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20/12/2023

Andrea Zanzotto, Le Galaté au Bois (éd. La Barque, 2023)

Andrea ZANZOTTO

Le Galaté au Bois

Traduction revue & postface 

Philippe Di Meo

[extraits]

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Andrea Zanzotto

 

 

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  Extraits 

LE GALATÉ AU BOIS

La Barque, 2023

 

 

(INDICES DE GUERRES CIVILES)

 

« Suspendue dans la fièvre                               floue dans la fièvre

            cette bruyère que je n’ai jamais assez tirée

Dans les trous de mémoire                                dans les flux et les poussées

            de la mémoire,                          presque une danse —

            presque floue, bruyère de bruyère,/ en fièvre

Et dans la chimique ténèbre je vais songeant à manier

            l’habile soc        à guider le talent de la roue

Par mille chemins surannée la bruyère               répond              aah non            aah oui

C’est trop avancer impossible rien reculer

(bruyère) (et fleuve dans la ramille légère)          (et des oiseaux) :

            ainsi aux grilles de ramille légère et aux oiseaux

            et aux portails de pur / bois mort

j’appuie le chef comme mimant un repos.

 

Dans le puits de mon corps, corps enseveli,

lié à ses indémontrables puissances

à ses pus à ses vertes / vermineuses réactions avec gêne adéquate

 

avec diligence avec un regard lunetteux, lémure

et renard de cette bruyère n’ayant-véritablement-jamais-existé,

je te fais signe, entre-temps tu m’attends (non ?) —

et comme digne de toute bonne question

sur la tranche azur / virage]                   [sur le stock glacial des choses —

sur la nudité de la grille et du bois —

appuyé — oh soutien —

méditant au pur azur je me consume. »

 

– p.65

 

***

 

(Indices de guerre civile)

 

 

« Parmi les étoiles je ne m’égarerai

qui sur son dos et sur le futur m’apporte

s’effranger de l’hiver

ta non rare non avare oblation le soir

Offertes et reprises un peu plus lointaines pour langues

rassemblées en pépins argentés, d’obscurités en elles-mêmes effondrées, en elles-mêmes

[avec ensevelissement et en-dessous.

Arbres, collusions. Couleurs qui

halètent dans le gris

qui n’est pas rien

qui — avec arbres et étoiles – emmaillote et démaillote toute collusion

donc :

étoiles, pour ainsi dire, ou feux pris au lasso

de l’obscur microscopique

ramassés et relevés

en intime          en ardu,

châtaignes / feux tirées du feu

et devenues les yeux nombreux, déterminés de ton importune

croissance de non-être

et cette brume qui ne couve guère

tant elle est discrétion et ténacité —

qui ne caresse guère,

qui n’endort guère

Trop d’arbres défilés agrafés imbriqués

phyllotaxie qui monte monte et tourbillonne         phyll phyll phyll qui monte

très lente en raison des innombrables lumières

plus qu’esquissées pour des confus pour des chuchoteurs pour des jamais éprouvés

Mais parmi les étoiles je ne m’égarerai, ma vieille friandise.

J’opposerai un état précaire, moi, pire que lune, appuyé au portail.

Appuyé, on le sait. Pour moduler, on le sait. En mort ensorcelée,

en excellente couleur,

en filtre             corde-vocale, spot, Satchmo noir.

Appuyé. Simple. En papille, amygdale, jalon. »

 

– p.67

 

***

 

(VII)

                                   

(Sonnet du sauma au bois et acupuncture)

 

Coup de griffe de subtil tigre, Idéogramme

auquel je confie ma misérable substance,

de yin et yang en la trame tremblant,

cherchant les points où la vie est flamme,

 

tandis que l’aiguille drachmé après drachmé me fouille —

épines ongles lames d’une aimante main —

et propage en moi de méridiennes lignes

yin et yang brisant tout diaphragme.

 

Sous pareille main, sous pareil tigre extrême

comme si par milliers Cupidon en moi s’imprimait,

oui mon trouble soma, oui je me sens moi ;

 

mais ce n’est cependant pas qu’en Toi soient domptés

la lubie, le sophisme, l’enthymème,

et sous ton dard je délire de plus belle.

 

– p.101

 

***

 

 

)(    ( )

 

« Et maintenant je m’engage

je me plonge dans ton or

lune mon unique chef-d’œuvre

 

Bois de toi seule

fleuri lune

horde d’or noire

bois chef-d’œuvre

 

Pupille prompte                         (en vitrine)

et effort prompt

mais la garde est relevée

et tombe d’horizon

en horizon                                (en lamelle de verre)

 

Fleur dont je fleuris toute chose

babiole qui décline

babiole unique chef-d’œuvre »

 

– p.171

 

***

LE GALATE AU BOIS.jpg

© Éditions La Barque

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21/10/2023

Roberto Bolano - Les chiens romantiques

BOLAÑO

LES CHIENS ROMANTIQUES (Poèmes 1980-1998)

[extraits]

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Roberto Bolaño

 (1953-2003)  

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    Extraits 

Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio.

 Christian Bourgois Editeur, 2012

 

 

Le fantôme d’Edna Lieberman

Toutes tes amours perdues

te rendent visite à l’heure la plus sombre.

Le chemin de terre qui menait à l’asile

se déploie de nouveau comme les yeux

d’Edna Lieberman,

comme seuls ses yeux pouvaient

s’élever par-dessus les villes

et briller.

Et ils brillent de nouveau pour toi

les yeux d’Edna

derrière le cercle de feu

qui auparavant était le chemin de terre,

le sentier que tu as parcouru la nuit

aller et retour

encore et encore,

à sa recherche ou peut-être

à la recherche de ton ombre.

Et tu t’éveilles silencieusement

et les yeux d’Edna

sont là.

Entre la lune et le cercle de feu,

lisant ses poètes mexicains

préférés.

Et Gilberto Owen,

tu l’as lu ?

disent tes lèvres silencieuses,

dis ta respiration

et ton sang qui circule

comme la lumière d’un phare.

Mais ses yeux sont le phare

 

qui transperce ton silence.

Ses yeux sont comme le livre

de géographie idéal :

les cartes du cauchemar pur.

Et ton sang éclaire

les étagères de livres, les chaises

sous les livres, le sol

couvert de livres empilés.

Mais c’est toi seul que recherchent

les yeux d’Edna.

Ses yeux sont le livre

le plus recherché.

Tu l’as compris

trop tard, mais

qu’importe.
Dans le rêve tu étreins

de nouveau ses mains

et tu ne demandes plus rien.

[Extrait : pp.38-39]

 

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Les crépuscules de Barcelone

Que dire sur les crépuscules noyés de Barcelone.

            Vous rappelez-vous

Le tableau de Rusiñol Erik Satie en el seu estudi ?

            C’est ainsi

que sont les crépuscules magnétiques de Barcelone,

            comme les yeux et la

Chevelure de Satie, comme les mains de Satie et

            comme la sympathie

de Rusiñol. Des crépuscules peuplés de silhouettes

            souveraines, magnificence

Du soleil et de la mer sur ces demeures suspendues

            ou souterraines

pour l’amour bâties. La ville de Sara Gibert et de

            Lola Paniagua,

la ville des sillages et des confidences absolument

            gratuits.

La ville des génuflexions et des cordes.

[Extrait : p.54]

 

 

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© Christian Bourgois Éditeur

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01/10/2023

GUSTAVE ROUD - Campagne perdue - Editions Fario

Gustave ROUD

Campagne perdue

[extrait]

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Gustave Roud (1897-1976)

 

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   Extrait 

Postface et notes de Stéphane Pétermann

Éditions Fario, 2020.

 

 

Sursis.

La neige ne nous touche pas encore.

Un instant, sur l’épaule de la plus haute colline. Lèpre tout de suite fondue sous le doigt de pluie hors d’un nuage. On peut reprendre haleine après ce pincement au cœur — mais pour peu de temps. Quelques jours encore, et pour des mois il faudra marcher plus haut que terre, tasser du talon une poudre éblouissante, vivre au cœur d’un miroitement bleu-argent, le nez plissé, le regard mince comme une aiguille.

C’est un sursis. Tellement inespéré qu’il fait à la fois plaisir et gêne, et que le pays lui-même hésite à revivre. Trois nuits d’averses et de rafales l’ont lassé. Il voudrait dormir et il lui faut s’éveiller sous une haute lumière inexorable qui le fouille jusqu’aux glaciers extrêmes de l’horizon. Saveur de cet instant à surprendre, où le monde perd contenance. L’œil saute de l’un à l’autre de ses éléments posés devant lui en désordre. Plus de plans, une confusion de valeurs, l’absence de hiérarchie propre au désarroi. L’herbe sous vos pieds à l’inconsistance de la cendre, mais l’angle d’une forêt sur le ciel est aigu comme un coup de couteau. Un caillou va s’écraser, fruit mûr. Un buisson de fer. Plus de ressemblances pour l’esprit : des méprises. Est-ce un sombre feu qui brûle ou une touffe d’osiers ? Une lessive étendue au verger proche ou les façades d’un village au-delà de deux vallées ? Et l’épervier sur un morceau de branchages au bord de la route déploie sans hâte à notre approche sa paire d’ailes fauves, n’ayant plus crainte de l’homme dans ce monde renversé.

[…]

[Extrait : pp.36-38]

 

 

Visite du dragon

Étrange calendrier d’extrême-hiver où nichée au creux du temps, comme la perce-neige dans l’herbe morte et les feuilles pourrissantes, une journée fleurit soudain si pure qu’on ose à peine la cueillir, ivre d’un tel miracle, avec ce cœur qui recommence à battre et la sombre sève du sang sous l’écorce des tempes, aux rameaux des doigts fiévreux ! Mais la chambre de l’absolu quittée, ses poésies, ses poussières, ses pipes éternelles, on se heurte sur le seuil, tête contre tête, au jeune soleil qui allait entrer, qui vous bourre en pleine poitrine du feu de ses poings roses, les pose à vos épaules et vous souffle un éblouissant : Qu’attendais-tu ?

Voici la belle étoile des routes, le carrefour de l’amitié. Laquelle prendre ? Celle du nord vers les dragons de Chesalles et de Villarzel, le chemin d’ouest vers ceux de Chapelle ou de Saint-Cierges, l’asphalte au sud jusqu’à Forel, jusqu’au petit lac solitaire où les cimes de Savoie baignent leurs neiges entre les roseaux secs et les barques abandonnées ? J’ai choisi celle de l’est, puisqu’elle affrontait le soleil et me délivrait ainsi de mon ombre que les autres m’eussent fait piétiner sans cesse ou donnée à droite, à gauche, comme un noir double inséparable, percé de branches, déchiré par l’épine des buissons… Et parce qu’elle semblait douce au pas, humide encore des neiges d’hier, paresseuse à plaisir parmi le poil de lièvre des prairies. Et parce qu’en la suivant une couple d’heures (je le savais) jusqu’à cette corne bleue d’une sapinaie, là-bas sous le dos des montagnes en laine blanche comme des brebis de bergerie, André, je toucherais votre maison.

Mais à chaque forêt, cette route innocente sous le soleil plongeait en pleine tuerie d’arbres. Et cela je ne le savais point. Les marchands seront revenus, les poches gonflées, la bouche pleine de prix vertigineux, et derrière eux les haches de nouveau se lèvent et s’abattent, les scies recommencent à mordre, les fûts immenses à frémir, à s’effondrer en sifflant dans le fracas des branches brisées. Il faudrait s’endurcir le cœur ou détourner les yeux de ces grands corps couchés qu’on a retranchés de la vie au seuil même du renouveau, qu’on écorce, qu’on écorche, mise à nu leur chair cachée couleur de rose, couleur d’orange ou lisse et pâle comme un beurre d’hiver fraîchement battu. Il faudrait se guérir en froissant une feuille de lierre, en étendant les mains sur le sol jusqu’à les sentir becquetées au creux des paumes par la plus fine pointe des plantes perce-terre… Mon guérisseur, c’est un rameau de bois-gentil que j’ai pu rompre, avec ses fleurs de cire rose à peine ouvertes et son parfum, ce miel faux et frais où s’englue lentement la pensée. Je le tiens comme un talisman, je le hausse vers la lumière : toute la vallée devient un lac d’odeur.

[…]

[Extrait : pp.79-81]

 

Campagne-perdue.jpg

© Éditions FARIO

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27/06/2022

AMY CLAMPITT

Amy Clampitt

Un silence s’ouvre

[extrait]

Amy-Clampitt.jpg

 

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  Extrait

 

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Gaëlle Cogan

Préface de Calista McRae

Édition bilingue

Éditions Nous, 2021.

 

 

La raiponce cornue

 

« Chaque jour, de ce terrain

étranger d’un perpendiculaire

enchanteur, fleurissait

quelque chose de nouveau

et, après inspection

détaillée, de merveilleux —

 

encore une permutation

aromatique-fleurie

de la silène ou de la sauge,

de la scabieuse, de la ciste,

de l’onagre, de la

campanule, que celle-ci,

 

d’un genre que je n’avais

jamais vu : éperonnée,

avec des ajours en fuseau, sorte de

baldaquin sur tige,

rareté solitaire, élégante,

suspendue, d’une teinte

 

à mi-chemin entre l’azur

clair du romarin

et le violet plus

sombre de l’ancolie,

qui s’avéra être

nommée raiponce cornue.

 

Le lendemain elle n’était plus

singulière mais plurielle ;

le jour suivant, multiple.

En une semaine elle était

partout, devenue

simple raiponce cornue,

 

si familière que

je l’oubliai, et n’y

pensai plus, semble-t-il,

jusqu’au moment où

un volume de l’Encyclopaedia

Britannica, pris sur l’étagère

 

à une fin quelconque, s’ouvrit

au hasard, sur la raiponce

cornue, nommée,

dépeinte, étonnante

en mémoire tandis que l’amour ancien

refleurissait, encore vibrant. »

 

[pp.55-56]

 

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© Éditions NOUS/NOW

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09/09/2021

ANNA MILANI - Incantation pour nous toutes (extrait lecture audio 3'54)

ANNA MILANI.

INCANTATION POUR NOUS TOUTES

Lecture d’un extrait par Nathalie Riera

___________________________________

 

 

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[ © ISABELLE SAUVAGE EDITIONS, 2021]


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podcast

 

 



08/05/2021

Nicolas Bouvier - Du coin de l'oeil

Nicolas Bouvier

Du coin de l’œil

Écrits sur la photographie

[extrait]

  

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  Extrait

 de Nicolas Bouvier, Du coin de l’œil,

in « Un voyageur qui écrit et non un écrivain qui voyage »

Éditions Héros-Limite, 2019.

 

« […] Lorsque je me mets en route, je n’ai aucune spécialité, je suis dilettante en tout ; j’aime la musique sans être véritablement musicologue, je fais des photographies sans être photographe, et j’écris de temps en temps sans être véritablement écrivain. Je crois que si je devais me prévaloir d’une spécialité, j’opterais pour celle de voyageur. Être l’œil ou l’esprit qui se promène, observe, compare et ensuite relate, une sorte de témoin.

Pour moi, l’écriture, c’est avant tout une façon de rendre compte de l’extraordinaire richesse que la réalité du voyage vous propose, réalité humaine, géographique. Le voyage favorise également l’introspection. Grâce à cette vie errante, on sent les changements qui s’opèrent en soi-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt, c’est le voyage qui vous fait ou vous défait. Écrire après un voyage, au sujet d’un voyage, c’est une façon de payer une dette. C’est une opération très exigeante de bonne foi et de précision.

Je réfléchis seulement quand j’écris, c’est ma méthode de pensée. L’écriture étant une occasion de réflexion totale, c’est un exercice périlleux. En écrivant, on se trouve confronté, d’une part avec la magnificence, la misère, le côté profondément comique et sarcastique de la réalité que l’on veut décrire et, d’autre part, avec l’insuffisance de ses propres instruments, l’immense océan de sa propre niaiserie, de sa propre indigence mentale. C’est donc une confrontation extrêmement humiliante, extrêmement ardue, qui fait de l’écriture un exercice que je redoute parfois, et devant lequel je jette l’éponge, je baisse les bras, je trouve des prétextes pour m’occuper ailleurs. […] » [pp.42-43]

 

du coin de l'oeil.jpg

© Éditions HÉROS-LIMITE 

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"Ella Maillart ou la vie immédiate" par Nicolas Bouvier

Ella Maillart

Vue par Nicolas Bouvier

[extrait de « Ella Maillart ou la vie immédiate »]

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  Extrait

 de Nicolas Bouvier, Du coin de l’œil, Éditions Héros-Limite, 2019.

 

« Depuis ses premiers exploits de « marin d’eau douce » et la lecture consternante des livres de Barbusse ou de Georges Duhamel sur l’imbécillité et la cruauté de la Première Guerre mondiale, Ella Maillart a cherché partout un peuple « vierge » que l’Occident n’aurait pas encore infecté.

L’a-t-elle trouvé au Gilgit ou au Hunza en 1935, au terme de sa longue équipée chinoise ?

L’a-t-elle trouvé bien plus tard au Népal ?

Je ne connais pas l’Inde Himalayenne, mais les photos qu’elle en a rapportées pourraient bien répondre « oui » à sa place. Ce sont surtout les visages : beaucoup expriment une chose qu’on ne trouve pas souvent en Inde : l’espièglerie, une sorte d’optimisme amusé qui suggérerait que les menaces des Dieux ne sont pas à prendre aussi au sérieux que dans le dur Tibet, ou la brûlante Inde du sud. Des effigies – le démon Râvana à dix têtes – qui devraient faire trembler ont un air bonasse et repu, avec leurs moustaches en croc qui évoquent, plutôt qu’un puissant destructeur, un coiffeur niçois ou le boucher d’une pièce de Marcel Aymé. Je trouve dans l’art népalais un côté plaisantin et rasta qui semble me dire « allons, tous ces karmas… ce n’est finalement pas si grave. »

Cet apparent manque de sérieux n’empêche d’ailleurs pas du tout les Népalais d’être de grands professionnels : de l’avis unanime des Occidentaux, leurs « sherpas » sont les meilleurs porteurs du monde, et leurs « gurkhas », malgré leur mine affable, les seuls guerriers de métier à avoir donné des cauchemars à la redoutable infanterie japonaise. Pendant la campagne de Birmanie, ils se dissimulaient la nuit, avec leur carabine de précision, dans la plus haute fourche des arbres et sifflaient. Chaque sifflement était menace et source de mort. Les Japonais en étaient malades. Pourtant les « gurkhas » ne sont ni cruels, ni sanguinaires, ils sont joviaux et d’excellente compagnie. Ils font extrêmement bien le travail qu’on leur confie ; en l’occurrence : monter dans un arbre et tirer les Japonais comme des grives.

Au Népal, Henri Michaux, cet angoissé de la précision et de la justesse, a trouvé les sourires les plus « justes » d’Asie, ni trop, ni trop peu, pas à la ronde, très précisément destinés à une seule personne. Qui dit mieux ? »

 

 

© Éditions HÉROS-LIMITE

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02/05/2021

Sophie Brassart

 

 

Ardentes patiences

[Extraits]

sophie brassart 2.jpg

 

 

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  Extraits

 [Sophie Brassart, Ardentes patiences

Éditions du Cygne, 2021]

 

Chant circulaire de la tourterelle

 

Pareil à ce rire

jeté de femme en femme

 

Maintenu à la frondaison du lavoir

Suspendu à sa propre nudité

 

Calme de l’haleine

Au milieu du temps          immobile

 

Sur les dalles de la voie romaine

 

Sur les herbes et cailloux aveuglants

 

           Que faisons-nous

 

 

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Ceci je veux le partager :

 

Gorge

 

Vierge dans la chaleur des mûres

Velue la patte de l’insecte

 

Doigt d’une genèse invisible

 

Percée du ciel en crêtes de fer,

fifres noirs

 

Voici que la montagne se couvre d’ombre

 

Couvre notre existence

d’une aura sans finir

 

 

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Un bosquet s’élance – à même l’ombre

Le bleu immense – depuis quelque temps

J’écoute le revers des feuilles

 

C’est maintenant que je connais l’indicible

 

Un bosquet s’élance et tresse

les liens du corps avec l’esprit

 

& nous saluons le vin

Pour éluder           la mélancolie nouvelle

 

 

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Je me suis assoupie, comme gorge tremblée

 

Le lilas de ma naissance, toute trace

Majestueuse par la zébrure du fleuve

 

Est-ce le rêve qui enseigne l’ombre

 

Mon regard se découd :

 

Libre de l’air et des insectes,

Venus pour qu’il devienne

 

          air, insectes

 

 

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| BIO-BIBLIOGRAPHIE : Sophie Brassart, poète et plasticienne, vit à Montreuil. Elle a publié un premier recueil en 2018, Combe, aux éditions Tarmac, puis en 2019, Je vais, à la mesure du ciel, aux éditions du Cygne. Elle a réalisé une fresque regroupant vingt visages de poètes contemporains exposée de manière pérenne à l’Université de Caen.

 

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© Éditions du Cygne 

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01/05/2021

Julien Gracq

JULIEN GRACQ

Carnets du grand chemin

[Extraits]

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[1910-2007]

 

 

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  Extraits

 [Julien Gracq,

Carnets du grand chemin

José Corti, 1992]

 

« Route de Sallertaine à Soullans, bordée, le long de ses fossés, d’un liseré continu de saules et de tamaris au léger et tremblant plumage. Un frais et fort coup de vent de mer les met en émoi, fouaille et fait écumer la masse mobile, verte, rose et argenté ; c’est l’heure de la marée haute sur la côte toute proche, il est six heures du soir ; un soleil neuf, dans le ciel décapé par le coup de vent, étincelle sur les charrauds, les bourrines blanches et vertes, le feutrage fauve du marais rissolé : tout est lumière et mouvement, limpidité saline, entrain rustaud, bousculade allègre, crinières secouées à plein poing et retroussis de linges. C’est canonnade de fête tout le long de la côte, et toute la campagne, rubans au vent et feuilles à l’envers, l’accompagne à cœur joie de ses danses pataudes, et jette son bonnet par-dessus les moulins.

Je me sens toujours animé d’une espèce d’allégresse, quand je me trouve sur la route à la fin d’un de ces grands coups de vent d’ouest criblés de soleil qui marquent de leur signe sur toute une province la journée époumonée, et auxquels chaque canton, chaque paysage, imprime son timbre et son orchestration singulière, fastueuse ou modeste : on traverse ces jours-là la campagne comme on traverse les villages un jour de quatorze juillet. » [pp.24-25]

 

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« Le parc de Saint-Cloud, veuf de son château, avec ses avenues convergeant vers le vide, sa perspective étagée qui cascade avec ampleur de palier en palier jusqu’à la balustrade suspendue au-dessus de la Seine, rameute à lui seul dans mon imagination toutes les étoiles de routes désaffectées qui, toujours, m’ont parlé dans la langue même des Sirènes. Routes qui ne mènent nulle part, perspectives inhabitées qui ne donnent sur rien, comment ne pas voir qu’elles sont sœurs de ces pièces vides, pleines de gestes fantômes et de regards que nul ne renvoie, dont la vacuité centrale a trouvé place malgré moi presque dans chacun de mes livres ? Il peut se rencontrer pourtant une singularité paysagiste plus rare encore. Dans le site peu connu de la Folie Siffait, proche de la Loire et du petit village du Cellier, site que Stendhal, et, je crois bien, George Sand ont visité au siècle dernier, partout des escaliers en impasse, des échauguettes, des belvédères sans panorama, des pans de courtine isolés, des soutènements pour jardins suspendus, des contreforts qui semblent épauler au-dessus du vide le mur de fond d’un théâtre antique, renvoient, sous l’invasion des arbres, à l’image d’un château non pas ruiné, mais  éclaté dans la forêt qu’il peuple partout de ses fragments : si jamais l’architecture s’est manifestée sous la forme convulsive, c’est bien ici. Pourtant, tant de préméditation dans l’étrange rebute un peu : il manque, dans cette matérialisation coûteuse et un peu frigide — sur plans et sur devis — de la lubie d’un riche propriétaire désaxé, la pression du désir et la nécessité du rêve qui nous émeuvent dans le palais du facteur Cheval. Ce qui me ramène quelquefois sous les ombrages aujourd’hui très ensauvagés de la Folie-Siffait, c’est plutôt une projection imaginative terminale : j’y vois le prolongement en pointillé et comme le point ultime de la courbe que dessine, depuis la fin du Moyen Âge, l’alliance de plus en plus étroite nouée avec la pelouse, le bosquet, l’étang et l’arbre, par l’art de bâtir : j’y déchiffre comme le mythe de l’Architecture enfin livrée en pâture au Paysage. » [pp.58-59]

 

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« […] L’arbre… Il n’apparaissait d’abord qu’au fond des vallées, dans les files de peupliers qui pacageaient leurs prairies molles, ou bien par intervalles, dans le lointain du plateau, un bouquet de noyers appuyant leurs branches basses sur les clôtures de pierres sèches d’une cour de métairie. Maintenant — comme une foule sortie on ne sait d’où qui s’agglomère en grappes — d’abord posté de loin en loin en sentinelle, il accourt de partout vers la route que vient reborder peu à peu de chaque côté une fourrure luxuriante d’herbe verte. Non plus le noyer grêle aux feuilles claires, mais le châtaignier vert sombre, piqué de rosettes d’un vert plus jaune, dont l’ombrage est si lourd, et le massif de feuillage si compact. Et, de toutes parts, gardés par ces hautes tours vertes, s’étalent non plus les chaumes secs et les éteules roussies du Poitou, mais de profonds étangs d’herbe, enclos entre les berges des haies, chambres de verdure secrètes qui s’imbriquent et s’entr’rouvrent indéfiniment l’une sur l’autre, pelucheuses, moelleuses, encourtinées, et d’où l’haleine des plantes confinées déferle sur la route aussi intime et entêtante que la touffeur d’une alcôve. Ce n’est pas la forêt, clairement délimitée, avec l’aplomb de sa muraille nette et l’avalement brutal, en coup de vent, de la route par sa haute tranchée noire — ce n’est pas le bocage aux haies de ronciers plus épaisses et plus maigres — c’est un enfièvrement congestif du monde des plantes, qui monte, gonfle et s’amasse peu à peu des deux côtés de la route comme un orage vert. Les branches s’avancent au-dessus de la chaussée et y dégorgent lentement, goutte à goutte, l’eau lourde de la dernière averse : au-dessous d’elles, le long des bas-côtés où s’épaissit l’herbe vorace, les paravents des haies ferment toute issue au regard ; le bourrelet tremblant des fougères vient onduler jusqu’à l’asphalte. On se laisse couler comme au cœur d’une eau verte et lustrale dans l’énorme respiration calme : nulle forêt noire, dans sa plantation ligneuse, son odeur de cave et de fagot, ne se referme sur le promeneur aussi voluptueusement que ce bain de plantes fermé comme une voûte, duveteux comme une mousse, qui comble et étanche en nous quelque chose de plus ancien que la soif. Très loin au-delà de cette déflagration de verdure qui monte sur la terre et gonfle ses ombrelles vertes, il y a une grande ville, mais son existence même s’embrume, et ce n’est pas vers elle qu’on marche : on monte, on voudrait continuer à monter interminablement vers ce haut pays de la verdure arborescente, à travers laquelle filtrent maintenant les barreaux horizontaux du soleil, où rien ne frappe plus l’oreille que le craquement solennel des branches chauffées, et où on croit entendre quelquefois l’arbre respirer. […] » [pp.67-69]  

 

 

 

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© José Corti

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Pascal Boulanger

L’intime dense 

[Extraits]

 

 

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  Extraits

 [Pascal Boulanger, L’intime dense

Éditions du Cygne, 2021]

 

Le savoir où l’on meurt

mais la ferveur qui vaut de l’or ?

& la rivière sur le chemin du soleil ?

& l’esprit d’enfance dans la chevelure forêt ?

Le promeneur qui marche sur la baie

tient la main de l’aimée

même absente.

 

 

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Proche

insaisissable

en épiphanies qui brûlent.

La présence d’un ciel

dans l’éclat de ces yeux

fera-t-elle retour ?

Dans l’attente parmi

les oiseaux bavards de l’aube

qui signe & veille

sur les montagnes du temps

chose nouvelle ; amour ?

 

 

 

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Comment se vivre autrement

au soleil couchant

quand l’écart assaille.

Sans sommeil

l’effrayant désir

entre l’herbe & le ciel

vers les yeux

commence à voir

& glisse

jupe cambrée

à la courbe,

une fenêtre, l’univers

dans la main.

 

 

 

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Franchissement plein amour

qui fait présence ne manque

aux roses qui se tiennent nues.

Au toucher doux rêche

la chair des fruits ruisselle

sur une table.

Désir présume comme

un enfant joue seul

sans souci de rien

& goûte à la volupté

nouvelle du monde.

 

 

 

 

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| BIO-BIBLIOGRAPHIE : Pascal Boulanger, né en 1957, a été bibliothécaire en banlieue parisienne. Il vit en Bretagne, près du Mont Saint Michel, depuis mars 2019. Il a publié des articles et des chroniques dans de nombreuses revues littéraires. Parmi ses derniers livres – recueils ou essais – Guerre perdue (Passage d’encre), Mourir ne me suffit pas (Corlevour), Jusqu’à présent je suis en chemin, carnets 2016-2018 (Tituli), Trame : anthologie 1991-2018 suivie de L’amour là (Tinbad).

 

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© Éditions du Cygne

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ANNE-EMMANUELLE FOURNIER

La part d’errance

avec six gravures de l'artiste Régis Rizzo 

 

anne emmanuelle fournier.jpg

 

 

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  Extrait

 [Préface de Jean-Yves Masson]

 

Dans une célèbre conférence sur la poésie, Hofmannsthal compare le poète à un sismographe. Ce texte de 1907 s’intitule « Le poète et l’époque présente » et j’y ai songé en lisant La part d’errance d’Anne-Emmanuelle Fournier, où s’exprime avec une sensibilité vibratoire l’inquiétude de notre temps face à la coupure de plus en plus prononcée entre l’homme moderne et la nature, en même temps que s’y donne à lire une quête pour retrouver les chemins perdus de la transhumance vécue comme expérience spirituelle, ce ressourcement périodique au sein des forces naturelles.


 

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  Extrait

 [Anne-Emmanuelle Fournier, La part d’errance

Éditions Unicité, 2021]

 

 

Regarde

regarde encore dans le visage du cheval

entends venir l’orage de très loin

et retrouve

ce consentement sans réserve à la loi du monde

de celui qui n’a pas mangé le fruit anguleux

de la connaissance

 

De celui qui n’a pas déserté les liens

ne s’est pas contemplé nu

dans une mortalité que plus rien ne rachète

 

 

 

Si les étoiles refusent de répondre

si Dieu même est béance

dans les eaux renversées du ciel

 

Comment croire à ce sol où nous tentons de planter

                                                        un chemin ?

 

Il faudrait bien oser une sorte de foi

 

 

Quelque chose comme l’espérance des chats

qui attendent postés sur les seuils

dans l’ascèse de l’aurore

 

Et la voix pleine des vivants

où réchauffer nos mains.

 

 

 

Ceux qui mènent les chevaux boire

comme à une très ancienne offrande

en surplomb de ces tours

— qui sont pour les oiseaux

ce que sont pour nous les cités d’insectes

excavées dans les flancs de la terre —

 

 

Ceux-là qui se tiennent    même cernés de béton et d’acier

tout contre la pulsation des troupeaux

sont-ils encore porteurs de la promesse

d’une alliance possible

avec tout ce qui naît puis s’érode

dans l’entropie des particules ?

 

 

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© Éditions Unicité 

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27/04/2021

Une lecture de "Siascia - Portrait sur mesure"

Nathalie Riera

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[Leonardo Sciascia. Une « expérience d’écrivain en province »]

 

 

 

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Leonardo Sciascia | Editions Nous, 2021

 

 

 

Leonardo Sciascia (1921-1989) ne saurait être vu sous le prisme réducteur d’un écrivain provincial, mais bel et bien un écrivain enraciné dans sa Sicile natale jamais quittée, ou si peu, la Sicile soufrière – l’écrivain est fils et petit-fils de mineurs de souffre –, précisément Racalmuto, dans la province d’Agrigente, sur la côte sud-ouest. Autre lieu tout aussi mémorable dès la plus tendre enfance, loin de « l’âcre exhalaison du soufre en combustion », celui du lieu-dit La Noix, où Sciascia passera ses plus belles vacances ; un lieu de villégiature mais aussi de prédilection pour l’écriture, « tous mes livres ont été écrits dans ce lieu », livres que l’écrivain estime « consubstantiels : aux paysages, aux gens, aux souvenirs, aux affections. » Sur la question de son profond enracinement en province, à l’occasion d’un entretien, il répondra qu’« il est tout à fait de bon sens que l’écrivain vive dans l’environnement humain qu’il connaît le mieux, qu’il donne témoignage d’une réalité à laquelle il est lié par le sentiment, la langue, les habitudes, et dont aucun mouvement, aucun pli, aucune nuance ne lui échappe. »

Sciascia, « une des figures centrales de la littérature “engagée” en Italie – et l’une de ses voix polémiques les plus lucides et précieuses », peut-on lire sur la quatrième de couverture du tout récent Portrait sur mesure paru aux éditions Nous. La traduction des textes et la présentation de l’ensemble assurées par Frédéric Lefebvre, l’ouvrage rassemble un bouquet d’articles et d’essais, dont la plupart ont été écrits pour le journal L’Ora. Si certains textes relèvent de l’autobiographie, d’autres ont particulièrement trait à la Sicile, à son histoire, à ses traditions religieuses, à son immanquable mafia – sujet dont Sciascia a consacré une série de textes, tout en soulignant la complexité du phénomène. Il faut savoir que l’île aura été marquée par plusieurs événements insurrectionnels depuis le XIIIe siècle jusqu’à l’unification italienne (le Risorgimento en 1861), où aurait émergé la mafia.

Avec son texte « La grande soif », écrit à l’occasion du film documentaire de Massimo Mida, l’écrivain rend compte de cette Sicile devenue aride, en proie à la technique et au rêve de l’industrialisation : « L’île a tellement de problèmes. Mais ils sont presque tous liés au problème de l’eau. L’eau disputée jusqu’à la violence et au crime. L’eau qui se perd dans les méandres de la bureaucratie et de la mafia. » … « Le manque complet d’eau a presque vidé de ses habitants le village de Capparini… » … « Licata est la ville la plus assoiffée d’Italie » … « L’eau manque parfois jusqu’à 30 jours de suite. » … « Et voici Palerme, une ville qui était suffisamment approvisionnée […] par l’aqueduc de Scillato et qui manque aujourd’hui terriblement d’eau, en particulier dans les quartiers populaires. » … « Le peu d’eau qui existe est hypothéqué par la spéculation, la violence, le jeu profitable de la revente. Un bien public parmi les plus indispensables est soumis à l’abus, à l’affairisme, au caprice, à la mafia […] ».

En 2003, l’île continue encore à pâtir de cette pénurie, « pénurie d’eau chronique » relate l’hebdomadaire italien L’Espresso, célèbre pour ses enquêtes et ses dossiers sur les scandales économiques et politiques. « Une situation qui profite aux “porteurs d’eau” comme à Cosa Nostra. » Insuffisance des réserves d’eau pour lutter contre les incendies, c’est souvent qu’on laisse alors brûler les forêts ! En 2005, une vaste campagne de sensibilisation a été lancée, avec pour slogan emblématique Chi ama la vita, non spreca l’acqua (qui aime la vie, ne gaspille pas l’eau). Prise de conscience des habitants sur les problèmes de leur environnement ? Certainement, car depuis ces cinquante dernières années diverses réflexions et actions sont menées, en partie par les mouvements écologistes et les associations syndicales, l’opinion publique se montrant de plus en plus soucieuse des enjeux environnementaux. Mais tout comme Leonardo Sciascia ne faut-il pas s’interroger plus justement sur le « système social sicilien »[1] et ses dysfonctionnements, ainsi que sur l’impuissance des pouvoirs publics, et tenir compte également des mutations culturelles, économiques et sociales.

Parmi les autres sujets de Portrait sur mesure, dans « Le Sicilien Ibn Hamdis », si Sciascia revendique d’être Sicilien, il ne supporte guère ce stupide distinguo qui sépare la Sicile de l’Italie, cette démarcation entre être Sicilien et être Italien, « nous sommes des italiens d’une île qui a une histoire en partie différente de celle de la péninsule italienne ». De surcroît, Sciascia a toujours été soucieux de l’apport de la civilisation des Grecs et des Arabes en Sicile. La Sicile au Moyen Âge sous la domination musulmane est un fait civilisationnel qui tient à cœur l’écrivain, nous rappelant qu’au temps de l’Antiquité « les Grecs ont été comme chez eux en Sicile […] et de même, plus tard, les Arabes ([…] Et les Grecs et les Arabes […] sont encore dans le sang et dans les pensées des Siciliens. » Racalmuto vient de l'arabe Rahl al-mudd.

Hommage est aussi rendu au géographe et cartographe marocain Al Idrissi qui s’installe à Palerme où il rejoint la cour du souverain normand Roger II de Sicile, pour lequel il va travailler sur la réalisation d’un ouvrage connu sous le nom de Livre de Roger. L’ouvrage, composé de plus de 70 cartes qui représentent le monde, est reconnu selon Sciassia comme « une des œuvres géographiques les plus scrupuleuses et relativement fiables du Moyen Âge, et peut-être la plus aboutie ».

Autre moment clé de Portrait sur mesure, celui du texte « Un aveugle demande la lumière électrique », écrit à la suite d’un congrès qui s’est tenu sur trois journées en avril 1960 à Palma di Montechiaro, sous la direction du sociologue militant Danilo Dolci ; un évènement de toute importance, essentiellement centré « sur les conditions de vie et de santé dans les zones sous-développées de la Sicile occidentale ». Parmi les communications du congrès, Sciascia souligne celles de l’écrivain Carlo Levi, du professeur Ettore Biocca, du sénateur Simone Gatto… tous mobilisés, « parmi les paysans et les mineurs de soufre de Palma », à prendre fait et cause contre les conditions hygiéniques et sanitaires des plus déplorables. Sciascia retranscrit l’enquête du professeur Silvio Pampiglione qu’il juge comme « la plus importante contribution de la science médicale aux travaux du congrès ». À la même époque, Robert Guillain[2], dans son article paru dans le journal Le Monde, avait comparé Palma di Montechiaro à la Chine d’avant Mao Tse-Toung.

Palma di Montechiaro, c’est aussi la ville du Prince de Lampédusa, Giuseppe Tomasi, celui qui dans son célèbre roman Le Guépard, publié à titre posthume, dépeint en observateur avisé la Sicile des années 1860. Le livre est jugé par Sciascia comme « une sorte de 18 avril 1948 », une date en référence à la victoire de la Démocratie Chrétienne lors des premières élections générales de la jeune République italienne. Le Guépard « marque la fin du néo-réalisme, de cette littérature d’opposition, et la victoire de valeurs purement littéraires sur des valeurs idéologiques et d’opposition, auxquelles nous croyons que l’art de notre temps est voué, en particulier dans la situation actuelle de l’Italie : c’est pourquoi il représenterait la fin d’un pacte, hérité de l’histoire, entre les intellectuels et les classes populaires. »

Le néo-réalisme italien, né dès la fin du fascisme, est « une façon nouvelle d’intégrer la réalité dans l’art », « est donc la forme de l’opposition dans l’art ». Ce phénomène d’avant-garde culturelle est fortement ressenti par les artistes et les écrivains de l’époque. Sciascia écrit à ce propos : « En 1945, à la libération de l’Italie, une nouvelle génération d’écrivains eut la révélation de ce que l’Italie était en vérité : pas seulement un pays blessé par vingt ans de dictature puis dévasté par une guerre, mais un pays de pauvres trop pauvres et de riches trop riches, un pays de malins trop malins, d’hypocrites trop hypocrites ; un pays d’analphabètes, de conformistes, de soit-disant hommes d’ordre ; un pays arriéré techniquement et moralement, tenu à l’écart des grands courants de la pensée humaine et du progrès civil. Un pays qui déjà avec Francesco Crispi, un homme d’État qui venait d’un bourg comme Ribera, où on comptait alors plus de morts de la malaria que de fraises ; qui déjà avec Francesco Crispi avait entamé ses aventures coloniales coûteuses et tragiques, en laissant derrière lui les problèmes de l’Italie du sud, bien plus urgents et pesants. Cette Italie qui se cachait et se cache encore derrière les écrans de fumée de la rhétorique ; cette Italie que les imbéciles et les fourbes s’efforcent encore de cacher (et à ce propos : quand une alliance se forme entre les imbéciles et les fourbes, faites bien attention que le fascisme est aux portes). Cette Italie, les jeunes écrivains et artistes voulurent la porter à la conscience de la nation, avec toutes les souffrances, les misères, les injustices, les aveuglements dont elle était prisonnière. »

« Découvrir ou redécouvrir Sciascia » finalise le recueil Portrait sur mesure, en retraçant le parcours d’un écrivain qui, après la mort de Pasolini, est devenu « un des intellectuels les plus observés en Italie. »

 

© Nathalie Riera

Les Carnets d’Eucharis, 26 avril 2021.

 

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[1] « L'aggravation des problèmes d'environnement dans les pays méditerranéens : l'exemple de la Sicile » par Gérard Hugonie, Sedes, Paris – L’information géographique n°5, 1999. https://www.persee.fr/doc/ingeo_0020-0093_1999_num_63_5_2667

[2] « Palma di Montechiaro, ou la ville pourrie » par Robert Guillain, Le Monde, 15 septembre 1960.

https://www.lemonde.fr/archives/article/1960/09/15/iii-palma-di-montechiaro-ou-la-ville-pourrie_2107444_1819218.html

 

28/02/2021

Martine-Gabrielle KONORSKI - Instant de Terres - L'Atelier du Grand Tétras, 2020

MARTINE-GABRIELLE KONORSKI

INSTANT DE TERRES

Avec 6 illustrations de Colin Cyvoct 

[extraits]

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[Photo : Josef Boccard] 

 

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 Préface

 

Dans Instant de Terres, Martine-Gabrielle Konorski poursuit son interrogation sur le temps, sur la temporalité possible, productrice de vie. Il s’ouvre avec en épigraphe une citation de Clarice Lispector : « si en un instant l’on naît et si on meurt en un instant, un instant suffit pour une vie entière », à laquelle pourrait être joint ce propos du philosophe Gaston Bachelard : « « On se souvient d’avoir été et non pas d’avoir duré ». Telle est L’intuition de l’instant Bachelardienne, dont la poésie de cet opus pourrait se rapprocher.

Sept longues séquences constituent ce recueil, Instant de Terres, où le temps n’est jamais perçu comme un flux artificiel, mais plutôt comme un flux discontinu, la notion même de durée étant abolie en nos vies marquées par une succession d’instants qui participent de ce que nous sommes, de nos actes, et de nos choix aussi. L’instant, qui succède à l’instant, dans l’épaisseur du vécu donnerait corps à notre existence.

L’instant, source de promesse, est en lien, toujours, avec notre présence au monde et à nous-même et alors que le concept de durée fossilise, la valeur de l’instant permet de condenser le temps dans une densité singulière, plurielle et inépuisable. Fidèle à un style dans lequel suggérer c’est toujours davantage dire, l’auteure, au rythme des images, des silences, des sons, architecture une poésie comme métaphysique instantanée, portée par l’intensité. Il ne s’agit plus d’un temps horizontal, ce « temps commun qui fuit horizontalement avec l’eau du fleuve, avec le vent qui passe », mais d’un temps arrêté, qui ne suit pas la mesure et que Bachelard nomme « un temps vertical ».

En titrant Instant de Terres avec « le singulier » de l’Instant, la poète souligne « plus j’avance, plus je comprends que nous ne vivons que par l’instant qui nous traverse. Chaque respiration est à l’instant même et ne sera plus, chaque son est à l’instant même et ne sera plus, c’est une autre respiration, un autre son différent qui arriveront, nouveaux, réinventés chaque fois. Le pas que l’on fait en cet instant est unique, il n’y en aura pas d’autre identique. Ce qui s’est écrit dans ce texte participe aussi de cet état de l’instant. Lorsque l’on écrit, on est toujours dans l’instant ».  

En contrepoint de ce singulier et avec « le pluriel » de Terres, Martine-Gabrielle Konorski fonde l’instant poétique sur l’instantanéité de plusieurs terres : « aussi précieux soit chaque instant, instant unique, il s’épanouit sur différentes terres, notamment celles où l’écriture me charrie. Et pendant que se produit l’instant de l’écriture, n’est-ce pas aussi par son souffle, son courant, que l’on éprouve comme un profond sentiment de traverser de nombreuses terres différentes. Écrire est toujours un instant de terres ».

Instant de Terres dit bien toutes ces terres qui résonnent en nous et qui nous habitent, « celle des origines, celle de l’enfance, celle des souvenirs, celle des douleurs, de la joie, de l’amour, des drames, de la solitude, des paysages et de tous les imaginaires. » Dans Instant de Terres, la poésie de Martine-Gabrielle Konorski côtoie les terres du peintre Colin Cyvoct.  

[Nathalie Riera,

« Instant de Terres de Martine-Gabrielle Konorski. Ou la poésie comme métaphysique instantanée »,

L’Atelier du Grand Tétras, 2020.]

 

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  Extraits

 

[…]

 

Sans personne

                qui bouge

à l’angle de mes yeux

Assise sur la pierre

                d’ambre

j’attends le jour

                qui passe

traversée par le vent

 

Du plus loin de l’Histoire

                les portes sont fermées

le temps est sans

                abri

 

Reste le souffle des arbres.

 

 

[LA TERRE A PERDU SES AILES]

 

Dans ce regard

en boule

la distance et l’oubli

ramassis de vos guerres

 

S’oblitérer

 

Éclats de bruits

sur le trottoir

la ville pour

froisser la mémoire

dire le noir

de

l’exactitude effacée

 

Ce qu’on ne veut plus voir.

 

°°°

 

 

Mais la rétine

persiste

sur le spectre

des ombres

Une histoire

dans le feu

nous arrache

et la douleur

se clôt

 

Métamorphose inventée

dans la bouche

perdue sous la bourrasque

au son

d’un soir qui meurt

 

Aimer le noir.

 

 

[EN DÉRIVE]

 

L’intranquille

                est venu

m’assaille

racle ma gorge

 

Ailleurs

ne sait plus le repos

tu es si loin

dans l’arc des tempêtes

qui bat

mes tempes

 

Pas de trêve

 

Entendre l’éclair

rien d’autre

juste la chair blanchie

rien d’autre

vainement ton regard

 

Mon ciel.

 

°°°

 

 

L’or des cailloux

faisait poussière de feu

dans l’élan de ton pas

balbutiement ouvert

sur un sanglot

 

Cette nuit

est venue dormir

tout le long de moi

déchirée

 

Tout le long de la route

un cri s’avance

en marche vers le soleil

dans l’ombre des orties

 

Musique de la parole

au son de pierres

frottées

 

Une vie de sauvetage

entre chien et loup.

 

°°°

 

À l’envers de la route

des églantines

le rêve impérissable

de mon double solaire

Ample crépuscule

tragiquement perdu.

 

 

[LE GRONDEMENT DES HEURES]

 

La forêt des images

                pour détruire l’invisible

tissage muet

                plein de Vous

Nous      vides

pour cueillir

 

Garder les morts

à vivre sous nos mains

Plantes        arbres

                graines

fleurs d’épaves

poussées contre la chair

 

Épines de vie

couleurs flambantes

une traversée

des rayons d’épouvante

 

Jamais plus seuls

Partager le rien.

 

°°°

 

 

Temps vaincu

d’espoirs enragés

piétinés sous la glaise

des routes creusées

de bottes

 

Les allers

                sans retours

pour un quignon

de pain

Même pas de funérailles

 

Ni convoi      Ni conscience.

 

 

 

 

[UN POINT OUVERT]

 

Même

les vitres opaques

ne peuvent te cacher

 

Pas de bruit         pas de vent

une seule lumière

seule lueur

 

La sirène jette un cri

bruit de bottes     plus de refuge

dans l’escalier

                                                 on siffle

 

Dégringolent les familles

pas de brèche      plus de souffles

restent les hurlements

 

Quelques perles éparses

un mouchoir bleu brodé

la chaussure d’un bébé

 

Une étoile      sur le palier.

 

°°°

 

J’ai su

qu’il faudrait grandir

dans le silence

de l’autre rive

tous ensemble attachés

par le même chagrin

 

Rayons d’or

éparpillés

dans quelques plis

échoués sur les rails

 

Une main sur le front       pour la mémoire.

 

 

 

 [UN CARRÉ DE SILENCE]

 

 

Ton reflet

est rangé

derrière la porte

 

Je la laisse entrouverte

l’embrasure

me tient compagnie

 

J’entends le crissement

                de ton pas

le froissement de ta jupe

                le cliquetis des clés

le frottement de ta gorge

et les notes fredonnées

de ton dernier

refrain

 

Dans l’écart       sans espace

je t’attends.

 

 

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| BIO-BIBLIOGRAPHIE : Martine-Gabrielle Konorski est de nationalité française et suisse. Elle est auteure de poésie et musicienne. Ses derniers livres ont été publiés aux éditions L’Atelier Du Grand Tétras : Instant de Terres, aux éditions Les Cahiers du Museur (Coll. À côté) : Et si c’était là-bas (livre d’artiste en collaboration avec la peintre Myriam Boccara), aux éditions Le Nouvel Athanor : Bethani suivi de Le bouillon de la langue ; Une lumière s’accorde ; Je te vois pâle … au loin (Prix Poésie Cap 2020). Aux éditions Caractères : Sutures des saisons. Ses textes sont régulièrement présents en revues. En 2019, à Paris, le Théâtre Les Déchargeurs a organisé une soirée de lecture de Bethani. En 2020, deux soirées de lecture musicale sont programmées au Théâtre du Nord-Ouest. En 2018, Martine-Gabrielle KONORSKI a créé au Théâtre Les Déchargeurs, le spectacle Accords, dialogue entre ses textes et la musique de Federico Mompou. Accords a été labélisé par Le Printemps des Poètes et soutenu par l’ambassade d’Espagne. Par ailleurs, elle est administrateure de L’Union des Poètes & Cie, membre du comité de rédaction de la revue Les Carnets d’Eucharis, a été présidente du jury du concours « Faites des mots en prison » organisé par le Ministère de la justice. Après des études d’anglais, de droit et de sciences politiques, elle a mené une carrière internationale dans la communication en France et aux États-Unis. Elle est Chevalier dans l’Ordre national du mérite.

 

 

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© L’Atelier du Grand Tétras

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08/11/2020

WALLACE STEVENS - Transport vers l'été

WALLACE STEVENS

Transport vers l’été

 

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Soldat, il existe une guerre entre l’esprit
Et le ciel, entre le jour, la nuit et la pensée. C’est
pourquoi le poète est toujours dans le soleil

 

 

[Ni renard, ni croûton, ni patates]

 

Il n’est pas là, le vieux soleil,

Aussi absent que quand on dort.

 

Le champ a froid. Les feuilles sont sèches.

Mal est ultime en cette lumière.

 

Dans cet air morne les tiges brisées

Ont des bras sans mains. Ont des troncs

 

Sans jambes ou, pour cela, sans têtes.

Ont des têtes où un cri captif

 

Est le simple mouvement d’une langue.

La neige pétille comme une vision tombant

 

Du ciel, comme la vision de claires disparitions.

Les feuilles sautillent, griffent le sol.

 

C’est grand janvier. Le ciel est rude.

Les tiges dans la glace ont leurs fermes racines.

 

Là, dans cette solitude, une syllabe,

Hors de ces gauches palpitations,

 

Entonne son vide singulier,

Le rien le plus féroce des bruits d’hiver.

 

Là, dans ce mal, nous connaissons

Le bien dans la suprême pureté.

 

Le corbeau rouillé prend son vol.

Son œil brille de méchanceté…

 

On vient le voir ici pour se distraire,

Mais à distance, sur un autre arbre.

 

 

[Extrait de Transport vers l’été]

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Éditions Nous, 2020, pp. 43/44.

 

 

 

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© Éditions Nous, 2020

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Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Alexandre Prieux
Collection Now
208 pages

ISBN : 978-2-370840-75-2

 

 

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[BIOGRAPHIE]


Wallace Stevens (1879-1955) peut prétendre, en France, au titre de plus grand poète méconnu de langue anglaise. Souvent considéré comme le centre de son œuvre, Transport vers l’été restait son seul livre non traduit en français.

 

 

30/04/2020

Gilles Ortlieb, "Un dénuement. Arthur Adamov"

 Gilles Ortlieb

UN DÉNUEMENT Arthur Adamov

 

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 Extrait

 pp. 50-51

 

Je le revois encore, pieds nus dans ses sandales, à Saint-Germain-des-Prés. Pas si différent d’Artaud si souvent croisé sur les mêmes trottoirs. À cela près qu’Adamov était lucide, conscient, présent. De toute façon, l’Adamov première manière est l’un de ceux qui ont le mieux continué, prolongé l’enseignement d’Artaud. C’était un personnage fascinant. A cause de sa culture, d’abord : il donnait l’impression d’avoir lu tous les livres. A quoi il fallait ajouter cette expérience, particulièrement singulière et riche et aigüe qu’il avait de la vie. Une grande difficulté d’être, les graves problèmes, les vertiges que nous révèle L’Aveu. Mais il avait de surcroît participé à tous les mouvements littéraires et politiques de son époque depuis qu’il était arrivé à Paris, à seize ou dix-sept ans. Un virtuose de la parole. Il avait beaucoup d’humour. C’est un aspect d’Adamov que l’on mentionne peu mais que tous ses amis connaissent. C’était aussi un conteur prodigieux, doué d’un extraordinaire humour. Il y avait une communication intense entre l’adolescent que j’étais et lui. C’était un homme blessé et tout adolescent est blessé dans la mesure où le monde se refuse à lui. Je me suis reconnu en lui. C’était mon expérience. C’était moi.  (Laurent Terzieff)

 

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© éditions Fario, 2019


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01/05/2018

W. G. Sebald

W.G. SEBALD

Les Anneaux de Saturne

 

 

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  Extrait

 pp. 223-225

 

[…] Quand le taxi, une grande limousine scintillante, était arrivé, j’avais tenu ouverte la porte arrière pendant qu’elle s’installait au fond. Sans un bruit, la limousine s’était mise en mouvement, et Anna n’avait pas eu le temps de s’adosser que l’on était déjà loin de la ville, plongé dans une forêt, incroyablement profonde et traversée de rais de lumière étincelante, qui s’étendait jusque devant la maison de Middleton. On avançait à une allure dont on ne pouvait pas dire si elle était rapide ou lente, non point sur une route mais plutôt sur une voie merveilleusement moëlleuse, de loin en loin légèrement incurvée. L’atmosphère à travers laquelle la voiture se déplaçait était plus dense que l’air et avait quelque chose d’un lent court d’eau. J’ai vu la forêt défiler dehors, dit-elle, des détails infimes, impossibles à rendre, me sont apparus en pleine clarté, les fleurs minuscules sur les coussins de mousse, les brins d’herbe les plus fins, les fougères tremblantes et les troncs gris ou bruns, lisses ou rugueux se dressant à la verticale, disparaissant à quelques mètres de hauteur dans le feuillage impénétrable des buissons poussant entre les arbres. Par-dessus s’étendait une mer de mimosas et de malvacées d’où dégringolaient, venant d’un étage encore plus élevé de ce monde forestier foisonnant, des centaines de sortes de plantes grimpantes qui flottaient tels des nuages blancs ou roses dans les branches des arbres surchargées d’orchidées et de bromélias et semblables aux vergues de grands voiliers. Et couronnant le tout, à une hauteur que l’œil avait peine à atteindre, oscillaient des cimes de palmiers dont les fins plumets en éventail étaient de ce vert noir insondable, apparemment soutenu d’or ou de cuivre, que Léonard applique aux faîtes de ses arbres, ainsi qu’en témoigne, par exemple, La Tentation de Marie ou le Portrait de Ginevra de’ Benci. Mais l’incroyable beauté de tout cela, dit Anna, je n’en ai plus maintenant qu’une idée vague, et de même, je ne pourrais plus décrire précisément la sensation que me procurait le fait de rouler à bord de la limousine sans chauffeur à ce qu’il semblait. En fait, je n’avais pas l’impression de rouler mais plutôt de planer comme cela ne m’était plus arrivé depuis l’enfance, lorsque je pouvais effectivement me mouvoir à quelques pouces au-dessus du sol. Durant le récit d’Anna, nous étions sortis ensemble dans le jardin déjà gagné par la nuit. En attendant le taxi, nous nous tenions près de la pompe hölderlinienne, et dans le faible reflet projeté depuis l’une des fenêtres du salon sur le trou du puits ceint d’un muret, je vis, avec un frisson qui me pénétra jusque dans la racine des cheveux, un scarabée pagayer d’un bord sombre à l’autre, sur le miroir de l’eau.

 

 

 

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© Actes Sud, Babel, 2017

 

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Anne-Marie Albiach

ANNE-MARIE ALBIACH

Cinq le Chœur

1966-2012

 

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FIGURE VOCATIVE

« Réminiscence »

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  Extrait

 pp. 363-364

 

La nuit « dans ses lambeaux révolus » renouvelle leur trace de dénuements.

Une date préfigure les limites de la faim rendue sauvage et rituelle ; leur rythme de conjugaison en répondait.

Tel se présentait-il et leur regard se libérait des perspectives de force. Il fallait évoluer dans un lieu qui les unissait par-delà l’expression.

 

Je l’appellerai ainsi, je le nommerai,

son nom se réfléchissait dans la ligne droite des épaules ; dans la ligne des paupières ; la mémoire attirait, sur une eau d’étang, des personnages divers, le souffle, et cet extrême imprécis, nouveau à l’excès.

Posaient-ils leur main ouverte sur le point douloureux, et une ardeur tendant vers sa maturité alternait son discours de violences souterraines, de retraits et d’approches.

« Tu as retrouvé des traces de cette jeunesse » – et je me remémore des objets savants pour toi devenus familiers dans leur reddition.

Il a déplacé le vouloir des éléments, la tête baissée pour pressentir l’eau sépia de l’envol. Elle aurait pu croire dans cette immanence ; des rires de gazelles enténébrées dans l’allée. Le sommeil hante la nuque tel une déperdition de soi rompue par la Perte. Un cercle dans nos respirations noires.

 

***

 

 

« Le chemin de l’ermitage »

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  Extrait

 p. 398

 

Face à eux, complices dans le lieu privilégié de blanc et de ceinture précise dans le flou de la jupe, elle vérifie de deux mains le point exact du masque, où le féminin et le masculin s’exaspèrent ; dans la pénombre du double, ils regardent avec apaisement, une fragilité dans leurs jabots d’un bleu évanescent : un songe indécis s’empreint d’elle à eux ; dans l’attente, une blancheur irradie nos pulsions.

Comment pénétrer dans cette luminosité qui annule le spectateur le plus ardent. Deux ardeurs, l’une blanche, l’autre écarlate, séparées par le rideau d’une distance que les occlusions temporelles auraient travaillée.

Cela se situe dans une mémoire immédiate.

Un enjeu traverse les positions, de part et d’autre d’un reflet, alors qu’elle s’astreint à des mouvements altérant cette immobilité.

 

 

 

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© Flammarion, 2014


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Claude Dourguin

 CLAUDE DOURGUIN

POINTS DE FEU

 

© éditions Corti, 2016


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COLLECTION en lisant en écrivant

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  Extraits

 p. 47

 

Le souhait de Debussy de « décongestionner » la musique par le plein air, un siècle après on peut le faire aussi bien pour la littérature (la peinture également, à condition de ne pas l’entendre comme un retour à des formes vides – mais Tal Coat, Soulages ou Szafran témoignent avec bonheur).

 

***

 p. 56

 

Moments heureux à la vigne, dans les dernières lumières du jour tant la chaleur est forte. Sur la pente très raide de l’escarpement rocheux il y avait à effeuiller, à couper les entrejets. Avec ceux des ruches, de la lavande, des oliviers, voici bien l’un des plus riches travaux qui soient, à la faveur duquel s’éprouve la satisfaction d’accomplir une donnée naturelle, de l’accroître, de favoriser et orienter son développement vers une qualité sinon une quintessence. L’humanité en nous aussi se réalise – savoirs, pratiques, sensations –, en cet accord parfait avec notre lieu – la poésie ici, vécue, en quelque sorte, quelque dure soit la tâche.

 

***

 

 p. 69

 

Chance des peintres, ils peuvent inventer leurs techniques. La création de son propre langage pour l’écrivain existe, certes, elle le définit également, mais sa part de liberté, d’invention est bien moindre parce que la littérature exige tout de même une part de compréhension (l’échec du lettrisme, par exemple, trouve là sa source).

 

*

 

Soulages fait référence, pour expliquer l’une de ses démarches, à une phrase de Saint Jean de la Croix : « Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrai. Sauf pour un je-ne-sais-quoi qui s’atteint d’aventure. » Cette nécessité – comme en mer de savoir saisir le vent qui survient –, ce don, on ne s’attendait peut-être pas à sa revendication – en termes semblables, qui plus est – par le peintre des noirs trop souvent crédité de la mise en œuvre systématique d’un projet intellectuel.

 

 

 

 

 

21/04/2017

Jean Azarel, Le ciel du dessous

 JEAN AZAREL

LE CIEL DU DESSOUS

Extraits

 

 

Collection |Ssur le billot 

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ICI

 

 

Un arroi de lacs

abreuve tes paupières.

Monde réel ou fantôme.

Après l’inouï,

avant la fuite,

résurgence intime

des obsessions volées.

 

 

 

 

 

 

Béance foraine,

si ta robe se dérobe,

un essaim bohémien

enlève mon pardessus.

Faux rythmes,

mécanique des piques,

la terre boit ta pluie,

notre temps s’écoule.

 

 

(p.33)

 

 

 

 

Sous le plancher

errent les âmes molles.

La terre épie le ciel,

malaxe les entrailles,

la thérapie essentielle

des bottes et des gerbes

nouées au plus bas.

 

 

 

 

 

 

Le miaulement d’un rêve,

un don animal

à la porte des abysses.

Tu croises l’onde

qui éteint la flamme,

le corridor mue

en ornière profonde.

 

(p.45)

 

***

 

 

 

 

09/04/2017

Erwann Rougé, L'enclos du vent (éd. Isabelle Sauvage, 2017)

 ERWANN ROUGÉ

L’ENCLOS DU VENT

Extraits

 

 

Photographies | Magali Ballet 

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© Éditions Isabelle Sauvage, Février 2017
Collection « ligatures »

Poésie

60 pages, 15 x 25 cm / 30 photographies, quadrichromie

Parution : février 2017

ISBN : 978-2-917751-77-0 / 18 euros

Publié avec le soutien du Centre national du livre et de la région Bretagne

 

 

 

 

parfois une douceur arrête

l’éraflure d’une âme

 

 

que le vif aiguise à l’intérieur

 

 

touche léger

le battement d’une sève aigüe

 

 

les étincelles d’eau

tassées dans les yeux

 

 

la joie               c’est après

 

(p.16)

 

***

 

 

 

à ce moment-là

peut-être – ne faut-il que marcher

 

 

passer le rien flottant

le lavis d’aube

 

 

ne faut-il que l’absence

 

 

la lecture des vanneaux

pour dissiper le doute

 

 

le vent se coude

à la pesanteur d’une ombre

 

 

et l’excès de ciel

dans la gorge est toujours là

 

(p.40) 

 

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  Erwann Rougé né en 1954, a, entre autres, animé les éditions Dana/Approches (livres d’artistes essentiellement) dont il a cessé les activités début 2015. Il est l’auteur, depuis Amour neige d’oubli (Calligrammes, 1983), de nombreux livres de poésie : Les Forêts, Douve ou Haut Fail (Unes, 1992, 2000, 2014), Bruissement d’oubli ou Le Pli de l’air (Apogée, 2002, 2009) ou encore Paul les oiseaux (Le Dé bleu, 2005), Passerelle, carnet de mer et Qui sous le blanc se tait (L’Amourier et Potentille, 2013) et, dernier en date, Breuil (Le phare du Cousseix, 2016). Il a également participé à de nombreux livres d’artistes.

 

  Éditions Isabelle Sauvage

ICI