Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

22/08/2012

Non, la Grèce n’est pas morte !

 

Il y a quelques semaines, en large titre de pleine page d’un grand quotidien français, on pouvait lire cet avis de décès stupéfiant : « La Grèce est morte ». Déjà énoncé en 1956 par Cornélius Castoriadis, le thème de la mort de la Grèce est aujourd’hui repris par de nombreux intellectuels et notamment par un écrivain grec contemporain majeur : Dimitris Dimitriadis. Tel constat, aussi absolument désespéré, n’est pas un des moindres signes du désarroi politique, matériel et moral qui a envahi ce pays. Faut-il pour autant l’accepter fatalement, enregistrer cette nouvelle sans plus de doute ni d’examen ? Partant pour plusieurs semaines en Grèce continentale et insulaire, la parcourant du sud au nord, d’est en ouest, je m’attendais à constater tristement l’incroyable fin de ce pays et du mythe qu’il porte, à assister en témoin à son enterrement, et en vieil ami à prendre ma part du deuil.

Certes dans les villes, à Athènes surtout, la misère matérielle et morale est immédiatement perceptible, et pas seulement parce que de nombreux migrants, dont beaucoup d’enfants, y errent et mendient : des signes sont là, irréfutables, qui témoignent de la réalité pesante de la crise, de son étendue et de sa profondeur. Celle-ci n’est plus la matière abstraite d’une phraséologie redondante ayant envahi les médias et les cerveaux occidentaux, car sur place cela se voit, se sent, se dit : les Grecs en majorité, vivent plus mal, inquiets et pessimistes.

Pourtant, au-delà du constat des causes qui ont depuis des décennies affaibli la Grèce (clientélisme et corruption des deux principaux partis politiques alternativement au pouvoir, affaissement des vertus populaires traditionnelles, emprise d’un libéralisme aux méthodes sauvagement prédatrices, inefficience de certains services publics, féodalités économiques persistantes, chômage croissant, exil des jeunes), je voudrais ouvrir une brèche d’espoir en rappelant les incomparables forces résiduelles dont dispose ce pays, aptes à stimuler une vision moins désespérée de son présent et de son avenir. Car c’est avant tout d’un espoir mobilisateur dont ce pays a besoin afin de se libérer des pronostics et des pressions qui l’accablent. Au creux même de la dépression, il lui faut mobiliser une foi en lui-même, en son identité singulière, les leçons de son histoire et la vitalité de ses racines, par là susciter un élan apte à répondre, comme René Char a pu le suggérer en des temps également dramatiques, « à chaque effondrement des preuves (…) par une salve d’avenir ».

Comme dans la plupart des pays du monde, les villes grecques concentrent la majorité de la population nationale et tendent à faire oublier « l’autre Grèce » qui ne perçoit ni ne vit la crise de la même façon. Il suffit de s’éloigner des villes, de parcourir les très nombreuses portions sauvages des milliers de kilomètres du littoral grec, préservé, contrairement à d’autres côtes méditerranéennes, de l’inflation anarchique d’immeubles qui les ont définitivement défigurées et dépoétisées, de parcourir les campagnes couvertes d’oliviers, d’arbres fruitiers, de vignes, où s’épandent troupeaux de chèvres et ruchers, de s’attarder dans les villages dont la silhouette évolue lentement, pour retrouver un art de vivre peu perturbé par la crise, sachant entretenir et promouvoir des réflexes de production, d’autonomie et de solidarité. Celui-ci permet une bénéfique mise à distance, à la fois psychologique et concrète, de la problématique de crise qui obsède les populations européennes. Il peut paraître naïf d’opposer ainsi la relative quiétude du monde campagnard et insulaire grec, protégé par sa perpétuation des modes de vie traditionnels, au mal-vivre croissant des citadins, plus directement exposés, de vanter les atouts d’un environnement naturel et d’une forme de vie qualitativement axée sur la jouissance de biens premiers, essentiels, par opposition à l’enfoncement de populations entières dans la solitude, la misère et le désespoir. Mais en Grèce cette opposition est moins simpliste et moins grande qu’il n’y paraît car malgré le caractère tentaculaire de la mégalopole athénienne et de sa banlieue sud-ouest industrielle, malgré les villes de diverses tailles du pays, le citadin grec est rarement coupé du pays profond qui lui sert de véritable base de ressources, psychologiques et matérielles, affectives et poétiques. Beaucoup de citadins grecs disposent en effet, à la campagne ou sur une île, d’une maison –souvent de famille- d’où eux-mêmes et sinon des proches rapportent et partagent olives, huile, légumes, fruits, confitures, miel, fromages, pain, vin, ouzo, raki. Ces denrées garantissent bien plus qu’une part savoureuse de la subsistance alimentaire : un lien affectif et traditionnel apte à nourrir la force mentale, affective et poétique par laquelle nombre de Grecs semblent mieux résister à l’angoisse et la disette générées par la crise que ne le laissent imaginer les informations accessibles en France. La solidarité familiale traditionnelle, maintenue très forte, contribue sur les plans matériel, psychologique et affectif, à cette résistance. Ainsi, à partager quelques semaines la vie de ce peuple, ce qui ressort est la perpétuation de ses atouts psychologiques et culturels essentiels par lesquels, sans tomber dans des clichés de propagande touristique, un certain art de vivre reste bien vivant, et par là salvateur. Les terrasses des cafés et les tavernes sont majoritairement fréquentées par des Grecs qui, affichant cette tranquille lenteur qui subsiste malgré tout, continuent à aimer plus que d’autres, le partage d’un verre ou d’un plat à l’air et au soleil, à tirer des chaises dans la rue pour une conversation. De ce pays riche de vastes espaces sauvages dont la beauté stupéfiante reste inchangée il faut donc –et de beaucoup- corriger la lecture, essentiellement médiatique, qu’inspire la seule référence urbaine, (c’est-à-dire concentrationnaire) et prendre en compte le lien racinaire entretenu par chaque Grec avec des modes de vie séculaires où dans des territoires à faible densité humaine mais aux richesses naturelles intactes, il entretient un rapport mythique à l’espace et au temps. Ceci n’est malheureusement ni apparent dans les reportages télévisés, ni valorisé par les clientélismes politiques, lesquels semblent plutôt s’acharner à favoriser par la répétition de la peur de l’avenir, un populisme réactionnel tenté par les extrêmes.

Non seulement riche d’une géographie et d’une sociologie singulières ce pays mythique est également porté par une histoire qui l’irrigue encore, même si parfois elle lui pèse et que, dans l’espoir de se régénérer, il est tenté de la brader. Sans remonter exagérément le temps, ce fut au XIX° siècle la révolte contre l’occupation ottomane et l’indépendance retrouvée. Au XX° siècle la successive résistance au nazisme qui amena la guerre civile, puis à la dictature des colonels. Mais les déterminations de l’histoire moderne ne sauraient éclipser l’influence encore vivante de la période antique. Plutôt que de la liquider une bonne fois pour toute comme le suggère Christos Chryssopoulos dans son roman La destruction du Parthénon, (et avant lui Yorgos Makris) par la métaphore symbolique de la pulvérisation de l’Acropole qui coiffe de façon écrasante la cité-capitale et par là tout le pays, il convient au contraire de prendre en compte le bénéfice psychologique que confère, encore aujourd’hui à la population, la conscience d’être héritière d’un passé prestigieux nourri des génies qui ont hissé ce pays au rang d’une des plus vieilles et des plus hautes civilisations. Cela se remarque de nombreuses façons dans la vie nationale et contribue au sentiment d’unicité, d’unité et de dignité du peuple. Des noms des rues aux prénoms des gens, des mentions abondantes des dieux et des personnages de la mythologie à l’évocation des récits et légendes, joués ou chantés, au théâtre, en musique, en chansons, c’est dans la vie quotidienne de tous les Grecs que s’entretient cette référence, continuée et magnifiée, aux périodes de l’histoire du pays pourvoyeuses d’une grande part de l’honneur –sinon de l’orgueil- national. En cela la Grèce sait –et implicitement le rappelle à tous- qu’elle est certainement le pays le plus originel, et peut-être le plus référenciellement rassembleur de la culture européenne, qu’elle est donc incontournable pour poursuivre la construction politique, économique et culturelle de l’Europe.

Mise à mal par un système économique et bancaire qui l’a dépassée, et sans cependant pouvoir s’exempter de ses propres maux intérieurs, politiques surtout, qui l’ont gravement fragilisée, la Grèce n’est pas seulement le parent pauvre et problématique de l’Union européenne, la brebis galeuse de la zone euro. Elle reste à la fois un pays exceptionnel dont les ressources historiques, géographiques, culturelles, humaines, mythologiques et poétiques sont utiles à tous les Européens, et un peuple, certes aujourd’hui inquiet et tourmenté, stigmatisé quoique victime, mais vaillant et capable de s’arc-bouter une nouvelle fois contre un sort contraire ; un pays qui sait instinctivement qu’il possède les richesses inviolées de sa géographie, de son histoire, de sa singularité anthropologique, et qui en tire sa force latente, capable de résistance et de rebond. Décidément non la Grèce n’a pas à précipiter sa mort, à s’offrir en victime sacrificielle d’une communauté étrangère cherchant à garantir sa survie en faisant d’elle un bouc-émissaire, n’a pas à se renier, ni à céder aux tendances suicidaires auxquelles la porterait la dépression qui l’affecte, à tout feindre d’arranger par sa disparition oblative. Plutôt que de jouer les pleureuses du cortège funèbre, l’œuvre la plus urgente des intellectuels grecs est de revitaliser les forces souterraines intactes du pays qui a besoin d’eux comme d’un chœur moderne, vigile et lancinant. Non la Grèce n’est pas morte, ne peut pas mourir. Et si aujourd’hui l’Europe paraît la soutenir de ses perfusions, c’est en réalité, au plus profond, l’Europe qui a vitalement, et pour toujours, besoin d’elle.

 © Jean-Claude Villain, Ecrivain

 

 

                                        

 

 

26/05/2011

Jean-Claude Villain, Ithaques (éd. Le Cormier, 2011)

Rougeur du crépuscule. Des oiseaux le chant soudain s’est tu. Miroitement d’écailles. Ou de cristaux qui sait. Sous la mer des pépites de sang durci fondent. Contre des blocs de sel. Ailes détachées de quel carnage. Des plumes effritées flottent. Sur quelle brume saumâtre. Le glas du jour a sonné. A eux la prière. Mais à la mer. Toi. Tu retournes.

(p. 44)

….

Lentement la lumière. Chute. Vibrent les dômes immaculés. Seins en rebonds d’éclats. En pépites de clarté. Fondues dans le crépuscule. A tes narines un parfum. Fleure l’évidence. T’indique ton ultime port. Une épine dans le ciel. Ne tourmente plus. Tes vives cicatrices. Ici toute beauté t’interdit. Tu resteras donc. Jusqu’à ton souffle éteint. Jusqu’à ton dernier trou. En terre la lumière. Noire te portera. Dans sa chaude. Et invisible. Lueur.

(p. 61)

 

ithaques.jpg

20 exemplaires numérotés et signés sur Rives Shetland,
enrichis d’un pastel de Marie-José Armando : 120 €
480 exemplaires sur Munken Print : 16 €

 

 

Quatrième de couverture

La célébration de la mer et de la lumière méditerranéennes, fréquentées en certains lieux élus par le poète, travaille ici doublement le texte poétique : par l’exultation d’une communion avec le monde et l’exercice de la lucidité. L’aventure intérieure qu’elle induit oscille entre la face claire d’une contemplation sans cesse renouvelée et la face obscure d’une expérience tragique telle que la Méditerranée la suscite depuis des millénaires. Ce livre, qui s’apparente par sa progression rythmique et syncopée à une partition musicale, propose un parcours initiatique conduisant à la tentation du silence : à la fois mutisme résultant d’une captation contemplative et conscience accrue de la vanité des mots. Empruntées à Constantin Cavafy, les Ithaques suggèrent ce rapport entre initiation et aboutissement, tout en exprimant les territoires symboliques où peuvent conduire les odyssées.

 

L’auteur

Jean-Claude Villain, né à Mâcon en 1947, vit entre le Var, sur une colline à proximité de la mer Méditerranée, et Sidi Bou Saïd en Tunisie. Sa venue dans le Sud est l’expression géographique d’une quête sensible et métaphysique. Le Sud profond qu’il cherche — soleil, lumière, mer, sensualité des corps nus sur le sable de l’été, mais aussi plus grande proximité du tragique — est certes méditerranéen, mais pas plus en Provence qu’en Espagne, en Italie, en Afrique du Nord ou en Grèce.

Il a publié une trentaine de recueils de poèmes, ainsi que des nouvelles, des essais, des pièces de théâtre, des chroniques et des livres d’artistes réalisés en collaboration avec des plasticiens. Certains de ses textes ont été traduits en italien, espagnol, anglais, allemand, grec, arabe, roumain, bulgare, lituanien, hébreu, tamazight et chinois.



 

Site des éditions Le Cormier

Site de Jean-Claude Villain

Jean-Claude Villain sur le site Terres de femmes