source de promesse, est en lien, toujours, avec notre présence au monde et à nous-même et alors que le concept de durée fossilise, la valeur de l’instant permet de condenser le temps dans une densité singulière, plurielle et inépuisable. Fidèle à un style dans lequel suggérer c’est toujours davantage dire, l’auteure, au rythme des images, des silences, des sons, architecture une poésie comme métaphysique instantanée, portée par l’intensité. Il ne s’agit plus d’un temps horizontal, ce « temps commun qui fuit horizontalement avec l’eau du fleuve, avec le vent qui passe », mais d’un temps arrêté, qui ne suit pas la mesure et que Bachelard nomme « un temps vertical ».

En titrant Instant de Terres avec « le singulier » de l’Instant, la poète souligne « plus j’avance, plus je comprends que nous ne vivons que par l’instant qui nous traverse. Chaque respiration est à l’instant même et ne sera plus, chaque son est à l’instant même et ne sera plus, c’est une autre respiration, un autre son différent qui arriveront, nouveaux, réinventés chaque fois. Le pas que l’on fait en cet instant est unique, il n’y en aura pas d’autre identique. Ce qui s’est écrit dans ce texte participe aussi de cet état de l’instant. Lorsque l’on écrit, on est toujours dans l’instant ».  

En contrepoint de ce singulier et avec « le pluriel » de Terres, Martine-Gabrielle Konorski fonde l’instant poétique sur l’instantanéité de plusieurs terres : « aussi précieux soit chaque instant, instant unique, il s’épanouit sur différentes terres, notamment celles où l’écriture me charrie. Et pendant que se produit l’instant de l’écriture, n’est-ce pas aussi par son souffle, son courant, que l’on éprouve comme un profond sentiment de traverser de nombreuses terres différentes. Écrire est toujours un instant de terres ».

Instant de Terres dit bien toutes ces terres qui résonnent en nous et qui nous habitent, « celle des origines, celle de l’enfance, celle des souvenirs, celle des douleurs, de la joie, de l’amour, des drames, de la solitude, des paysages et de tous les imaginaires. » Dans Instant de Terres, la poésie de Martine-Gabrielle Konorski côtoie les terres du peintre Colin Cyvoct.  

[Nathalie Riera,

« Instant de Terres de Martine-Gabrielle Konorski. Ou la poésie comme métaphysique instantanée »,

L’Atelier du Grand Tétras, 2020.]

 

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  Extraits

 

[…]

 

Sans personne

                qui bouge

à l’angle de mes yeux

Assise sur la pierre

                d’ambre

j’attends le jour

                qui passe

traversée par le vent

 

Du plus loin de l’Histoire

                les portes sont fermées

le temps est sans

                abri

 

Reste le souffle des arbres.

 

 

[LA TERRE A PERDU SES AILES]

 

Dans ce regard

en boule

la distance et l’oubli

ramassis de vos guerres

 

S’oblitérer

 

Éclats de bruits

sur le trottoir

la ville pour

froisser la mémoire

dire le noir

de

l’exactitude effacée

 

Ce qu’on ne veut plus voir.

 

°°°

 

 

Mais la rétine

persiste

sur le spectre

des ombres

Une histoire

dans le feu

nous arrache

et la douleur

se clôt

 

Métamorphose inventée

dans la bouche

perdue sous la bourrasque

au son

d’un soir qui meurt

 

Aimer le noir.

 

 

[EN DÉRIVE]

 

L’intranquille

                est venu

m’assaille

racle ma gorge

 

Ailleurs

ne sait plus le repos

tu es si loin

dans l’arc des tempêtes

qui bat

mes tempes

 

Pas de trêve

 

Entendre l’éclair

rien d’autre

juste la chair blanchie

rien d’autre

vainement ton regard

 

Mon ciel.

 

°°°

 

 

L’or des cailloux

faisait poussière de feu

dans l’élan de ton pas

balbutiement ouvert

sur un sanglot

 

Cette nuit

est venue dormir

tout le long de moi

déchirée

 

Tout le long de la route

un cri s’avance

en marche vers le soleil

dans l’ombre des orties

 

Musique de la parole

au son de pierres

frottées

 

Une vie de sauvetage

entre chien et loup.

 

°°°

 

À l’envers de la route

des églantines

le rêve impérissable

de mon double solaire

Ample crépuscule

tragiquement perdu.

 

 

[LE GRONDEMENT DES HEURES]

 

La forêt des images

                pour détruire l’invisible

tissage muet

                plein de Vous

Nous      vides

pour cueillir

 

Garder les morts

à vivre sous nos mains

Plantes        arbres

                graines

fleurs d’épaves

poussées contre la chair

 

Épines de vie

couleurs flambantes

une traversée

des rayons d’épouvante

 

Jamais plus seuls

Partager le rien.

 

°°°

 

 

Temps vaincu

d’espoirs enragés

piétinés sous la glaise

des routes creusées

de bottes

 

Les allers

                sans retours

pour un quignon

de pain

Même pas de funérailles

 

Ni convoi      Ni conscience.

 

 

 

 

[UN POINT OUVERT]

 

Même

les vitres opaques

ne peuvent te cacher

 

Pas de bruit         pas de vent

une seule lumière

seule lueur

 

La sirène jette un cri

bruit de bottes     plus de refuge

dans l’escalier

                                                 on siffle

 

Dégringolent les familles

pas de brèche      plus de souffles

restent les hurlements

 

Quelques perles éparses

un mouchoir bleu brodé

la chaussure d’un bébé

 

Une étoile      sur le palier.

 

°°°

 

J’ai su

qu’il faudrait grandir

dans le silence

de l’autre rive

tous ensemble attachés

par le même chagrin

 

Rayons d’or

éparpillés

dans quelques plis

échoués sur les rails

 

Une main sur le front       pour la mémoire.

 

 

 

 [UN CARRÉ DE SILENCE]

 

 

Ton reflet

est rangé

derrière la porte

 

Je la laisse entrouverte

l’embrasure

me tient compagnie

 

J’entends le crissement

                de ton pas

le froissement de ta jupe

                le cliquetis des clés

le frottement de ta gorge

et les notes fredonnées

de ton dernier

refrain

 

Dans l’écart       sans espace

je t’attends.

 

 

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| BIO-BIBLIOGRAPHIE : Martine-Gabrielle Konorski est de nationalité française et suisse. Elle est auteure de poésie et musicienne. Ses derniers livres ont été publiés aux éditions L’Atelier Du Grand Tétras : Instant de Terres, aux éditions Les Cahiers du Museur (Coll. À côté) : Et si c’était là-bas (livre d’artiste en collaboration avec la peintre Myriam Boccara), aux éditions Le Nouvel Athanor : Bethani suivi de Le bouillon de la langue ; Une lumière s’accorde ; Je te vois pâle … au loin (Prix Poésie Cap 2020). Aux éditions Caractères : Sutures des saisons. Ses textes sont régulièrement présents en revues. En 2019, à Paris, le Théâtre Les Déchargeurs a organisé une soirée de lecture de Bethani. En 2020, deux soirées de lecture musicale sont programmées au Théâtre du Nord-Ouest. En 2018, Martine-Gabrielle KONORSKI a créé au Théâtre Les Déchargeurs, le spectacle Accords, dialogue entre ses textes et la musique de Federico Mompou. Accords a été labélisé par Le Printemps des Poètes et soutenu par l’ambassade d’Espagne. Par ailleurs, elle est administrateure de L’Union des Poètes & Cie, membre du comité de rédaction de la revue Les Carnets d’Eucharis, a été présidente du jury du concours « Faites des mots en prison » organisé par le Ministère de la justice. Après des études d’anglais, de droit et de sciences politiques, elle a mené une carrière internationale dans la communication en France et aux États-Unis. Elle est Chevalier dans l’Ordre national du mérite.

 

 

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© L’Atelier du Grand Tétras

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23/11/2020

Bernard Vargaftig par Gérard Titus-Carmel

BERNARD VARGAFTIG

par Gérard Titus-Carmel

[extrait]

 

bernard-vargaftig.jpg

[1934-2012]

 

 

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  Extrait

 

[Gérard Titus-Carmel,

« Dans la nudité d’être », Ecrits de chambre et d’écho

L’Atelier Contemporain, 2019.]

 

« […] Tout poète a un lexique, qu’il conserve et alimente jalousement, et par quoi il se nomme au monde – grâce auquel, aussi, il se livre à nous. Si les mots appartiennent à tous, certains sont oblitérés d’une présence particulière, sinon spécifique, qui les rend différents ou, mieux, reconnaissables, comme appartenant de fait à une langue propre et que leur seule qualité d’esseulement distingue. Dans la forte brassée de mots que manœuvre et maçonne Bernard Vargaftig, je retiens ceux-ci, parmi beaucoup d’autres, qui sont matière vivante, comme en suspension dans l’air, mais qui sont indubitablement siens – qu’il a fait siens : stupeur et éblouissement, silence et aveu, nudité et oubli, immensité et acquiessement, soudaineté et vitesse, désert et aveuglement, distance et effroi, feuillage et oiseau. Ils reviennent régulièrement, avec la seule force de l’entêtement qui les a souhaités et immobilisés dans ses rets et qui, partant, les somme chaque fois de paraître. Bernard Vargaftig les appelle à lui, il les appelle au-devant de lui, puisque tout est centre et mouvement depuis la blessure d’enfance qui sans cesse remonte comme salpêtre, comme mauvaise enfance qui étrangle, quoi qu’on en dise, et à quoi il faut donner du langage à moudre pour pouvoir encore survivre ou, pour dire les choses plus simplement – plus implacablement, aussi – pour vivre, enfin, dans la ressemblance. […] » (pp.185-186)

*

« […] “Je n’écris pas, je marmonne”, dit-il encore. Marmonner, ressasser, travailler les mots avec la bouche, les mesurer et les tordre dans l’antre de la gorge, depuis le cœur de la voix, une voix sourde, presque fêlée, pantelante. Avoir le texte au souffle, comme on dit à l’usure et, par le souffle, le soumettre. Puis solidifier tout cela, malaxer, ségréger les phrases dans le dit de la voix, avant que de les transcrire. Et se voir ainsi écrire ce qu’on en voulait, ou ne pouvait, pas dire : le trouble du nom propre mais sans son ombre portée, la séparation sinon consentie, du moins avouée, mais du bout des lèvres : “Je faisais tourner les mots en essayant d’ailleurs de ne pas remuer les lèvres”, confesse-t-il dans un entretien.

 

Car parfois les lèvres se refusent au texte, le brident, ou, plus encore, l’interdisent. Libre alors aux mots de forcer la barrière des lèvres, de s’oublier, ou de se perdre à leur entour. Ce qui, autrement, s’appelle composer avec la langue, jusqu’au revers de la langue – dans son inentamable rétivité. […] » (pp.187-188)

 

© L’Atelier Contemporain 

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