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02/08/2023

Claude Darras - Destins croisés - Une lecture de Richard Skryzak

 

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Claude Darras © Photo France de La Rocque

 

On n’échappe pas à sa destinée
Un texte critique de Richard Skryzak

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Il est des livres dont on sait d’emblée qu’on ne sortira pas indemne. Destins croisés de Claude Darras est de ceux-là.

Dans le contexte des Trente Glorieuses, de 1956 à 1964, l’ouvrage déploie l’histoire d’un Polonais, d’un Marocain et d’un Belge dont les parcours se recoupent à un moment ou un autre. Le cadre est celui du Nord de la France, composé de chevalements charbonniers, de cheminées de hauts-fourneaux, de champs de houblons et de betteraves, de canaux comme l’Escaut ou la Deûle. On voyage ainsi de Valenciennes à Douai, de Béthune à Oignies, du Queensland d’Australie à Billy-Montigny, de Casablanca à Audenarde, de Bruges à Noyelles-Godault… À travers les destinées de ces trois êtres aux identités singulières et aux origines différentes, Claude Darras tisse une trilogie dense et foisonnante. Une véritable Trinité. Trois Rois Mages venus offrir à la France leur culture, leur compétence et leur sueur. Le tout sur fond de drame, d’amour, d’espoir et d’amitié.

Peu de livraisons ont saisi à ce point les enjeux et l’esprit de cette période. Le parti pris d’écriture est annoncé dès le départ. « À la véracité de la trame historique, le narrateur a opposé une géolocalisation volontairement imprécise. Et les personnages oscillent perpétuellement entre invention et réalité. »  La réflexion est porteuse. La Vérité serait donc du côté de l’Histoire ? Alors que l’Imaginaire serait guidé par la Géographie ? On pense aux propos du philosophe Gilles Deleuze : « Les Français sont trop humains, trop historiques. Ils passent leur temps à faire le point. (…) Le devenir est géographique. »

Ce procédé dialectique, fondé sur un socle épistémologique solide, permet à l’auteur d’envisager toutes les audaces fictionnelles.

Stéphane Walkowiak, alias Belle-Fleur, est polonais. Il est arrivé en France en 1919 à l’âge de sept ans, ses parents ayant fui la Mazovie. Il est mineur d’abattage et chef d’équipe au puits 9-9 bis d’Oignies. Sa vie est un combat permanent qu’il mène sur tous les fronts. Il résiste comme il peut, pris dans la tourmente de l’engagement syndical, de la lutte ouvrière, des méfaits de la mine comme le grisou et la silicose sur son entourage, de la trahison, de l’adultère, du crime et de la culpabilité.

Il s’éteint à flanc de terril, face contre terre, tel un Sisyphe moderne et prolétaire, mettant un terme définitif à son labeur en conjurant les dieux.

Hassan Selouani est marocain. D’ascendance berbère, il est né en 1922 à Tafraout, dans la province de Tiznit. Ses parents sont venus s’installer en France en 1936, à Noyelles-Godault, dans le Pas-de-Calais. Il travaille comme herscheur, préposé à la circulation souterraine des berlines de minerai, à la fosse n° 9-9 bis d’Oignies. En mai 1959, il emmène sa famille pour quelques jours dans son pays d’origine, à la recherche de ses racines. Mélange de nostalgie, de réjouissance et d’inquiétude. Le voyage est une révélation riche en péripéties. Traditions, superstitions, explosion meurtrière, vol et pillage d’objets archéologiques touchant des pays d’Europe et d’Afrique.

Épuisé par la dureté de la mine et le combat syndical, une issue se présente à lui sous la forme de l’exploitation agricole familiale de Bouizarkane, qu’il décide de reprendre et de moderniser, pour son bien et celui des siens.

Léopold Vanpoucke est belge, né à Gand en 1926. Il est batelier. Il arpente les canaux de Flandre à bord de la Marie-Pervenche, en vrai nomade du transport fluvial. L’occasion de rendre hommage à ce métier dur et exceptionnel qui avait fait l’objet en 1969 d’un feuilleton très suivi sur la première chaine de l’ORTF : L’Homme du Picardie.

Léopold a une passion pour la chanson qu’il pratique en tant qu’auteur-compositeur-interprète, sous le pseudonyme de Capitaine Léo. Il s’est produit au cabaret « L’Écluse » à Paris. Il a sorti un disque microsillon 33 tours de ses succès. Un ethnomusicologue s’intéresse à sa production. Certains de ses textes sont engagés politiquement en faveur notamment des travailleurs immigrants, ce qui lui vaudra une fin digne d’une tragédie grecque.

Il meurt en effet dans une embuscade déguisée en accident de voiture, tendue par des extrémistes xénophobes et fascistes.

Les trois individus se connaissent, se sont rencontrés, ont contribué à une histoire commune. Leurs chemins se sont recoupés puis ont bifurqué. Stéphane et Léopold, issus du Nord, disparaissent. Mais Hassan est épargné. Une lueur d’espoir viendrait du Sud ?

 

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Impossible ici de résumer la richesse et la diversité des thèmes abordés. Citons-en quelques-uns : bassin minier, métallurgie, combat syndical, lutte ouvrière, difficulté économique, misère sociale, alcoolisme, violence, chômage, histoire politique, camps d’exterminations nazis, immigration, colonisation, guerre d’Algérie, religion, ésotérisme, magie, rituel, superstition, colombophilie, phytothérapie, trafic d’objets archéologiques, cuisine, botanique, peinture, chanson, tradition, modernité, discrimination, racisme, xénophobie, fascisme, adultère, meurtre, etc.

J’en extrais trois à mes yeux symboliquement prégnants. La Terre, la Chanson et la Peste Brune.

La Terre. Essentielle. Centrale.

La terre c’est le dessous. Les entrailles. Le ventre qui absorbe les mineurs tel le Moloch en acceptant de les laisser remonter à la surface, de les redonner au grand jour quand il ne décide pas de les garder. Coup de grisou.  Peur viscérale. Terre mortelle.

La terre c’est le dessus. Le jardin ouvrier, les potagers, l’agriculture, la nourriture, le partage. Terre nourricière.

La terre c’est surtout le territoire, le sol natal. La frontière que l’on franchit de plein gré ou contre sa volonté. Qu’est-ce que l’immigration sinon, en termes deleuziens, un processus de déterritorialisation et de reterritorialisation ?

La terre c’est aussi celle des peintres. Claude Darras met en scène un artiste peintre, Jean-Pierre Prévost, qui n’est pas sans évoquer le spectre de Van Gogh qui hante encore le Borinage et les alentours de Mons en Belgique où il vécut. Le génie hollandais, le « suicidé de la société » comme l’appelait Antonin Artaud, adorait Millet et sa représentation des paysans. Voici ce qu’il en disait dans une lettre adressée à son frère Théo : « son paysan semble peint avec la terre qu’il ensemence ! »

Pas de plus belle définition de la « Transsubstantiation » picturale. Terre créatrice.

La Chanson. Le chapitre Paroles et musiques fait l’éloge de la culture dite « populaire » à travers la chanson à laquelle s’adonne Léopold Vanpoucke, le Capitaine Léo. On y retrouve les grands noms comme Brassens, Ferré, Brel et Darnal. On sait que des compositeurs classiques aussi prestigieux que Chopin ou Bartok ont puisé dans le répertoire folklorique. Contrairement à une vision idéologique élitiste qui court dans les hautes sphères des esthétiques officielles, les pratiques culturelles et les différents types de savoir ne s’opposent pas mais se complètent, voire s’enrichissent mutuellement.

Mais c’est l’occasion pour l’écrivain de procéder, via la description des productions de Léopold et par un effet miroir, à une mise en abîme de son propre procédé d’écriture. Citons-le : « En racontant des évènements privés, personnels, qui s’insèrent dans un contexte historique et géographique particulier, avec ses conventions, ses lois et ses tabous, il parvient à toucher le collectif (...) mais l’amène aussi à explorer un champ lexical et discursif plus large qui renvoie à un ensemble de situations sociales et politiques : la dureté de la navigation fluviale (Gare au mascaret !), les heurs et malheurs de l’immigration (Pologne en Artois), la nostalgie du souvenir (Batelier de père en fils), la noblesse de la transmission (Chanson berbère), les alcools forts de la solitude (Sur le zinc du mastroquet), la tombe de l’oubli (Gand à contre-courant) ou la rébellion des prolétaires (On a décimé nos flamandes !). »

La Peste Brune est l’intitulé d’un chapitre qui retient particulièrement l’attention par sa résonance avec l’actualité d’aujourd’hui. Lors d’un récital du Capitaine Léo, le samedi 15 décembre 1962 sur la scène du théâtre de Cambrai, une dizaine d’hommes masqués font irruption dans la salle, vêtus de blousons de cuir noir et armés de manches de pioche, en hurlant « La France aux Français » et « La Patrie en danger ». Les contradictions qui accompagnent la montée de l’extrême droite sont pointées. Comment expliquer que le racisme se soit développé dans ce « Nord-Pas-de-Calais qui porte l’empreinte d’une histoire forte, celle des mines, de la classe ouvrière, de la S.F.I.O. (l’ancêtre du Parti socialiste), celle des grèves de 1941 et de la résistance » ? Comment admettre que des descendants d’immigrés polonais, italiens, ou marocains qui ont été les victimes du fascisme, puissent être tentés par les thèses d’extrême droite ? Questions qui continuent d’intriguer. Les pages consacrées à ce sujet sont éclairantes.

Dans un mélange d’érudition et d’émotion, d’approche scientifique et de vibration sensible, en digne héritier du Zola de Germinal, Claude Darras sait à merveille restituer et décrire les ambiances, les décors, les odeurs, les couleurs, la psychologie des personnages et les tensions qui les animent.

Précision, minutie, rigueur conceptuelle et souci du détail contrebalancent la liberté imaginaire si bien que l’ensemble, en redistribuant les couples Histoire/Géographie, Espace/Temps et Vérité/Fiction, dessine une cartographie inédite et singulière propre à l’entreprise darrassienne.

La construction du récit s’assimile à un puzzle que l’on découvre au fur et à mesure de la narration. Mais elle évoque tout autant le montage cinématographique : séquences alternées, transitions en fondu ou en cut, flash-back, reprises, effets de suspense et de surprise, rebondissements.

La figure métaphorique domine. Par exemple l’opération de Tissage ou d’Entrelacs caractéristique de la structure du livre renvoie tout aussi bien à l’esthétique marocaine des motifs décoratifs, qu’à la peinture des œufs de Pâques dans la tradition polonaise.

Les collages et assemblages du peintre Jean-Pierre Prévost, qui inclut des signes berbères dans ses tableaux, évoquent à leur tour le métissage, le brassage et l’intégration des cultures.

Des personnages historiques comme Mohamed V, Guy Mollet ou Maurice Thorez sont évoqués et imbriqués aux êtres de fiction qui charpentent le récit, à la manière de ces « conversations sacrées » qui s’épanouissent à partir du XVe siècle dans l’Italie du Nord et en Flandre au moment de la Renaissance. Ce thème artistique religieux met en scène des personnages divins et terrestres au sein d’un même espace. Une des plus célèbres est La Vierge du chancelier Rolin peinte par l’artiste flamand Jan van Eyck vers 1435. On y voit Nicolas Rolin, alors chancelier du duc de Bourgogne Philippe Le Bon, agenouillé en prière devant la Mère de Jésus.

À ce titre les descriptions « impressionnistes » des paysages, des couleurs, des lumières, des atmosphères et des matières, qui abondent dans l’ouvrage, nous rappellent que l’auteur est également un critique d’art éclairé et passionné.

 

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Italo Calvino, dans Le château des destins croisés, raconte l’histoire de voyageurs qui de prime abord semblent ne pas se connaître et se retrouvent le soir dans un château. Ils réalisent qu’ils se sont rencontrés sans le savoir, en reconstituant leurs itinéraires grâce à un jeu de tarot. 

Claude Darras reprend cette idée que des routes individuelles, parallèles et apparemment sans lien commun finissent tôt ou tard par se rejoindre et faire sens. On n’échappe pas à sa destinée.

Le travail s’inscrit dans le droit fil indiqué par Tzvetan Todorov dans son essai La littérature en péril. Celui d’une réconciliation entre l’acte littéraire comme connaissance du monde et le réel qui l’entoure, afin que le lecteur puisse de nouveau poser du sens à son existence, redonnant au passage au récit romanesque ses lettres de noblesse.

Une des fonctions de la littérature d’aujourd’hui, dont l’auteur est un digne représentant, est peut-être de nous replonger dans l’examen du passé, comme métonymie d’une situation planétaire touchée par des crises successives aux origines diverses, afin de projeter un avenir plus radieux. 

Manière de sortir de l’impasse angoissée où l’on tente désespérément de nous maintenir. Car si pour Marx l’Histoire se répète deux fois : une fois en tragédie et une fois en farce, pour Churchill en revanche : « un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre ».

Je voudrais ajouter ceci.

Il se trouve que bien des aspects du livre riment avec mon propre vécu.

J’ai bien connu par exemple le chanteur Jean-Claude Darnal quand j’ai débuté comme animateur culturel dans les années 1980. Je suis issu de l’immigration polonaise des années 1930, venue travailler dans les mines de charbon, les usines et les fermes du Nord-Pas-de-Calais.

Mon père, Henri Skryzak, né en 1935 à Noeux-les-Mines et disparu en 2018 à Valenciennes, fut mineur de fond de 12 à 20 ans. Il jouait à l’accordéon des airs populaires polonais, valses, polkas, et je l’accompagnais au piano (allusion au passage où Walkowiak partage une expérience similaire avec son fils). Ma mère, Maria Skryzak, née Walkowski en 1939 à Quiévrechain à la frontière franco-belge près de Quiévrain, chantait dans une chorale polonaise qui s’est produite en son temps à la salle Pleyel de Paris. Elle continue de cuisiner à merveille les plats traditionnels polonais dont les pâtisseries comme le makowiek ou le placek décrits dans l’ouvrage. Je pourrais multiplier les correspondances de ce type.

C’est donc tout un pan de ma propre culture d’origine, et de ma vie tout court, que le récit mobilise indirectement. Aux destins croisés des personnages du livre s’ajoute celui du lecteur que je suis.

Qu’est-ce que cela signifie ?

L’écriture comme métaphore du sillon du labour est très ancienne. C’est le boustrophédon désigné par Michel Serres en ces termes : « Écrivain, je vivais comme l’archaïque paysan du boustrophédon, vieux mot qui signifiait que le bœuf tirant la charrue se retourne au bout du sillon pour attaquer celui qui suit, en ligne parallèle mais en sens inverse. »

On travaille les mots comme on retourne la terre, pas à pas, ligne après ligne, faisant du champ l’équivalent de la page. Les trajectoires décrites par Claude Darras guident nos pas et nos pensées en creusant le sol de leurs empreintes, sans horizons, ni limites.

Les destins individuels tracent les sillons d’une mémoire collective comme autant de mythologies personnelles à redécouvrir par nous-mêmes et en nous-mêmes.

Reconnaître c’est connaître à nouveau. C’est mettre à jour ce que l’on savait déjà mais qui restait enfoui.

Il y a dans « Destins croisés » comme une histoire sans fin qu’il nous faut sans cesse réécrire pour ne pas sombrer dans l’oubli. Une urgence à dire qui ne faiblit pas. Une promesse. Un Salut.

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Richard Skryzak

Vidéaste, écrivain et universitaire

Juin 2023

 

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Destins croisés, Claude Darras

Avec seize encres de chine du peintre Guy Toubon

[Éditions Complicités, Paris, 307 pages, février 2023]

 

 

Illustrations de l’ouvrage :
encres de Chine sur vélin d’Arches 23,5 cm x 15,5 cm, 2022.

 

 

 

 

 

Mia Lecomte - Poèmes choisis et traduits par Silvia Guzzi

MIA LECOMTE

INTIMITÉS

 

Poèmes choisis & traduits par Silvia Guzzi 

 

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Mia Lecomte;Silvia Guzzi

Mia Lecomte © Photo Carlo Accerboni

 

Petite partition

 

I

 

Les choses telles qu’elles nous entourent existent

parfois si peu que les posséder

signifie y renoncer nous en jouissons

justement par leur peu d’existence

par la modestie le vide qui s’ensuit

un intervalle entier que l’on voudrait

où ne rien dire n’est jamais superflu 

les choses telles qu’elles nous accompagnent

n’existent jamais tout à fait c’est justement

pour ça que nous les faisons nôtres

pour ça qu’elles s’y refusent encore

qu’elles essayent d’exister se laissent fondre

 

II

 

Ce que les choses aiment de nous

elles le savent toujours dans leur solitude

elles se le répètent quand et comment

le jour sa lumière en canon

d’une heure à l’autre pour chaque geste

revécu à leurs côtés chaque habitude

– Si tu savais le peu de paix

elles parlent de notre capacité à avoir

– combien le mode de la perte est prévisible

Elles se l’avouent presque sans y croire et

puis elles l’oublient d’une heure

à l’autre en se répétant toujours quand

nous ne les entendons plus

 

III

 

Les choses confinées dans les tiroirs

n’essayent plus de nous rejoindre elles restent

immobiles toutes là dans ces tiroirs

qui ne glissent que dans un sens

qui les enferment chaque jour de l’année

d’où en principe elles veulent sortir

elles arrivent à bouger dans les tiroirs

à attendre aussi mais ensuite elles se figent

sans nous rejoindre enfermées là-dedans

sans regret elles restent toutes

en ordre sans nous

 

IV

 

Avant que nous quittions la pièce les choses

commencent déjà à s’en aller

elles se raidissent dépourvues de genre

une à une elles reprennent tout

d’elles-mêmes sans un regret

elles se font inutiles sans crainte

de ne pas insister elles vont précises

droites là-dehors une à une

elles nous font sortir un peu à la fois

sans heurts morceau après morceau jusqu’à ce que

de nous plus rien ne reste

 

 

Partiturina

 

 

I

 

Le cose come ci circondano esistono

a volte così poco che possederle

significa sottrarsi ne approfittiamo

proprio per quel poco essere

per la modestia il vuoto che consegue

un intervallo intero che vorremmo

dove il non dire non è mai superfluo

le cose come ci accompagnano

non esistono mai del tutto proprio

per questo le facciamo nostre

per questo ancora non ce lo permettono

provano a esistere si lasciano svanire

 

II

 

Quello che le cose amano di noi

lo sanno sempre nel restare sole

se lo ripetono come e quando

il giorno quella sua luce a canone

da un’ora all’altra per ogni gesto

ritrascorso accanto ogni abitudine

– Non puoi capire quanta poca pace

parlano della nostra capacità di avere

– quanto è scontato il modo della perdita

Se lo confessano quasi senza crederci e

poi se ne dimenticano da un’ora

all’altra sempre a ripetersi quando

non le sentiamo più

 

III

 

Le cose rinchiuse nei cassetti

non provano più a raggiungerci restano

ferme tutte lì dentro in quei cassetti

che scorrono per un unico verso

a chiuderle ogni giorno dell’anno

da dove in principio vogliono uscire

riescono a muoversi dentro i cassetti

anche aspettare ma poi si fermano

senza raggiungerci chiuse lì dentro

senza rimpianto restano tutte

in ordine senza di noi

 

IV

 

Prima che usciamo dalla stanza le cose

cominciano già ad andarsene

si fanno rigide prive di genere

ad una ad una riprendono tutto

di loro stesse senza un rimpianto

si fanno inutili senza paura

di non insistere vanno precise

dritte là fuori ad una ad una

ci fanno uscire poco per volta

senza dolore in brani singoli finché

di noi non rimane più niente

 

Extrait de Intanto il tempo, 2012

 

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Passionnée

 

Le poisson rouge grandit en proportion du bocal

il prend forme dans une géométrie de pulsions

retenue exactement dans l’idée de ses limites

une empreinte circonscrite dans un moule de sang

conscient du plaisir exigu des espaces

qui inonde attentif jusqu’au point où son toucher

se traduit en un baiser tout d’écailles brûlantes

une étreinte d’un muet tendant au carmin

 

le poisson est froid il a froid

il plonge refait surface dans sa circularité intransigeante

dans le destin d’un ailleurs réadapté chaque fois au millimètre

il tremble immobile en deçà de l’élan le plus saturé il conclut

ce qui dépasse se transcolore ce qui lui appartient se dissipe

mais n’a rien à voir avec son rouge à lui

 

 

Appassionata

 

 

Il pesce rosso cresce in proporzione alla vasca

viene configurandosi in una geometria di pulsioni

trattenuta esattamente nell’idea dei suoi limiti

un’impronta circoscritta in uno stampo di sangue

consapevole del piacere angusto degli spazi

che allaga vigile fino al punto in cui il suo tocco

si traducesse in un bacio tutto squame roventi

un amplesso di un muto tendente al carminio

 

il pesce è freddo ha freddo

sprofonda riaffiora nella sua circolarità intransigente

nel destino di un altrove riadattato ogni volta al millimetro

freme saldo al di qua dello slancio più saturo conclude

quel che eccede trascolora si disperde quel che è suo

ma non ha niente a che fare col suo rosso

 

Extrait de Al museo delle relazioni interrotte, 2016

 

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Intimité

 

La fille aînée a parlé avec le diable ce matin

dans la chambre rose pâle renversée dans le soleil il

s’est présenté à elle du dedans et lui a dit de sa

propre voix que le très saint est le dieu des perdants

alors qu’un pacte efficace garantit la victoire suprême

la certitude du plaisir pour toujours en l’absence d’éternité

 

la cadette dans son lit rêvait entretemps d’un vampire

et même d’un monstre tricéphale et de fantômes

qui jouaient tous aux dés sur le drap de marbre

ils se vantaient de leur toilette ils lui expliquaient

les morts vivants et d’autres questions simples de sexe

 

appuyée à l’idée d’elle-même la mère décousait les volants

de son jour parfait elle le remplissait de boucles au hasard

de boutons de plusieurs tailles elle se rappelait que ce jour-là

elle avait aimé un lycanthrope et qu’il l’avait dénudée jusqu’au

point où un reprisage d’argent brille encore

 

 

Intimità

 

 

La figlia maggiore stamani ha parlato col diavolo

nella stanza rosa pallido rovesciata nel sole lui

le si è presentato da dentro e le ha detto con la sua

propria voce che il santissimo è l’iddio dei perdenti

mentre un patto efficace assicura la vittoria suprema

la certezza del piacere per sempre in assenza d’eterno

 

la minore nel suo letto sognava intanto un vampiro

e anche un mostro tricefalo ed alcuni fantasmi

che giocavano tutti a dadi sul lenzuolo di marmo

si facevano belli della loro toilette le spiegavano

dei morti viventi e d’altre semplici questioni di sesso

 

poggiata all’idea di se stessa la madre scuciva le balze

del suo giorno perfetto lo riempiva di asole a caso

bottoni di più dimensioni ricordava che quel giorno

aveva amato un licantropo lui l’aveva spogliata fino

al punto dove luccica ancora un rammendo d’argento

 

Extrait de Al museo delle relazioni interrotte, 2016

 

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Seuils

 

Le premier mari a eu peur de la poussière

il la sentait passer dans la chambre

s’arrêter sous le lit où il dormait

se faire danger

Quand le deuxième arriva la poussière

s’était déjà accumulée dans les coins les plus sombres

il suffit de peu et la chambre en sera mouillée

plus que l’eau indivisible

Le troisième mari le quatrième

dirent poussière le besoin de négliger

fidèles à une certaine idée de brillance

ils s’entourèrent de bibelots transparents

Le cinquième le sixième le septième puis tous les autres

maris en ordre d’indifférence

du premier au dernier un seul

lui de côte et de désir

Et toujours elle qui crie fort

syllabe par syllabe

poussière à la poussière tu étais et tu seras

qui a été avant nous que je redeviendrai après

 

 

Soglie

 

 

Il primo marito ha avuto paura della polvere

la sentiva passare nella stanza

fermarsi sotto il letto dov’era coricato

farsi pericolo

Arrivò il secondo che la polvere

già si era accumulata negli angoli più bui

basta poco e la stanza ne sarà bagnata

più che l’acqua indivisibile

Il terzo marito il quarto

dissero polvere la necessità di trascurare

fedeli a una certa idea di lucentezza

si circondarono di ninnoli trasparenti

Il quinto il sesto il settimo poi quegli altri

mariti in ordine di indifferenza

dal primo all’ultimo un solo

lui per costola e desiderio

Intanto lei che grida forte

sillaba per sillaba

polvere alla polvere eri e sarai

che fu prima di noi ritornerò poi

 

Extrait de Lettere da dove, 2022

 

 

 

 

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© Photos Mia Lecomte

 

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| BIO-BIBLIOGRAPHIE :

 

Mia Lecomte (Milan, 1966) est une poétesse et écrivaine italienne d’origine française. Parmi ses dernières publications, on citera les recueils de poésie Al museo delle relazioni interrotte (2016) et Lettere da dove (2022), de nouvelles Cronache da un’impossibilità (2015) et de contes pour enfants Gli spaesati / Les dépaysés (2019). Ses poèmes ont été traduits dans plusieurs langues et ont paru en Italie et à l’étranger dans de nombreuses revues littéraires et anthologies. En 2012, l’éditeur canadien Guernica en a publié une sélection sous le titre For the Maintenance of Landscape, tandis que les recueils Là où tu as ton corps (Prix Khoury Ghata 2021) et Nuda proprietate ont été publiés en 2020. En 2009, elle a créé la Compagnia delle poete, un groupe théâtral de poétesses étrangères italophones dont elle-même fait partie. Elle est traductrice du français et critique littéraire dans le domaine de la littérature transnationale italophone et, tout particulièrement, de la poésie. On lui doit l’essai Di un poetico altrove. Poesia transnazionale italofona (1960-2016) (2018) et la direction de plusieurs anthologies. Elle est rédactrice du semestriel de poésie comparée Semicerchio et de la revue franco-anglaise La traductière et elle collabore à l’édition italienne du Monde Diplomatique. Elle fait partie des membres fondateurs de l’Agence littéraire transnationale Linguafranca, qui a vu le jour en 2017.

 

Silvia Guzzi est traductrice de l’italien, de l’anglais et de l’espagnol. Elle traduit des poètes contemporains, dont la plupart sont encore inédits en France, pour des revues, des blogs et des livres d’art. Elle a récemment traduit la correspondance de L. M. Alcott, Nos têtes audacieuses. Lettres de la créatrice des sœurs March, pour les éditions L’Orma (2022), et les témoignages de survivants au génocide arménien, Paroles d’enfants arméniens 1915-1922 de S. Orfalian, pour Gallimard (2021). Son blog : Traductions.it.

 

 

 

Pascal Boulanger - En bleu adorable - Une lecture de Gwen Garnier-Duguy


Une lecture de Gwen Garnier-Duguy

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PASCAL BOULANGER 

En bleu adorable

Carnets 2019-2022 

[Editions tinbad, 2023]

 

 

Le poète de Martingale (Flammarion, 1995), de Tacite (Flammarion, 2001), de Mourir ne me suffit pas (Corlevour, 2016) poursuit son poème historial par d'autres moyens qui sont ici le fruit de ses lectures à travers lesquelles pense son esprit poème.

Placé sous la figure tutélaire d'Hölderlin à qui Pascal Boulanger emprunte le titre d'un poème, le poète, comme le monde entier, vit la période de la pandémie planétaire avec la conscience du creuset qu'elle incarne pour l'espèce.

Boulanger inclut dans ses carnets des fragments de ses lectures, qui incorporent le grand poème de sa pensée.

Sa poésie intérieure fait fruit de toute parole comme on fait feu de tout bois, avec ces mises en perspectives qui agissent en tant que preuves déjà énoncées, sur le chemin du marcheur qu'est le poète Boulanger vivant la vie dans l'incandescence offerte par chaque instant.

J'ai toujours eu une vie secrète qui était toujours ma vraie vie. (Imre Kertèsz)

Quand on le déroule, le livre emplit l'univers dans toutes les directions, quand on l'enroule, il se retire et s'enfouit dans son secret. (le Zhong Yong)

Le secret est un contre-poison au cœur du poison social, comme un silence au cœur du bavardage, il est l'arme absolue contre la convoitise. (Pascal Boulanger)

Nous comprenons, dès la 2e page, que ces carnets sont un poème de survie en territoire ennemi, un guide de salut pour les damnés de l'enfer moderne imposé par une élite non-émancipée de l'illusion progressiste et sociale, et de l'esclavage consenti qui est notre réalité.

Ces fragments de lectures, qui sont des preuves, nous l'avons dit, sont autant d'étapes, comme sur un chemin de labeur, permettant la vision créatrice et contemplative : Comme une prose qui s'étire, la mer s'engorge et se désengorge, tisse et détisse dans des ondulations aux beautés étendues et dispersées. La parole mariée au paysage intégré dans un mouvement d'épousailles relève de l'amour, le chant devenant le corps de la nature.

L'attitude du poète Boulanger dans tous ses livres, et dans celui-ci précisément qui prolonge toute son aventure poétique, donc de conscience humaine, est celle, exemplaire, indicative, du dépassement du négatif, le négatif étant celui de notre modernité finissante. Il prolonge sa dilatation poétique et la conscience du lecteur, par son chant, même si entendu par peu d'oreilles, est alors imprégnée de la danse énigmatique et magique du vivant.

Boulanger, ici comme dans tous ses livres, dit la fonction historiale des événements dans la pensée poétique possible pour le genre humain alors enfin arraché à la pesanteur sociale qui est l'extrême illusion tenant lieu de but ultime, de raison de vivre aux tenants du fanatisme progressiste.

La pensée de Boulanger s'appuie sur les preuves déjà énoncées par les devanciers, Rimbaud, Lautréamont, Cendrars, et sa pensée devient poésie vivante. Les preuves sont aussi énoncées par ceux qui font la guerre au peuple ou à l'autre, comme Eribon ou encore Edouard Louis, projetant sur le monde leurs ténèbres qu'ils sont incapables, fous et aveugles, d'intégrer dans leur conscience infantile n'ayant strictement rien à voir avec l'esprit d'enfance chanté par Baudelaire.

Le poète s'interroge alors : Que révèle cette crise sanitaire (qui est, en vérité, une crise métaphysique) et sa gestion programmée à l'échelle mondiale ? Tout simplement un crime contre la mort : il est devenu, en effet, interdit de mourir, sauf pour les jeunes et pour l'esprit d'enfance retrouvé à volonté. Elle révèle, par conséquent, un infanticide.

Technique, comme chanté dans Tacite, et projection, par le fantasme transhumaniste de la peur de se confronter à la finitude, à notre condition de mortels dans ce qu'elle peut nous révéler de notre nature ontologique, et nous conduire dans les bras révélés de l'amour, donc de Dieu. Projection par terreur d'affronter notre propre profondeur, toute la société spectaculaire vient de cette tétanisation régressive. Projection ce besoin d'accumuler, de stocker tout l'étant pour se prémunir contre le gouffre, ce vide ouvert par le Verbe fait chair, par le dieu qui parle.

En bleu adorable dit aussi le ressentiment. La présence de René Girard, génie contre-moderne des temps modernes, éclaire la pensée-poésie de Boulanger que son poème illumine à son tour dans son prolongement impensé mais chanté.

Chanter, en vers, en versets, chanter en prose, dire ce moment de vie que fut le souhait de son éditeur Flammarion de désavouer l'ami Marcelin Pleynet qui venait d'attaquer la récente traduction des Cantos d'Ezra Pound, chez Flammarion aussi, chanter la fidélité à l'amitié, et le prix à payer, le prix de la liberté contre les compromissions.

Tout est chant lorsque élevé au timbre approprié, ce timbre du dénuement permettant de se débarrasser des peaux anciennes qui sont aussi des peaux sociales.

Il n'est alors pas étonnant de trouver Guillevic dans ce poème, Boulanger sachant que ce n'est pas la parole qui nomme les choses, mais les choses qui nous appellent et nous nomment et de citer des vers de Guillevic : Tu sais bien / Que ta présence / Va réjouir les plantes / Sur le balcon.

Monte alors le grand chant intérieur de Pascal Boulanger : Une vie calme et voluptueuse – hors-calcul, hors comptabilité – dans ce qui vibre en résonance, comme se baigner dans la profondeur bleutée des yeux de l'aimée.

Boulanger brasse alors Hölderlin et dans un va-et-vient vertigineux avec les paroles du Christ, se pose en poète métaphysicien. Peut-être y a-t-il une manière d'identification avec Hölderlin dont chaque respiration tendait à la relation avec le divin et contre la société perfide, la société humaine qui persécute l'être tendu en Dieu ?

Vaincre le monde a pour prix la Croix et, à chacun sa Croix. La Croix de Boulanger serait de vivre banni d'avoir chanté le chemin authentique, son propre chemin de conscience. Ce bannissement relève alors de l'ordre véritable tant c'est déjà beaucoup, pour le poète, d'être la mauvaise conscience de son temps comme le disait Saint-John Perse.

Cependant Boulanger sait que la conséquence logique (à sa liberté) est la solitude mais aussi la victoire posthume, comme l'écrivait Sollers à propos de Chateaubriand.

Les marées malouines et les mascarets du Mont Saint-Michel sont ceux que respire le poète Boulanger, chargés du souffle toujours dans l'air du génie du Christianisme.

En bleu adorable l'annonce, dans l'apparition jubilatoire de son poème.