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21/10/2023

Roberto Bolano - Les chiens romantiques

BOLAÑO

LES CHIENS ROMANTIQUES (Poèmes 1980-1998)

[extraits]

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Roberto Bolaño

 (1953-2003)  

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    Extraits 

Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio.

 Christian Bourgois Editeur, 2012

 

 

Le fantôme d’Edna Lieberman

Toutes tes amours perdues

te rendent visite à l’heure la plus sombre.

Le chemin de terre qui menait à l’asile

se déploie de nouveau comme les yeux

d’Edna Lieberman,

comme seuls ses yeux pouvaient

s’élever par-dessus les villes

et briller.

Et ils brillent de nouveau pour toi

les yeux d’Edna

derrière le cercle de feu

qui auparavant était le chemin de terre,

le sentier que tu as parcouru la nuit

aller et retour

encore et encore,

à sa recherche ou peut-être

à la recherche de ton ombre.

Et tu t’éveilles silencieusement

et les yeux d’Edna

sont là.

Entre la lune et le cercle de feu,

lisant ses poètes mexicains

préférés.

Et Gilberto Owen,

tu l’as lu ?

disent tes lèvres silencieuses,

dis ta respiration

et ton sang qui circule

comme la lumière d’un phare.

Mais ses yeux sont le phare

 

qui transperce ton silence.

Ses yeux sont comme le livre

de géographie idéal :

les cartes du cauchemar pur.

Et ton sang éclaire

les étagères de livres, les chaises

sous les livres, le sol

couvert de livres empilés.

Mais c’est toi seul que recherchent

les yeux d’Edna.

Ses yeux sont le livre

le plus recherché.

Tu l’as compris

trop tard, mais

qu’importe.
Dans le rêve tu étreins

de nouveau ses mains

et tu ne demandes plus rien.

[Extrait : pp.38-39]

 

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Les crépuscules de Barcelone

Que dire sur les crépuscules noyés de Barcelone.

            Vous rappelez-vous

Le tableau de Rusiñol Erik Satie en el seu estudi ?

            C’est ainsi

que sont les crépuscules magnétiques de Barcelone,

            comme les yeux et la

Chevelure de Satie, comme les mains de Satie et

            comme la sympathie

de Rusiñol. Des crépuscules peuplés de silhouettes

            souveraines, magnificence

Du soleil et de la mer sur ces demeures suspendues

            ou souterraines

pour l’amour bâties. La ville de Sara Gibert et de

            Lola Paniagua,

la ville des sillages et des confidences absolument

            gratuits.

La ville des génuflexions et des cordes.

[Extrait : p.54]

 

 

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© Christian Bourgois Éditeur

CLIQUER ICI

 

 

26/09/2015

Enrique Vila-Matas, "Marienbad électrique ... Dominique Gonzalez-Foerster"

 

 

 Enrique Vila-Matas en 1997

Dominique Gonzalez-Foerster 

 

 

 

Lecture

Marienbad électrique

« littérature et scénographie de l’évasion »

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Marienbad électrique, publié à l’occasion de l’exposition de Dominique Gonzalez-Foerster au Centre Pompidou (du 23 septembre 2015 au 1er février 2016), est un livre curieux, à commencer par son titre qui nous invite à la ville d’eaux et au film L’année dernière à Marienbad du réalisateur Alain Resnais, Marienbad entendu comme « la ville du film le plus incompréhensible de l’histoire ». Bien qu’aucune scène n’ait été tournée à Mariánské Lázně,le rapprochement est inévitable. Pour Enrique Vila-Matas, le choix de cette ville n’est pas un hasard. Parce que de cette ville se dégage une atmosphère particulière et que pour l’écrivain « tout y était immortel et moribond », le projet d’y séjourner sera pour lui une manière de mieux comprendre les contraintes de l’artiste – et c’est de DGF dont il est question –  à savoir : « me mettre dans sa peau, savoir ce qu’on ressentait quand il fallait transformer un espace apparemment condamné à ne jamais changer ». [1]

À l’occasion de M.2062 (la partie de l’opéra), qui est présenté à la Fondation Louis Vuitton, on peut lire en présentation de cet autre évènement : « DGF explore les relations entre réalité et fiction sous forme d’environnements, de performances, de photos et de films ». En effet, cinéma, littérature et musique s’interpénètrent, Vila-Matas n’hésitant pas à trouver des points communs entre DGF[2] et Duchamp dans leur manière de procéder, notamment sur leur façon d’utiliser « des techniques de recyclage de matériaux existants », de transporter « des pièces dans des endroits inattendus » et de mettre en relation des éléments très différents.[3]

Les scénographies de DGF, sous-tendues par la thématique de l’« évasion », inspirent Vila-Matas, non sans un parallèle direct avec les récits de Robert Walser. Sa référence à « Promenade » permet de mieux saisir ce qui peut lier l’artiste à l’écrivain dans leurs œuvres respectives : « les intrigues finissent par construire un récit qui, en général, donne toujours l’impression de parler de quelque chose de différent de ce que nous y voyons. C’est comme si elle cherchait par le biais de l’art la vivacité que Walser savait perdue… ».[4]

Dire de DGF qu’elle est « une romancière très active », c’est aussi pour Vila-Matas l’occasion de se dévoiler en tant que « cinéaste secret » : « j’imagine des séquences, je crée des scènes pour une future anthologie du cinéma invisible ».[5]  La méthode de travail de DGF passe pour Vila-Matas comme singulière. Il cite d’ailleurs Ana Pato[6] en rapport à cette méthode qui « donne lieu à une nouvelle forme de littérature, non pas circonscrite dans les mots ou la communication linguistique mais multidimensionnelle… ».[7] Pour DGF les livres sont des créateurs d’espaces ; ils sont son « matériau de construction ». Vila-Matas précise que « pour elle tout commence par les livres. Puis, à partir d’eux, elle enquête, voit des films, voyage, prend des photos, des tas de notes, interroge, écoute, tout aura à un moment donné la possibilité d’entrer dans le monde de sa prochaine installation ».[8] Le paradoxe chez Vila-Matas n’est-il pas aussi celui de « chercher mon originalité d’écrivain dans l’assimilation d’autres voix. Les idées ou les phrases prennent un autre sens quand elles sont glosées, légèrement retouchées, replacées dans un contexte insolite… ».[9]

 

Entre DGF et Vila-Matas, un dialogue se poursuit depuis des années, par des courriels échangés et par des rendez-vous « intenses, chargés de mots et d’idées » au Café Bonaparte. Rivalité et compétition sont exclues du champ de leur relation. Leurs conversations, autant sur l’art que sur « l’état des choses », n’entendent pas mettre à l’épreuve l’envergure intellectuelle de chacun. Même si l’art est « l’une des formes les plus hautes de l’existence », ni l’un ni l’autre ne s’entichent de « l’horrible masque de l’artiste ».

 

Lorsque Vila-Matas demande à Gonzalez-Foerster quelles années couvriraient la rétrospective, celle-ci répond : « de 1887, année de la naissance de Marchel Duchamp, à 2666, date qu’il est très difficile de séparer du roman de Bolaňo »[10].

Nathalie Riera, septembre 2015

Les carnets d'eucharis

 

 

 

 

 

CHRISTIAN BOURGOIS – 2015

Traduit de l΄espagnol par André Gabastou

 

 

CONSULTER Site de l’éditeur

Editions Christian Bourgois

| © http://www.christianbourgois-editeur.com/une-nouvelle.php?Id=243

 

 

 



[1] p.90

[2] DGF est lauréate du Prix Marcel Duchamp en 2002.

[3] p.82

[4] p.53

[5] p.45

[6] « (…) comme l’a dit l’essayiste Ana Pato, elle a trouvé « d’autres manières d’écrire des romans » et pratique depuis déjà un bon bout de temps l’art de la Littérature en expansion » (cité par E. Vila-Matas, p.37)

[7] p.110

[8] p.59

[9] p.72

[10] p.101

 

 

 

22/05/2015

Carol Dunlop & Julio Cortazar

Hommage à

CAROL DUNLOP & JULIO CORTAZAR

 

 

   

       

 

 LES AUTONAUTES DE LA COSMOROUTE

NRF Gallimard, « Du monde entier » – 2014

Les textes de Julio Cortázar sont traduits de l’espagnol (Argentine) par Laure Bataillon

Le journal de bord et les légendes des photographies sont traduits de l’espagnol par Françoise Campo

Les droits d’auteur de ce livre dans sa double version en espagnol et en français sont destinés au peuple sandiniste du Nicaragua

 

 

« D’AIRE EN AIRE : LES INDIENS DE L’AUTOROUTE »

Par Nathalie Riera

_________________________________________________________

 

 

 

 « (… ) ce sentiment de précarité toujours latent dans la rue, dans la voiture, dans l’ouvert et le multiple.»   [Les autonautes de la cosmoroute (ou un voyage intemporel Paris-Marseille  – Nrf Gallimard, 2014 – p.51]

 

« (…) toi, Paul, tu m’as appris que les voyages devaient être des poèmes et que pour cela il fallait un dragon, celui qui entre les arbres me regarde écrire avec ses grands yeux de verre cannelé, prenant un repos bien mérité dans un parking plein d’oiseaux et de petites chenilles poilues. » [Ibid., – p.261]

 

 

 

 

Le voyage intemporel Paris-Marseille de Julio Cortázar et de Carol Dunlop un jour de mai 1982 prendra la forme d’un livre de voyage pareil à celui des anciens explorateurs : aventure documentaire, road trip dans le monde le plus secret de l’autoroute. Le réseau autoroutier français n’a que douze ans depuis l’inauguration en 1970 de la première liaison Nord-Sud (Lille-Paris-Lyon-Marseille). Avec Cortázar et Dunlop en autonautes explorateurs l’autoroute se révèle comme une sorte de « terre occulte ». Voyage fertile en prodiges, « placé sous le signe du char d’Hermès (…) seigneur des routes, protecteur des voyageurs », à bord d’un Volkswagen Combi, le trajet totalise 65 aires avec deux arrêts par jour, l’année 1982, du dimanche 23 mai au mercredi 23 juin.

Le journal de bord est une somme d’éléments scientifiques, de descriptions topographiques, météorologiques et phénoménologiques, mais aussi entrelacs de notes, de dessins, de lettres et de photographies : l’Aire de la Biche et sa flore tropicale, l’Aire de Jugy et sa superbe orographie, le « ruisseau beethovénien » à l’Aire d’Auberives, le Parking de la Coucourde recensé pour être « l’unique parking de l’autoroute où il y ait des alouettes », etc.

La pratique de la réflexion scientifique dans un microcosme aussi fermé se veut un exercice de liberté, un openfield contre le bocage de la linéarité. Curieusement, l’environnement autoroutier s’avère plutôt récréatif que monotone où le voyage y prend un caractère « a-temporel et extra-spatial » :

« Monotonie des aires et parkings ? Ils nous paraissent de jour en jour plus variés, nous les éprouvons et les vivons comme des microcosmes où notre capsule rouge atterrit chaque fois comme sur des planétoïdes ignorés. » ([1])

Nos deux protagonistes vont se rallier « à cette grande totalité impersonnelle » qu’est l’autoroute et où la réalité chaque jour se fait euclidienne dans « sa tendance à se constituer en figures qui, pour aussi peu intangibles qu’elles soient, ne s’en répètent pas moins obstinément ; ainsi, à peine le soleil a-t-il expédié son premier service à la Björn Borg et nous a-t-il placé sa grande balle jaune en plein parking que nous courons chercher de l’ombre et que le triangle arbre-chaleur-voyageur se compose une fois de plus ici, tout comme en de nombreux autres points de la vaste sphère (…) Ici, tout est chaleur, ombre et arbre, une lente navigation arbre, une lente navigation immobile dans l’eau verte de l’aquarium végétal. » ((p.84) Ici, l’observation, dans sa mixtion réflexion et méditation, pourrait se comparer à une lente navigation immobile, où le regard écosse le territoire du vivant tout en faisant aussi le constat de ses propres limites :

 « Mon arbre de cet après-midi n’a pas de nom, comme presque tous mes arbres ; je n’ai jamais su les distinguer, à part trois ou quatre, saule pleureur, peuplier, platane, chêne… et je crois bien que c’est tout. » ([2])

Si l’activité humaine contribue depuis toujours à la réduction de la biodiversité et que l’aménagement d’espaces autoroutiers génère des nuisances à l’environnement, notamment par la stérilisation de surfaces foncières, par les émissions de polluants divers et par le morcellement des écosystèmes, pour nos deux autonautes de la cosmoroutecertaines aires pourraient se confondre avec des réserves ornithologiques, où les arbres sont des univers vibrant de vie, des arbres plein d’oiseaux qui ne sont en rien effrayés par les émanations d’essence et les fracas des véhicules  :

« Car c’est bien un pays dont nous conquérons une à une les différentes provinces, à raison de deux par jours, plantant notre rouge drapeau fafnérien, dressant la cartographie nécessaire, inventoriant la flore et la faune (dans notre parking d’hier il y avait une telle quantité de corbeaux que nous avons cru un moment à une réserve ornithologique ; un peu plus tard, nous avons découvert quelque chose de pire, les fourmis… ». ([3])

 

« (…) Un cycle a commencé, une métamorphose s’approche, les chenilles abandonnent leur ciel vert mouvant pour se risquer à l’aventure terrienne qui les attend en bas. Le tronc lui-même (je m’en aperçois à présent que je le regarde de près) est comme un Ygdrassil où d’étranges passages s’opèrent entre le haut et le bas ; d’un côté, une file de grandes fourmis noires monte jusqu’à la première branche à gauche et s’y perd, tandis qu’une autre, moins disciplinée, descend après un voyage qui ne semble pas lui avoir apporté les moindres vivres, à moins qu’elles ne les aient consommées sur place. Et quelle intention guide ce scarabée bleu qui avance en une lente spirale, comme un moine bouddhiste sur le chemin de la révélation ? Il disparaît derrière le tronc pour réapparaître quelques centimètres plus haut ; à ce rythme, il lui faudra bien deux bonnes heures pour atteindre la cime mais peut-être aura-t-il trouvé l’illumination. Une libellule vient de découvrir un jeu passionnant : elle plonge à travers le feuillage, zigzaguant à travers les obstacles à mesure qu’elle monte ou descend entre les différents plans de feuilles, s’amusant à multiplier un itinéraire qui ne paraît avoir d’autre finalité que celle de l’obliger à ne jamais se tromper dans ses calculs de distance. » ([4])

 

 

     

 

 

Excursion sous le signe de la légèreté, les identités des deux explorateurs se mueront en Loup (pour Julio) et en Oursine (pour Carol). Le Volkswagen rouge n’y coupera pas, considéré comme le troisième explorateur de l’aventure il recevra les surnoms de Fafner ou Le Dragon. Les « Horreurs-Fleuries » désigneront les deux chaises-camping ou transats à grosses fleurs : 

« Fafner, rouge dragon dévoreur de kilomètres, au long de tant d’années et de tant de pays, est à présent un docile éléphant immobile qui ne se déplace que dix ou vingt minutes par jour et reste ensuite placidement ancré sur ses quatre grosses pattes caoutchoutées… » ([5])

 

Ce type d’expédition pourrait passer pour farfelu ou absurde, mais davantage qu’une simple échappatoire ou qu’un simple dépaysement, tout voyage est une autre fête de la vie, où l’on s’invente un autre rythme. Il en va alors d’une musique autre qui naît toujours d’une grandeur et de ce que celle-ci peut avoir de musical, c’est-à-dire d’émouvant. Avec Cortázar, clin d’œil au quatuor de Schubert et à la musique de Witold Lutosławski :

« Commencent les premières mesures, plaintives et graves, comme a dû commencer le monde un jour, une musique-douleur comme le paysage qui m’entoure, dont je suis violon et violoncelle : le grave s’interrompt comme une blessure que l’aigu inespéré guérit, puis c’est le lent, si lent et merveilleux unisson, l’harmonie se cherchant, accaparant les montagnes alentour… » ([6])

 

« Lutosławski (…) est ce que j’écoute le plus et le mieux ces jours-ci. Il y a quelque chose dans son merveilleux quatuor à cordes, dans sa Musique pour treize instruments qui correspond admirablement à l’atmosphère sonore des parkings où la rumeur de l’autoroute est un simple fond sonore pour oiseaux, insectes, branches cassées, toutes choses qui respirent dans la texture de cette musique, même si les musicologues ne le pensent pas. » ([7])

 

Il y a la musique mais il y a aussi la poésie qui d’aire en aire accompagne les lectures de Cortázar, dont le Journal de Paul Blackburn, l’ami poète disparu onze années plus tôt :

Souvenance d’un ami. Comment, grâce à cet ami, Fafner entra dans notre vie, et autres choses qui ont trait, elles aussi à la poésie.

« Il était juste et nécessaire que parmi mes lectures de voyage, j’emporte le Journal de Paul Blackburn, mon ami poète mort il y a plus de dix ans. Le Journal, édité par un autre poète nord-américain, Robert Kelly, contient les poèmes que Paul avait écrits dans les deux ou trois dernières années de sa si courte vie. Mais de fait, tous ses poèmes, tous ses livres antérieurs sont aussi un « journal » car ce qui donne à la poésie de Paul sa voix la plus profonde c’est que, délibérément, il ne fait pas de différence entre les thèmes communément appelés poétiques ou prosaïques ; comme  celle d’autres poètes du groupe dit « de New York », la poésie de Paul est à la fois une connaissance et une transfiguration immédiate de l’expérience quotidienne : chats et mouettes, femmes et persiennes, avions et piqûres de guêpes, innombrables voyages en voiture, routes, granges, troubadours provençaux (qu’il aima et traduisit admirablement), chambres d’hôtel et de motel, amours et distances, villes et pigeons.

Je dis que cette lecture (re-lecture en grande partie, car Paul m’avait donné beaucoup de ses poèmes du Journal) est juste et nécessaire dans le cadre de notre voyage, car l’origine la plus lointaine de cette expédition remonte au jour où Paul me révéla la merveille que pouvait être un dragon, frère jumeau de Fafner, et je compris qu’en chevauchant ce dragon-là, on pouvait découvrir d’une autre façon la terre, les plages et les bois d’Europe. Ce qui, du dehors, m’avait paru être une banale Volkswagen ouvrit sa caverne et me révéla ses richesses libératrices, le jour même de l’arrivée de Paul à ma maison de Saignon dans les vallons du Vaucluse pleins de lavande et d’amandiers. » ([8])

 

 

 

Carol Dunlop, qui était la dernière compagne de l’écrivain, disparaîtra brutalement le 2 novembre 1982, quelques mois après ce joyeux périple. Ces quelques mots du Loup à son Oursine dans « Post-scriptum, décembre 1982 » :

« Je sais bien, Oursine, que tu aurais fait la même chose si c’était moi qui avait dû partir le premier et je sais que ta main écrit, unie à la mienne, ces derniers mots où la douleur n’est pas, ne sera jamais plus forte que la vie que tu m’as appris à vivre, comme nous sommes peut-être arrivés à le montrer dans cette aventure qui parvient ici à son terme mais qui continue, continue dans notre Dragon, continue à jamais sur notre autoroute. » ([9])

 

 

Mai 2015 © Nathalie Riera (Les carnets d’eucharis)

 

De la faune entomologique des parkings et autres considérations écologiques ainsi que des possibilités (aléatoires) d’établir une cartographie de leur flore arborescente.

  

 (EXTRAIT)

 

 […] Cartographie du pays d’un arbre : pourquoi pas ? Il suffirait d’une série de photos précises et de la patience d’aplanir ce qui est sphérique, comme Mercator, comme les releveurs de portulans, ici le nord ou l’est, ici le haut et le bas, les Everest ou les Méditerranée de l’arbre. J’imagine la carte de mon arbre avec ses signes conventionnels, son bleu, son vert et son blanc, son hydrographie, son nivellement, son orographie et pourquoi pas une ethnographie (entomologie et ornithologie). J’imagine le cartographe dessinant à l’échelle de la page le tourbillon sphérique de l’arbre, révélant les routes qui, du fût central, l’autoroute de l’arbre, tendent leurs bifurcations de part et d’autre, se divisent à leur tour en deux, quatre, cinquante, deux cents, mille huit cent quarante-quatre chemins secondaires qui se perdent en dizaines de milliers de sentiers, chacun avec ses champs verts, chaque feuille une parcelle du cadastre et, sur chaque parcelle, un propriétaire éphémère – comme ils devraient l’être tous – le moustique, l’araignée, la chenille, la coccinelle et même des êtres imperceptibles qui, dans des nomenclatures spécialisées, doivent bien avoir un nom mais qui ici, sur cette machine à écrire, tracent simplement de temps à autre l’image d’une bestiole infinitésimale qui avance vers les touches, hésite au bord, recule et se perd à la moindre seconde d’inattention, déjà oubliée, déjà néant. […]

 

[Les autonautes de la cosmoroute (ou un voyage intemporel Paris-Marseille)

Nrf Gallimard, 2014– p.87]

   

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CAROL DUNLOP & JULIO CORTAZAR

 Les autonautes de la cosmoroute (ou un voyage intemporel Paris-Marseille)

 (Nrf Gallimard – 2014)

 

 

 Site GALLIMARD

http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Du-monde-entier/Les-autonautes-de-la-cosmoroute-ou-Un-voyage-intemporel-Paris-Marseille

 

 

Un jour de mai 1982, Julio Cortázar et Carol Dunlop prennent l'autoroute du Sud en direction de Marseille. C'est le début d'une aventure et d'un jeu merveilleux, à la limite de la légalité, qui se déroulent pendant trente-deux jours sur l'A6. Les protagonistes sont l'écrivain, sa compagne et un vieux Combi Volkswagen, rebaptisé pour l'occasion Fafner, comme le dragon légendaire de Wagner.
À l'instar des navigateurs anciens, nos deux explorateurs tiennent un journal de bord détaillé où ils décrivent non seulement tous les aléas du voyage mais également la flore et la faune étonnantes qu'ils trouvent sur l'autoroute, ainsi que les pièges et les menaces les plus abominables auxquels ils doivent faire face : sorcières, gendarmes, agents secrets, camions sinistres d'origine inconnue qui les doublent dangereusement et essaient de les écraser. Mais rien ne les arrêtera, pas même les règles strictes du jeu auquel ils jouent en secret.

En fait, ils gagnent sur tous les tableaux, car les frontières entre rêve et réalité s'effacent graduellement au cours de ce voyage inattendu et poétique, qui devient au fil des pages une célébration sans fin de la vie. Jamais l'A6 n'a été un terrain aussi propice pour la littérature ni aussi fertile pour l'imagination : la tendresse, l'intelligence, l'amour et le rire se mélangent constamment dans les mille péripéties et mésaventures de ce livre joyeux, surprenant et unique.

 

 

CONSULTER Julio se promène sur le Pont des Arts

par Fernando Gaspar

| © http://mexiqueculture.pagesperso-orange.fr/nouvelles3-fgaspar-fr.htm

 

Julio & Carol

| © http://www.cortazarmovie.com/

 

logo pdf.jpg TELECHARGER & IMPRIMER L’ARTICLE D’aire en aire : les indiens de l’autoroute

par Nathalie Riera

| © NATHALIE RIERA_Carol Dunlop & Julio Cortazar_2.pdf

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1]Ibid., (p.222).

[2]Ibid., (p.84).

[3]Ibid., (p.96).

[4]Ibid., (p.85).

[5]Ibid., (p.68).

[6]Ibid., (p.135).

[7]Ibid., (p.239).

[8]Ibid., (p.259/260).

[9]Ibid., (p.274).

09/07/2014

Julio Cortázar

 

 

Du côté de chez…

 

Julio Cortázar

 

©  Julio Cortázar

 

Crépuscule d’automne

José Corti“Ibériques”, 2010

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle

 

 

Les Carnets d’Eucharis | © http://lescarnetsdeucharis.hautetfort.com/

 

 

 

 

  

Marco Polo se souvient

 

Ton minuscule pays, inaccueillant et sauvage !

Là-bas des arbres nains brandissent leur ennui

pendant que les taupes perforent le chemin

et que les musaraignes remontent le ciel.

 

En venant à la frontière de ta terre évasive

combien de douanes vertes et des sceaux dilués !

Mes besaces recelaient médailles et mascottes

destinées à tes gardiens amateurs de menthe.

 

Ta langue – celle des hommes à l’affût des nuages –

s’élevait  dans les chaloupes aux souffles de la nuit

et la lance du danger et l’ocelot en or

et sans répit t’attendre au-delà des sommets.

 

Les portes d’obsidiane s’incurvaient sous le temps

et tu étais dans le temps derrière l’obsidiane !

Avec mon nom – ce glauque gong d’ancienne grâce –

J’ai jeté sur les portes le parchemin ouvert.

 

Treize nuits de rouges ablutions – et d’insectes

aux pattes de cristal et de musiques aveugles – ,

ô chaleur sous le ciel, la lune dans la citerne

et toi absente, lointaine, belle comme jamais !

 

Tes serfs ont déchiffré les lettres de mon nom,

et j’ai vu s’entr’ouvrir les portes pour mon pas.

Par des mois et des chemins mes traces se perdirent

la caravane a rapporté des bagues de bronze.

 

Je me souviens de la terrasse en demi-lune,

la soie que tu m’offris et le tambour des nuits.

La caravane a rapporté des bagues de bronze –

Et moi j’ai une galère avec des voiles d’émeraude !

 

 

........................... (pp.231/232)

 

 

 

 

Je veux pleurer parce que ça me plait,

comme pleurent les enfants du dernier banc,

car je ne suis pas un poète, ni un homme, ni une feuille,

mais un pouls blessé qui tourne autour des choses de l’autre côté.

 

FEDERICO GARCIA LORCA,

Poème double du lac Edem

 

 

 

BLACKOUT

 

Si tu vois un chien près d’une tombe

fuis l’hélicoptère : il neige déjà

la mort délicate par trituration, assaut

du néant, les yeux crevés à cause

du cobalt, de l’hydrogène.

Petit soldat de plomb, de chocolat, court

chercher un refuge : il se peut

que le chien ne te cède pas sa niche, les chiens sont tellement sots.

Et sinon il y a la tombe :

chasse d’un coup de pied ce mort, couvre-toi

avec ce qui reste, chiffons, terre, ossements.

(N’oublie jamais le Reader’s Digest,

ça fait passer le temps, c’est instructif.)

 

........................... (p.305)

 

 

 

 

1950 ANNÉE DU LIBÉRATEUR, etc

 

 

Et si les larmes viennent te chercher…

 

(D’UN TANGO)

 

Et si les larmes viennent te chercher

prends-les de face, bois jusqu’au bout

l’apéritif de larmes légitimes.

Pleure, argentin, pleure enfin un pleur

véritable, face au temps

que tu escamotais avec souplesse,

pleure les malheurs que tu croyais d’autrui,

la solitude sans rémission au bord d’un fleuve,

la coulpe de la paix sans mérite,

la sieste de ventres bourrés de pains au raisin.

Pleure ton enfance avilie par le cinéma et la radio,

ton adolescence dans les rues du dégoût, la clique,

l’amour sans récompense,

pleure les échelons, le championnat, le steak saignant,

pleure ta nomination ou ton diplôme

qui t’enfermèrent dans la prospérité ou le malheur,

et qui dans la plaine la plus immense

te clouèrent dans un petit terrain duquel tu t’acquittas

par versements trimestriels.

 

........................... (p.324)

 

 

 

 

 

 

_______________

 

Julio Cortázar

Crépuscule d'automne, poÉsie

traduit de l'espagnol (Argentine) & préface de Silvia Baron Supervielle

José Corti, Collection « Ibériques », 2010

SITE EDITEUR :ICI

 

 

03/05/2014

jorge Luis Borges, Poèmes d'amour

 

  

Le jeu

 

Ils ne se regardaient pas. Dans la pénombre partagée ils étaient sérieux et silencieux.

Il lui avait pris la main gauche et lui enlevait et lui remettait la bague d’ivoire et la bague d’argent.

Ensuite il lui prit la main droite et lui enleva et lui remit les deux bagues d’argent et la bague en or avec des pierres dures.

Elle tendait successivement les mains.

Cela dura un temps. Ils entrelacèrent à mesure les doigts et joignirent les paumes.

Ils agissaient avec une lente délicatesse, comme s’ils craignaient de se tromper.

Ils ne savaient pas que ce jeu était nécessaire pour qu’une certaine chose ait lieu, dans l’avenir, dans une certaine région.

 

 

 

JORGE LUIS BORGES........................... (p.75)

 

 

et ligne après ligne/and line after line

 

Du côté de chez…

Jorge Luis Borges

 

© Jorge Luis Borges & Maria Kodama

ITALY, Sicily :

Image Reference

SCF1984005W00043/24

(SCF6165)

© Ferdinando Scianna/Magnum Photos

https://www.magnumphotos.com/image/SCF6165.html

Poèmes d’amour

(édition bilingue)

Gallimard, “Du monde entier”, 2014

 

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle

 

 

Les Carnets d’Eucharis | © http://lescarnetsdeucharis.hautetfort.com/

 

 

 

 

 

El juego

 

No se miraban. En la penumbra compartida los dos estaban serios y silenciosos.

Él le había tomado la mano izquierda y le quitaba y le ponía el anillo de marfil y el anillo de plata.

Luego le tomó la mano derecha y le quitó y le puso los dos anillos de plata y el anillo de oro con piedras duras.

Ella tendía alternativamente las manos.

Esto duró algún tiempo. Fueron entrelazando los dedos y juntando las palmas.

Procedían con lenta delicadeza, como si temieran equivocarse.

No sabían que era necesario aquel juego para que determinada cosa ocurriera , en el porvenir, en determinada región.

 

...............................

 

 

Les causes

 

Les crépuscules et les générations.

Les jours dont aucun ne fut le premier.

La fraîcheur de l'eau dans la gorge

D'Adam. L'ordre du Paradis.

L'œil déchiffrant les ténèbres.

L'amour des loups à l'aube.

La parole. L'hexamètre. Le miroir.

La tour de Babel et l'arrogance.

La lune que regardaient les Chaldéens.

Les sables innumérables du Gange.

Tchouang-tseu et le papillon qui le rêve.

Les pommes d'or des îles.

Les pas du labyrinthe vagabond.

La toile infinie de Pénélope.

Le temps circulaire des stoïques.

La monnaie dans la bouche du mort.

Le poids de l'épée sur la balance.

Chaque goutte d'eau dans la clepsydre.

Les aigles, les fastes, les légions.

César le matin de Pharsale.

L'ombre des croix sur la terre.

Les échecs et l'algèbre du Persan.

Les traces des longues migrations.

La conquête des royaumes avec l'épée.

La boussole incessante. la mer ouverte.

L'écho de la pendule dans la mémoire.

Le roi exécuté à la hache.

La poussière incalculable des armées.

La voix du rossignol au Danemark.

La ligne scrupuleuse du calligraphe.

Le visage du suicidaire dans la glace.

La carte du joueur. L'or vorace.

Les formes du nuage dans le désert.

Chaque arabesque du kaléidoscope.

Chaque remords et chaque larme;

Il a fallu toutes ces choses

Pour que nos mains se rencontrent.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

_______________

 

Jorge Luis Borges

traduit de l'espagnol (Argentine) & préface de Silvia Baron Supervielle

Avant-propos de María Kodama

Édition bilingue

Collection « Du monde entier »

Gallimard, 2014

SITE EDITEUR : ICI

26/02/2014

Les écritures croisées : rencontre/hommage JULIO CORTAZAR

Les Écritures Croisées
vous invitent à la rencontre / hommage



Julio Cortázar
Comment lire Julio Cortázar aujourd’hui

avec
Aurora Bernárdez-Cortazár
(traductrice, épouse de Julio Cortazár)
Raquel Thiercelin-Mejias
(Maître de Conférences honoraire au département d’études hispaniques
et hispano-américaines de l’Université de Provence, traductrice)

Carles Alvarez Garriga
(critique littéraire, éditeur)
Juan Manuel Bonet
(Écrivain, poète, critique d’art, directeur de l'institut Cervantés à Paris).
Guy Scarpetta
(Romancier, essayiste et universitaire)

lecture par Anne Alvaro
(comédienne)

Interprétariat Claudine Rimattei

Mercredi 19 mars 2014 à 18 h 00

Amphithéâtre de la Verrière / Cité du Livre
Aix-en-Provence

ENTRÉE LIBRE

CONTACT : LES ÉCRITURES CROISÉES
ecriturescroisees2@yahoo.fr - Tél. 04 42 26 16 85

 

 

ICI

 

Julio Cortázar est né en Belgique en 1914 ; il grandit en Argentine où sa famille fait son retour en 1918. Dès son enfance, la lecture lui donne la sensation de s’affranchir du temps et de l’espace. “Il y a eu un monde parallèle, perméable, mêlé au monde de tous les jours, celui de l’école et de la maison, et moi j’évoluais de l’un à l’autre”. Le fantastique est pour lui une perception plus qu’une idée abstraite ; il n’a pas de rapport conventionnel au langage : les mots ne servent pas seulement à nommer, mais forment une matière vivante. De 1928 à 1935, il étudie à l’École normale de Buenos Aires, découvre la littérature contemporaine européenne, le surréalisme et l’écriture automatique. À 21 ans il obtient le diplôme de professeur de lettres, enseigne et traduit des textes de fiction. Opposant au gouvernement de Perón, il s’installe définitivement en France en 1951, travaillant comme traducteur à l’Unesco. À partir des années 60, Cortázar est une figure majeure de la littérature latino-américaine. Auteur engagé, il soutient la révolution cubaine et s’oppose aux généraux Pinochet et Videla. Julio Cortázar publie plusieurs romans dont Les Armes secrètes, Tous les feux le feu, Lelivre de Manuel ou Marelle qui est une œuvre littéraire expérimentale, mélange de monologue intérieur, d’humour irrévérencieux, de prouesses techniques et de langage novateur et poétique, permettant au lecteur de choisir entre une lecture linéaire et une lecture non linéaire. En 1981, il reçoit la nationalité française. Il meurt de leucémie le 12 février 1984 à Paris. Parmi les adaptations cinématographiques de ses œuvres, il faut noter Blow-up d’Antonioni et Le GrandEmbouteillage de Comencini.

 

 

 

julio cortazar 2.pdf

 

04/01/2014

Enrique Vila-Matas, Dublinesca

 

 

 

 

UNE LECTURE DE NATHALIE RIERA

 

 

Enrique Vila-Matas

 

   

 

 

 

« Dublinesca »

 

Christian Bourgois Editeur, 2010

(Traduit de l’espagnol par André Gabastou)

Cliquer ICI

 

 

 

 

 

 

 

 

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L’écriture et le voyage, confie Nicolas Bouvier, sont des entraînements à notre propre disparition. Dans « Dublinesca », le dernier roman de l’écrivain Barcelonnais Enrique Vila-Matas, nous assistons à la disparition non pas d’un écrivain mais d’un éditeur qui se promet une étrange odyssée, à dessein de retrouver l’enthousiasme originel. Pour Samuel Riba, figure centrale du roman, rédiger « une théorie générale du roman » ou entreprendre « un léger saut anglais » ne sont-ils pas d’étranges voyages, qui n’auraient pour autre but que : « ce qu’il ya de mieux au monde, c’est de voyager et de perdre des théories, de les perdre toutes » (17)

Ancien éditeur revenu de tout, qu’une crise aigue finit par étreindre, accusant tristesse de n’avoir entre autres pas « découvert un auteur inconnu qui aurait fini par se révéler un écrivain génial » (18), « quelle poisse que d’avoir à aller à la chasse de ces écrivains et de ne jamais tomber sur un vrai génie ! » (106), ce qui lui a d’ailleurs valu de renoncer « à sa jeunesse pour constituer honnêtement un catalogue imparfait » (72). Imparfaite également sa vie qui n’a lieu que « dans la plus pure orthodoxie du voyage circulaire », ainsi que dans l’isolement d’un hikikomori (terme japonais pour signifier un accroc à Internet). Et puis, quelle déveine que de vivre cet étrange passage entre deux époques – celles de l’ère Gutenberg et de la révolution numérique – mutation qui participe à cette circularité désœuvrante.

Mais bien que l’heure du bilan se passe sans enthousiasme ni quelconque réjouissance, Samuel Riba n’est pas sans être dépourvu d’affection pour ce qui incarne « une vie simple, en contact permanent avec la rassurante banalité du quotidien » (73). En effet, ne faut-il pas entendre de sa propre voix cette fascination pour « le charme de la vie ordinaire ». Se laisser ainsi porter par le rythme de l’accoutumé, qui peut se transformer en exceptionnel. Riba se refuse de vivre dans un roman. Comme dans les peintures de Vilhelm Hammeshoi : « pas de place pour la fiction, le romanesque » (165). N’est-ce pas au cœur de la vie ordinaire et des saturations qu’elle engendre qu’il nous est au mieux donné « de franchir le pas, de traverser le pont » qui « mènera vers d’autres voix, d’autres atmosphères ».

Samuel Riba n’a pas quitté son métier d’éditeur, il l’a plutôt fui, ou alors a-t-il mis simplement un terme à ses pâlottes aventures dans la géographie de la littérature ; la littérature qui n’est pas épiphanie, pas plus qu’elle n’est ce « centre du monde » avec cette « fabuleuse sensation d’être ailleurs ». La littérature est coupable d’avoir fait disparaître le lecteur talentueux : « si l’on exige d’un éditeur de littérature ou d’un écrivain qu’ils aient du talent, on doit aussi en exiger du lecteur » (74).

Faire un léger saut anglais, tomber de l’autre côté, « entonner un requiem pour la galaxie Gutenberg », nous dit Riba, enterrement « en l’honneur du monde détruit de l’édition littéraire, mais aussi de celui des vrais écrivains et des lecteurs talentueux », tout cela comme un moyen d’enterrer tout ce qui a participé au refus d’un grand destin.

Pour Riba qui semble avoir mené une vie de catalogue :

Traverser le pont c’est sortir d’un monde et entrer dans un autre monde, s’y sentir le maître du monde.  Lorsque l’éditeur se souvient de sa traversée à pied de Manhattan à Brooklyn aux côtés de son jeune auteur Nietzky : « marcher vers Brooklyn signifiait pour lui repartir en quête des anciennes forces occultes » (115)

Tomber de l’autre côté, serait-ce pour retrouver la personne qu’il aurait réellement pu être avant même qu’il ne commence sa vie d’éditeur ; retrouver ce Je unique, original, « la première personne qui était en lui et a si vite disparu » (219)

Le désir d’un saut anglais vient faire réplique au saut français de l’écrivain américain Saul Bellow, ou encore au saut italien du poète florentin Guido Cavalcanti : « le saut agile et inattendu (…) qui se hisse au-dessus de la pesanteur du monde, montrant que sa gravité contient le secret de la légèreté » (133)

Mais pourquoi également ce grand saut de Riba dans l’Ulysse de Joyce ? Outre qu’il est bon connaisseur de l’œuvre du poète et romancier irlandais, « la plus grande trouvaille de Joyce dans Ulysse est d’avoir compris que la vie est faite de choses triviales. La glorieuse astuce mise en pratique par Joyce fut de prendre ce qui se passe au ras des pâquerettes pour en faire un soubassement héroïque aux accents homériques » (159)

Requiem pour un monde où la splendeur est encore récupérable, où Riba peut enfin se sentir libéré « de la chaîne criminelle de l’édition de fictions » (197), où tomber de l’autre côté c’est se trouver enfin dans une géographie du monde où pouvoir se réinventer, n’être plus qu’ « une allégorie, un témoin de son temps, le notaire d’un changement d’époque » (217)


Alors « … que l’enterrement soit une œuvre d’art » !

  

Nathalie Riera, décembre 2010

Revue « Europe », N° 984, avril 2011

© Les Carnets d’Eucharis

 

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SITE À CONSULTER

 

dublinesca

Sur le site : Enrique Vila-Matas

| © Cliquer ICI

 

Quatrième de couverture Samuel Riba est l'éditeur talentueux d'un catalogue exigeant. Néanmoins, incapable de faire face à l'émergence des nouveaux médias et de concurrencer la vogue du roman gothique, il vient de faire faillite. Il sombre alors dans la déprime et le désœuvrement. Pour y remédier, il entreprend un voyage à Dublin. L'accompagnent quelques amis écrivains avec qui il entend créer une sorte de confrérie littéraire. Cette visite de la capitale irlandaise se double d'un voyage dans l'œuvre de Joyce.

En explorant toutes les facettes de ce personnage complexe, qui est en partie son alter ego de lui-même, Enrique Vila-Matas interroge la notion d'identité, de sujet, et décrit le cheminement parcours qui a mené la littérature contemporaine d'une épiphanie (Joyce) vers l'aphasie (Beckett).

 

 

26/12/2013

Roberto Bolano, Amuleto

 

 

Roberto Bolaño

AMULETO

 (Christian Bourgois Editeur, 2013)


 

Traduit de l’espagnol (Chili) par Emile et Nicole Martel

 


Roberto Bolaño

 © Photo : Jerry Bauer | CLIQUER ICI

 

 

 

------------------------------------------             QUATRIEME DE COUVERTURE

 

Mexique, septembre 1968 : la police envahit l'université de Mexico. Afin de leur échapper, Auxilio Lacouture, une Uruguayenne amie des poètes et de la poésie, se réfugie au quatrième étage de la faculté de Lettres et de Philosophie. Elle y demeure cachée pendant treize jours, au cours desquels elle se remémore son histoire. Au fil d'un vaste récit aux accents tantôt mystiques tantôt surréalistes, elle évoque ainsi les jeunes gens qu'elle a connus à l'université et les événements de ces années troubles.

Amuleto est l'un des premiers ouvrages de Roberto Bolaño parus en France. On y retrouve la combinaison d'une atmosphère angoissante et d'une terreur politique bien contemporaine. À cet égard, Amuleto annonce ses œuvres suivantes telles que La Littérature nazie en Amérique, Étoile distante, Nocturne du Chili, où écrivains et poètes jouent souvent un rôle essentiel.

 

 

 -------------------------------------------------------           BIOBIBLIO

 

Roberto Bolaño est né à Santiago du Chili en 1953. Fondateur, au Mexique, de «l'infraréalisme», groupe littéraire d'avant-garde, héritier de Dada et de la Beat Generation, il a déferlé sur la scène littéraire avec La Littérature nazie en Amérique puis Les Détectives sauvages. Il a reçu, entre autres, le Prix Herralde en 1998 et le prix Romulo Gallegos, le plus prestigieux d'Amérique Latine en 1999. Poète et romancier, héritier de Borges, Cortazar, Schwob, il saisit à bras le corps l'histoire de sa génération et est passé maître du brassage des registres, situations et personnages. Roberto Bolaño est mort en 2003 à Barcelone.

 

__________________________________________________

 

 

ET MOI, pauvre de moi, j’ai entendu quelque chose de semblable à la rumeur que produit le vent quand il descend courir entre les fleurs de papier, j’ai entendu une vibration d’air et d’eau, et je me suis levée (silencieusement), les pieds comme une ballerine de Renoir, comme si j’allais accoucher (et d’une certaine manière, en effet, j’allais donner naissance à quelque chose et naître moi-même), le slip tenant en menottes mes chevilles maigres, accroché aux chaussures que j’avais alors, des mocassins jaunes très confortables, et pendant que j’attendais que le soldat inspecte les cabinets l’un après l’autre et que je me préparais moralement et physiquement, si nécessaire, à ne pas ouvrir, à défendre le dernier réduit d’autonomie de l’UNAM[1] , moi, une pauvre poète uruguayenne, mais qui aimais le Mexique comme personne d’autre, tandis que j’attendais, comme je disais, un silence particulier s’est produit, un silence spécial pour lequel ni même les dictionnaires musicaux ni les dictionnaires philosophiques n’ont d’entrée, comme si le temps se fracturait et se mettait à courir dans plusieurs directions à la fois, un temps pur, ni verbal ni fait de gestes ni d’actions, et alors je me suis vue moi-même et j’ai vu le soldat qui se regardait béatement dans le miroir, nos deux personnages scellés dans un noir losange ou submergés dans un lac, et j’ai eu un frisson, parce que j’ai perçu que momentanément les lois de la mathématique et celles, tyranniques, du cosmos, qui s’opposent aux lois de la poésie, me protégeaient et j’ai compris que le soldat se regarderait béatement dans le miroir et que je l’entendrais, ou l’imaginerais, souriante aussi, dans l’abri singulier de mon cabinet, et que ces deux facteurs constituaient à partir de cette seconde-là les revers d’une pièce de monnaie atroce comme la mort.

 

---------------------------------------------------------------------------             38/39

 

***

 

SITES À CONSULTER

 

Editions


AMULETO

Christian Bourgois Editeur

| © Cliquer ICI


 

Articles


Le chant d’Auxilio Lacouture

Sur « Amuleto » de Roberto Bolaño

Antonio Werli

In« Cyclocosmia » (revue d’invention et d’observation)

| © Cliquer ICI

 

POUR UNE HISTOIRE SECRÈTE DU ROMAN CONTEMPORAIN :
2666 DE ROBERTO B
OLAÑO

Sur le site d’Enrique Vila-Matas

Emmanuel BOUJU

In« Cyclocosmia » (revue d’invention et d’observation)

| © Cliquer ICI

 



[1] Université nationale autonome de Mexico.

 

25/12/2013

Luis Bénitez

 

 

 

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LES IMAGINATIONS

(Traduit de l’espagnol par Jean Dif)

 

Luis Benítez | L'HARMATTAN, Collection « Accent tonique » | 2013

 

 

 

 

La camera impossible

 

 

La caméra impossible est le nom que lui donnent ceux qui connaissent le cinéma,

Parce que l’image y est vue depuis un mur

Ou depuis l’obscurité où il n’y a personne

Et comme le temps nous regarde faire et défaire,

Toujours absorbés dans l’illusion de n’être pas vus,

Toujours prompts à nous perdre dans les cérémonies les plus stupides.

Là, sous la lentille, renaît le monde perdu

Entre les veines déjà dures et les cheveux qui sortent du nez.

Malgré le cœur qui souhaite enfin dormir sous terre,

Les poumons qui ont tant fait qu’ils ne désirent plus d’air ;

La caméra impossible suit la chorégraphie de l’intime

Qui croit avoir échappé un moment au public

Et les vieilles cérémonies se remettent à peupler les recoins

De gens qui n’existent pas, à changer la mise en scène

Pour d’autres décorés voici des années avalées par les jours.

Plus sincères que la masturbation, plus évidents que le rêve,

Les rituels secrets restituent leur sens aux photographies fanées,

Aux souvenirs qui surgissent de ces images avec leur dégaine légère de nains,

Au cauchemar jouisseur de la solitude, finalement,

Avec ce monstre lourd qui passe rapidement par les miroirs.

Et la caméra impossible filme tout cela

Pour les archives incandescentes qu’utilise la mémoire,

Cette escroquerie que brandira demain le passé :

Demain, pour nous faire honte une fois de plus encore une fois et une autre fois

Savoir que nous avons fait ce que nous avons fait et ce que nous sommes finalement

Une autre fois tout ce que nous fûmes et serons quand bien même nous n’aurions pas été,

Comme l’enregistrera la caméra, la caméra impossible.

 

 

-------------------------   (p.52/53)

 

 

 

NOTICE BIO&BIBLIOGRAPHIQUE


Luis Bénitez, poète, narrateur, essayiste et dramaturge, est né à Buenos Aires le 10 novembre 1956. Il est l’auteur de plusieurs recueils de poèmes et d’essais.

Les dernières éditions de Luis Bénitez (poésie) : Les imaginations (L’Harmattan, Paris, 2013) Courte anthologie de poésie (The Littoral Press, Angleterre, 2013) Manhattan chanson. Cinq poèmes de l’Ouest (Ars Longa Editura, Roumanie, 2013) Béring et autres poèmes (Siesta Förlag, Suède, 2012) L’éléphant après-midi et autres poèmes (Sentieri Meridiani Edizioni, Italie, 2012) Un héron à Buenos Aires. Poèmes choisis (Ravenna Press, USA, 2011).

 

 

 

L’HARMATTAN

Littérature Poésie Amérique latine 

| © Cliquer ICI 


  

recours au poeme

Une lecture de Jean Dif

| © Cliquer ICI

 

 

Poèmes choisis

| © Cliquer ICI  

 

LUIS BENÍTEZ
« El poeta contemporáneo será internacional o no será »

| © ICI

 

 

Remedios Varo

 

 

REMEDIOS VARO

PEINTRE SURRéaliste

Site officiel

 remedios varo.jpg

  

 

[Extrait]

 

 

ROBERTO BOLAÑO

AMULETO

(Traduit  de l’espagnol – Chili – par Emile et Nicole Martel)

Christian Bourgois Editeur, 2013

 

[…]

 

Il y a très peu de gens qui se souviennent de Remedios Varo. Je ne l’ai pas connue. Sincèrement, j’aimerais bien dire que je l’ai connue mais en vérité je ne l’ai pas connue. J’ai connu des femmes merveilleuses, fortes comme des montagnes, ou comme des courants marins, mais je n’ai pas connu Remedios Varo. Non parce que j’aurais eu honte d’aller lui rendre visite chez elle, non parce que je n’appréciais pas son œuvre (que j’admire de tout cœur), mais parce que Remedios Varo est morte en 1963 et moi, en 1963, j’étais toujours dans mon lointain Montevideo chéri.

 

[…]

 

 

Je lui dis à quel point je l’admire, je lui parle des surréalistes français et des surréalistes catalans, de la guerre civile espagnole, je ne lui parle pas de Benjamin Péret parce qu’ils se sont séparés en 1942 et je ne sais quels souvenirs elle garde de lui, mais je lui parle de Paris et de l’exil, de son arrivée à Mexico et de son amitié avec Leonara Carrington, et je me rends compte alors que je suis en train de raconter à Remedios Varo sa propre vie…

 

 

ROBERTO BOLAÑO  ...............................................

 

 

Julio Cortázar

 

[] Pourquoi en littérature – à l’image servile des critères de la vie courante – on incline à croire que la sincérité ne se produit que dans l’éclat dramatique ou lyrique, et que le ludique contient presque toujours artifice ou dissimulation ? Macedonio, Alfred Jarry, Raymond Roussel, Erik Satie, John Cage, ont-ils écrit ou composé avec moins de sincérité que Roberto Arlt ou Beethoven ?

 

 

 

et ligne après ligne/and line after line

 

Du côté de chez…

Julio Cortázar

 

© INTERNET | Julio Cortázar

                                                                 

 

« Crépuscule d’automne »

José Corti, 2010 – Collection « Ibériques »

 

  Extraits

 

 

 

 

 

[Fougère]

 

 

pour que tu restes en suspens dans ta nuit

de yeux fermés et de lèvres humides

après cette tâche extrême de la mousse

où mon corps se livre à ses faucons

 

 

 

         sous le zénith mystérieux qui déploie

         les formes balbutiantes de ta voix

         l’écume reprend ses énumérations

         et à nouveau la déesse y surgit.

 

 

 

la soif alors s’exalte dans la jonction

des deux rivières blanches qui se croisent

  Diane des ultimes carrefours sans issue,

lune de sang parmi les chiennes noires –

 

 

 

         machine de méduse et d’unicorne

         où s’emmêle le temps à qui on arrache

         le masque sans regard de l’instant

         quand on tombe à partir du plus profond

 

 

 

un halètement, le silex d’une plainte,

une chose interminable qui s’effondre

jusqu’à ce que l’aile tourbillonnaire des mouettes

dessine un labyrinthe déjà effacé

 

 

 

         contre l’oreiller d’algues et de salive

         le gémissement alterné renouvelle

         un double crépuscule où pas à pas

         défile une lente théorie de panthères

 

 

Julio Cortázar  ..............

 

(p.129/130)

in « Permutations »

 

 

25/08/2013

Mario Santiago Papasquiaro

 

 

Mario Santiago Papasquiar.jpg

Source : © Mario Santiago Papasquiaro

dans “Poems and Poetics” de Jerome Rothenberg

 

 

 

Mario Santiago Papasquiaro

 

 

We’re poets

          Cymbals of the black sun
          that magnetizes us

Nous sommes des poètes

          Cymbales du soleil noir
          qui nous magnétise

 

 

Already Far from the Road

4

 

Our tongue has been barbed
It’s watermelon / dripping deep-laughing vagrant
Adventure that’s torn open our abrasions
What we’ve been we are in the crescendoing of echoes
          For such shoulders : such thighs
          For those ankles / those steps
Lessons of cleansing by the scalpel

 

 

-------------------------     

 

 

 

Mario Santiago Papasquiaro

Sur le site de Jerome Rothenberg

Poems and Poetics

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■ LIEN : http://poemsandpoetics.blogspot.fr/2013/07/mario-santiago-papasquiaro-already-far.html

 

 

 

 

 

[translator’s note.  In 1975, the Mexican poet Mario Santiago Papasquiaro (1953-1998) and Roberto Bolaño co-founded Infrarrealism, a poetry movement that drew inspiration from Dadaism, Surrealism, Stridentism, the Beats, and the contemporary Peruvian movement Hora Zero. Their project, at its core, was to explode literary, social, and political conventions through a radical reconception of the poetic imagination and the poetic life. As Bolaño put it in the “Infrarrealist Manifesto:” “The true imagination is the one that dynamites, elucidates, injects emerald microbes into other imaginations…Perception opens by way of an ethic-aesthetic taken to the extreme.” Bolaño’s novels (especially The Savage Detectives, in which Santiago appears as Ulises Lima) are now well known in the U.S. and stand as a profound testament to the extraordinary daring and energy of Infrarrealism. But Santiago’s large and astonishingly powerful body of work has yet to receive the recognition it deserves outside the Spanish-speaking world. To date, only Santiago’s first major poem, Consejos de 1 discípulo de Marx a 1 fanático de Heidegger (1975), has been translated into English. The poem presented here, “Already Far from the Road,” was originally published in the collection Beso eterno (Al Este del paraíso, 1995), and gives English readers their first taste of Santiago’s later work.  -- Cole Heinowitz]

 

 

 

[note du traducteur.  En 1975, le poète mexicain Mario Santiago Papasquiaro (1953-1998) et Roberto Bolaño deviennent co-fondateurs de l’Infra-réalisme, un mouvement de poésie qui s’inspire du dadaïsme, du surréalisme et du stridentisme (un mouvement avant-gardiste artistique et multidisciplinaire fondé au Mexique par Manuel Maples Arce) des Beats, et du mouvement péruvien Zero Hora. Leur projet, à la base, consistait à faire sauter les conventions littéraires, sociales et politiques, à travers une nouvelle conception radicale de l’imagination poétique et de la vie poétique. Comme Bolaño l’indique dans le Manifeste Infra-réaliste : “La vraie imagination est celle qui dynamite, élucide, injecte des microbes d'émeraude dans d'autres imaginations ... La perception s'ouvre au moyen d'une éthique-esthétique poussée à l'extrême». Les romans de Bolaño (en particulier The Savage Detectives, dans lequel Santiago apparait dans le personnage d’Ulises Lima) sont désormais bien connus aux Etats-Unis, et se présentent comme un profond témoignage de l’extraordinaire audace et énergie de l’Infra-réalisme. Jusqu’à présent, le premier poème majeur de Santiago, Consejos de 1 discípulo de Marx a 1 fanático de Heidegger (1975), a été traduite en anglais. Le poème présenté ici, “Already Far from the Road,” a été à l’origine publié dans la collection Beso eterno (Al Este del paraíso, 1995), et a donné aux lecteurs anglais un premier avant-goût du dernier travail de Santiago. -- Cole Heinowitz]

 

(Traduction personnelle : Nathalie Riera)

 

 

 

 

29/07/2013

Antonio Porchia, voix réunies (éditions Erès, 2013)

 

ANTONIO PORCHIA

Voix réunies

 (Editions Erès, 2013)

 

 

COLLECTION « PO&PSY » dirigée par Danièle Faugeras & Pascale Janot

Traduites de l’espagnol par Danièle Faugeras

SITE DE L’EDITEUR - http://www.editions-eres.com/

 

 

 

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Antonio PORCHIA

 Site officiel | © http://www.antonioporchia.com.ar/

 

 

 

 

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Antonio Porchia (1885-1968), natif de la région de Calabre (Italie), est décrit comme un homme très introverti, ne parlant que très peu, aussi secret que ses voix intérieures. Poète-aphoriste d’un unique ouvrage : « Voces » (Voix), dont la première édition est adressée au poète et critique Roger Caillois, il émigre en Argentine, à Buenos Aires, dans les années 1910, après le décès du père. Parmi les personnalités littéraires marquées par le travail de Porchia, citons Breton, Miller, et parmi ses proches amis, Juarroz et Badii. Dès 1949, « Voces » sera traduit et publié en France (par Caillois), puis également en Allemagne, en Italie et en Amérique du Sud.

 

Les Editions Erès ont réunies dans leur intégralité les voix d’Antonio Porchia, dans une nouvelle traduction de Danièle Faugeras. Voix réunies est le deuxième volume de la collection PO&PSY in extenso.

 

Ouvrage composé de 1182 aphorismes,  ou sortes de « sentences », la présente traduction s’appuie sur la publication en 2006 par les éditions Pre-Textos (Valencia).

 

 

Nathalie Riera, juillet 2013

Les carnets d'eucharis

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Les hauteurs guident, mais dans les hauteurs.

La alturas guÍan, pero en las alturas.

 

---------------------------------------------------------------------------             35

 

***

 

Mes yeux, pour avoir été des ponts, sont des abîmes.

Mis ojos, por haber sido puentes, son abismos.

 

---------------------------------------------------------------------------             40

 

***

 

Cent hommes, ensemble, sont la centième partie d’un homme.

Cien hombres, juntos, son la centésima parte de un hombre.

 

---------------------------------------------------------------------------             45

 

***

Le lointain, le très lointain, le plus lointain, je ne l’ai trouvé que dans mon sang.

Lo lejano, lo muy lejano, lo más lejano, sólo lo hallé en mi sangre.

 

---------------------------------------------------------------------------             57

 

***

La fleur que tu tiens dans tes mains est née aujourd’hui et déjà elle a ton âge.

La flor que tienes en tus manos ha nacido hoy y ya tiene tu edad.

 

---------------------------------------------------------------------------             85

 

***

La douleur ne nous suit pas : elle marche devant.

El dolor no nos sigue : camina adelante.

 

---------------------------------------------------------------------------             107

 

***

Tu es venu à ce monde qui ne comprend rien sans mots, presque sans mots.

Has venido a este mundo que no entiende nada sin palabras, casa sin palabras.

 

---------------------------------------------------------------------------             111

 

***

L’arbre est seul, le nuage est seul. Tout est seul quand moi je suis seul.

El árbol está solo, la nube está sola. Todo está solo cuando yo estoy solo.

 

---------------------------------------------------------------------------             124

 

***

L’homme aveugle porte une étoile sur ses épaules.

El hombre ciego lleva una estrella sobre sus hombros.

 

---------------------------------------------------------------------------             233

 

 

 

■ SITES A CONSULTER :

 

Editions Erès

http://www.editions-eres.com/parutions/psychanalyse/poetpsy/p3193-voix-reunies.htm

 

Site officiel Antonio Porchia

http://www.antonioporchia.com.ar/

 

 

 

22/10/2012

Ernesto Sabato par Claudio Magris

 

ERNESTO SABATO

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 Ernesto Sabato Buenos Aires en 2005 par Eduardo Longoni.jpg

Ernesto Sabato

[à Buenos Aires, 2005]

par Eduardo Longoni

 

EXTRAIT

Ernesto Sabato et les deux écritures

(par Claudio Magris, Corriere della Sera, 2 avril 2000 et 17 avril 2002)

 

 


La grandeur créatrice et humaine de Sabato réside dans la rigueur avec laquelle il a respecté les deux vérités, la diurne et la nocturne, sans les confondre et sans faire de l’une un alibi pour déformer l’autre. De ce point de vue, il constitue une exception rare parmi les écrivains, qui sont parfois des margoulins. Souvent celui qui professe – avec une véritable honnêteté intellectuelle ou avec une rhétorique fausse – la vérité diurne et affirme des valeurs positives se fait le douanier vigilant de la moralité et barre la route aux vérités de la nuit parce qu’il a peur de les regarder ou en est incapable. Celui qui au contraire fait profession de fréquenter les ténèbres, le gouffre obscur où tout se confond, en profite souvent, même de jour, pour se soustraire à tout choix moral, pour imposer sa domination sur les autres, en s’attribuant un permis de transgression qui autorise toutes les bassesses, toutes les prétentions et toutes les arrogances. Sabato, lui, descend dans le noir, là où l’on découvre qu’il n’est pas très important de savoir combien font deux et deux et que parfois cela peut même faire cinq, mais quand il remonte à la surface il n’en profite pas pour tricher sur l’addition et ne pas payer ce qui est dû aux autres. Et quand il entre en lice, il ne le fait pas, comme tant de ses confrères, en se limitant à protester dans les manifestations ou dans les salons, à signer des pétitions ou à lancer des invectives, mais en mettant en jeu sa vie, son temps, son travail.

Il ne s’est pas contenté de signer des appels contre les bourreaux de la junte militaire argentine mais, en tant que Président de la Commission d’enquête sur les personnes disparues en Argentine pendant la dictature, il a travaillé concrètement, en sacrifiant son écriture, pour reconstituer l’existence, l’itinéraire et le sort de beaucoup de desaparecidos, pour savoir comment et où étaient morts Untel ou Untelle, avec le sentiment humain et poétique de l’individualité unique et non interchangeable de chacun de ces noms et de ces destins perdus. C’est ce respect, humble et intrépide à la fois, pour chacun qui constitue sa grandeur humaine, à des années-lumière de la risible suffisance narcissique fréquente chez tant d’écrivains, surtout parmi ceux de second ordre mais aussi chez quelques uns des plus doués.

 

 

 

 

 

                                                                                                    

 

 

 

■ Claudio Magris, Alphabets, Ed. Gallimard/L’Arpenteur, 2012

Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau

 

 

 

04/09/2012

Benjamin Moser - une biographie sur Clarisse Lispector

 

Benjamin Moser

Clarisse Lispector – Une biographie

« Pourquoi ce monde »

Editions des femmes/Antoinette Fouque, 2012

 

  

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Clarisse Lispector

 

 

 

 

***

 

 

Fruit d’années de recherche, la biographie de Clarice Lispector par Benjamin Moser est à la fois un témoignage et un roman. Avec ce portrait passionnant et sensible, l’auteur nous révèle, sans en altérer la part d’ombre, la troublante identité de celle qui pouvait dire « je suis si mystérieuse que je ne me comprends pas moi-même ».

La petite fille née en Ukraine inventait des histoires magiques pour sauver sa mère, condamnée par les violences subies lors d’une terrible guerre civile. Écrivaine reconnue, Clarice Lispector n’abandonne pas sa croyance dans la force magique du langage. Elle place au coeur de son oeuvre la question des noms et de la nomination,

proche en cela de la démarche des mystiques juifs. Elle ne cessa jamais de s’approprier les mots et d’en faire ressortir toute l’étrangeté jusqu’à devenir la

« princesse de la langue portugaise ».

Benjamin Moser s’attache à rendre chacune des expressions– femme, épouse, mère, écrivaine–d’une personnalité singulière tout en mettant en lumière le contexte historique et culturel, en Europe comme au Brésil, qui sous-tend cette destinée. Les nombreuses citations d’une oeuvre qui fut peut-être la

« plus grande autobiographie spirituelle du xxe siècle » nous invitent à lire ou relire, inlassablement, la prose unique de Clarice Lispector.

 

 

 

***

 

 

 

Benjamin Moser, écrivain, éditeur, critique et traducteur, est né à Houston (Texas) en 1976 et vit aux Pays-Bas. Il est diplômé des universités Brown (États-Unis) et d’Utrecht (Pays-Bas). Il découvre Clarice Lispector en étudiant le portugais.

Pourquoi ce monde – Une biographie de Clarice Lispector, son premier livre, salué par une critique unanime a été publié aux États-Unis (Oxford University Press), et au Royaume-Uni. Une traduction en allemand est en préparation.

Il est directeur éditorial pour les nouvelles traductions des oeuvres de Clarice Lispector à paraître chez New Directions, aux États-Unis, et chez Penguin Modern Classics, au Royaume-Uni. (Source : le site des Editions des femmes/Antoinette Fouque)

 

 

 

 

pourquoi ce monde.jpg

 des femmes/Antoinette Fouque

CLIQUER ICI

 

05/04/2012

Ruben Dario (1867-1916) - "Azul" José Corti, 2012

 

Rubén DARIO | Azul

Editions José Corti, 2012

traduit de l'espagnol (Nicaragua) par Jean-Luc Lacarrière
Collection Ibériques | éditions Corti

 

        

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AZUL (extrait)

 

 

 

**

 

La tigresse de Bengale
pelage zébré et lustré
est affable et joyeuse, tout en beauté.
D’un tertre aux pentes raide elle saute
vers un pré de carex et de bambous ; et c’est là
à la roche qui s’érige à l’entrée de son trou.
Puis elle lance un feulement rauque,
s’agite comme une diablesse
et de plaisir hérisse son pelage fou.

 

 

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■ José Corti Editions

ICI

 

02/04/2012

Roberto Bolano

Prochainement

■■■

 

dans

Les carnets d’eucharis n°33

PRINTEMPS 2012

 

 

 

ROBERTO BOLAñO

 ROBERTO BOLANO.jpg

Trois

Un petit roman lumpen

Les chiens romantiques

Christian Bourgois Editeur, 2012

 

 

trois.jpg un petit roman lumpen.jpg les chiens romantiques.jpg

         

Roberto Bolaño lâche ses chiens romantiques

 

| Par Patrice Beray |

 

 

 

 

(mise en ligne vers la mi-avril 2012)

28/02/2012

Poémier d'aujourd'hui, par Claude Darras

 Lectures de

Claude Darras

 

 

 

PoÉmier d’aujourd’hui

 Sans titre 1.jpg

Poètes singuliers d’une poésie plurielle :
de l’arc-en-ciel à la foudre

© Les carnets d’eucharis, 2012

 

 

 

 

Richard Skryzak

Brigitte Gyr

Fawzi Karim

Cristina Castello

 

 

 

Rien de plus difficile que de parler de poésie, d’échafauder ne serait-ce qu’une note critique qui rende compte d’un recueil ou d’une anthologie. Répèterai-je l’avertissement de Louis Aragon quand il prétend qu’« il faut être fou pour écrire sur la poésie » ? « La poésie se fait, elle ne s’explique pas, argumente-t-il en préface d’un texte intitulé Y en 1968. Celui qui parle de poésie est fou parce que la poésie commence où l’on passe dans l’incommunicable. » Non, à vrai dire, je ne renouvellerai pas la semonce aragonienne. Je préfère me réfugier dans le pari de Jean Cocteau qui incite à rendre communicable l’incommunicable de l’écriture poétique. Dans cette perspective audacieuse, j’ai choisi sur l’étal de mes lectures quatre de nos contemporains pour lesquels la poésie est un prisme qui, de la lumière terne des quotidiens, fait jaillir les sept couleurs, sources de nuances infinies et d’écritures plurielles.

 

L’arc-en-ciel de Richard Skryzak

Le phénomène météorologique lumineux est au cœur de la démarche du premier d’entre eux. Vidéaste, écrivain et professeur à l’École des beaux-arts de Dunkerque, Richard Skryzak (né en 1960 dans le Valenciennois) est un médium qui a apparié l’arc-en-ciel à un « bouclier poétique », troquant la brosse du peintre contre le caméscope du vidéaste. Voyant de la même tribu qu’Arthur Rimbaud, il sait depuis des lustres que le poète n’est pas seulement celui qui utilise les mots. Il est celui qui créé, au sens grec du verbe, avec des notes de musique, des couleurs, des volumes, des architectures, des images et des ondes… L’essai « Résonances d’un souvenir florentin » est loquace à décliner les nouvelles couleurs du spectre que l’auteur a ajoutées à sa lyre. Mais c’est sans doute ce livre-là qui restitue la pluridisciplinarité féconde du poète, tout à la fois pédagogue, militant, novateur et philosophe. L’écriture s’y déploie selon plusieurs registres où il est question de Guglielmo Marconi, l’inventeur de la TSF, du Jacques Tati de « Playtime » et de la révolution picturale d’un Caravage qui peint en rouge-sang. Ce poète-là est un médium, disais-je ; il est aussi un médiateur providentiel dont les actes publics, en Palestine, aux Pays-Bas ou au musée de l’Orangerie à Paris, prouvent que l’isolement des poètes et de leurs lecteurs n’est pas une fatalité et que la poésie n’est plus réservée à la délectation de quelques initiés.

 

Que serait ce monde sans la Beauté

                     du Voir ?

 

    Ce que je t’offre regardeur

c’est l’hospitalité de ma vision

Le ciel est mon seul

   lieu d’exposition

 

      Chaque œuvre une étoile

            chaque pensée un scintillement

chaque parcours une constellation

 

(Extrait de « La constellation du vidéastre », 2009, dans « Résonances d’un souvenir florentin »)

 

Brigitte Gyr, artiste en sertissage

Avocate devenue traductrice et auteure dramatique, Brigitte Gyr (née en 1945 à Genève) manie la langue française avec une savante exactitude. Artiste en sertissage, elle sait enchâsser l’enfance retenue dans les mailles du passé, l’émotion passagère, les variations de la lumière, les mélodies du vent ainsi que la nostalgie implacable qui fait monter les larmes. Elle possède une façon fulgurante d’approcher par éclats, ruptures, rejets et résidus de mots la mécanique des cinq sens, de tutoyer l’absolu et de fusionner choses et mots, cris et gestes, matière et lumière, dans un vertige rituel sans fin. Nul déguisement verbal chez elle : le langage est en constant déséquilibre, le poème s’esquisse et s’esquive sans cesse. Nous resterions sur notre soif si nous ne relisions pas ces textes dans leur double irrégularité métrique et narrative, poèmes que nous sommes parfois amenés à déchiffrer avec lenteur, comme nous dégusterions une tasse de thé brûlant.

 

l’interminable jeu de l’oie

de l’enfance

avant

retour à la case départ

l’approximative

roulette russe de l’enfance

on vit on meurt

cueillette des champignons

partie de colin maillard

au fond des bois

(Dans « Parler nu »)

 

Fawzi Karim : les couleurs de la palette et les soupirs de la partition

Né en 1945 à Bagdad, vivant à Londres depuis 1978, Fawzi Karim est traduit par son ami Saïd Faran, peintre et écrivain bagdadi. Ce poète et critique musical emprunte à l’alphabet et à la clef de sol pour dire sa colère, ses doutes et ses espérances. Aussi son texte, « Non, l’exil ne m’embarrasse pas », est-il une composition typographique semée de signes et de blancs qui sont tantôt les couleurs de la palette tantôt les soupirs de la partition. Il est de ceux que l’histoire et la folie des hommes ont meurtris et qui ont misé sur le langage, sur son pouvoir contestataire et salvateur. Loin de tout formalisme, l’écriture brève et nerveuse a la lisibilité immédiate d’un fait-divers ou d’un instantané photographique. Son témoignage séduit par sa simplicité (toute apparente) et cette sorte d’« arrêt sur image » qui révèle la souffrance de l’exil et les conditions du déracinement.

 

Qui sommes-nous, sinon la colère d’un aveugle

guidé par le fil du labyrinthe

Un dé jeté sur la face de la nuit

dont le roulement ne fait plus d’écho.

(Extrait de « Qu’as-tu choisi ? », dans « Non, l’exil ne m’embarrasse pas »)

 

Qu’il est long, mon séjour

où j’ai appris trente définitions du mot « exil ».

Je me suis affermi

sur un siège portant le nom de mes descendants à venir.

(Extrait de « Non, l’exil ne m’embarrasse pas ! », du recueil éponyme)

 

Le souffle de la foudre de Cristina Castello

Nul besoin de rappeler la place qu’occupent Paul Éluard, Jorge Luis Borges, Robert Desnos, Pablo Neruda, Victor Hugo et Miguel Hernández dans sa bibliothèque mentale. Poésie magnanime, charnelle, souffrante, Cristina Castello chante en une plainte inlassable la vérité de l’existence, mêlant tous les parfums, tous les cris, tous les rêves, toutes les caresses, toutes les visions, ceux de la femme célébrée et de la cendre abhorrée. Journaliste et pédagogue argentine (née en 1959 à Córdoba), elle ouvre le temps d’une épopée nouvelle, rien de moins, une épopée du verbe où l’authenticité du témoignage catalyse avec la sensualité de la diction. Sitôt lus, un verset, une strophe, un alinéa imposent d’en savoir plus sur cette femme qui, en France depuis 2001, partage aujourd’hui la vie du poète André Chenet. La rétrospective de son expérience professionnelle et poétique confirme l’exigence qu’elle a placée dans les mots avec l’impériosité que réclamait Antonin Artaud qu’ils ne soient pas détachés de la vie. Il en résulte une écriture de l’engagement total, éthique et politique, de la parole donnée comme acte d’insoumission à tous les compromis. Ses amis, des écrivains qui ont son verbe en partage (Bernard Noël et Jean-Pierre Faye) ont confié leur jubilation à écouter et à réécouter la « messagère de syllabes noires », selon la belle définition de son préfacier Antonio Gamoneda. Les voix mêlées, chœurs murmurant ou polyphoniques, le déchaînement de la phrase, les rythmes fous de la narration, l’inventivité du récitatif, restitués avec brio de la langue castillane au français par Pedro Vianna, toutes ces composantes attestent que la poésie demeurera toujours une affaire de souffle, sachant qu’ici il s’agit du souffle de la foudre.

 

Tourbillon

Le mot peut être une croix ou une fleur.

Qui sait un verrou ouvert sur la liberté

Un abécédaire d’ailes, un violon de Chagall.

 

Ou peut-être un condor agenouillé, un éden mendiant,

Des draps fossiles dans leur destin d’attente

Sans le parfum du plaisir de l’amour fécondé.

 

Ténèbres

Ils sont épuisés. Comme les pages

Des livres qui se referment.

Sans jamais Être une autre édition, la vie.

Les disparus d’Argentine,

Tulipes sans sépulture, démolis

Fantômes sans os, cri muet

Larmes qui sillonnent mes veines.

(Tirés de « Arès », Buenos Aires, 12 février 2007/19 mars 2007, dans « Orage/Tempestad »).

 

 

 

Résonances d’un souvenir florentin, par Richard Skryzak (éditions Elektron), 70 pages, 2010, 10 euros.

Parler nu suivi de On désosse le réel, par Brigitte Gyr (éditions Lanskine), 60 pages, 2011, 10 €.

Non, l’exil ne m’embarrasse pas, par Fawzi Karim (éditions Lanskine), 68 pages, 2011, 12 €. Préface de Paul de Brancion.

Orage/Tempestad, par Cristina Castello (éditions Books on Demand), édition bilingue, espagnol/français, 116 pages, 2009, 12 €.

 

 

 

© Claude Darras, Les carnets d’eucharis, 2012

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04/10/2010

Marcelle Auclair, « La vie de Sainte Thérèse d’Avila/La Dame errante de Dieu »

 

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© Huile sur toile : Sainte Thérèse d’Avila


 

 

On admirait que la religieuse de vingt-six ans ait gardé le charme de la jolie fille que le monde avait tant fêtée, et qu’elle ait, en plus « quelque chose de substantiel », acquis au cours des années d’isolement dû à sa maladie, fruit de ses copieuses lectures, de ses méditations et de ses épreuves. Sa solidité de jugement, son ouverture d’esprit, captivaient d’autant plus qu’en un temps où tant de belles dames se piquaient de grec et de latin, elle s’excusait en riant de n’être point savante. Ce don d’attirer et de retenir la suivit toute sa vie ; le licencié Don Antonio Aguiar qui la connut tardivement, à Burgos, dit qu’il passait auprès d’elle « toutes les heures du jour sans s’en apercevoir, et celles de la nuit dans l’espoir de la voir le lendemain ; car sa façon de parler était fort gracieuse – et le mot gracioso en espagnol ajoute une pointe de drôlerie à la grâce, - sa conversation  à la fois très douce et très grave, simple, sensée, et comme émanant de son cœur : tant elle brûlait de l’amour de Dieu ! Il rayonnait de ses paroles un feu si doux qu’il faisait fondre sans les brûler les cœurs de ceux qui l’approchaient ; car parmi ses dons, elle avait gratia sermonis et entraînait à sa suite, où elle le voulait, pour ce qu’elle voulait, ceux qui l’entendaient… On eût dit qu’elle tenait en main le timon qui retourne les cœurs… ». C’est ainsi que déjà à l’Incarnation rayonnait celle que ce même Aguiar appellera « l’aimant du monde ».

 

Marcelle Auclair, « La vie de Sainte Thérèse d’Avila/La Dame errante de Dieu », éd. Du Seuil, 1950, (p. 79)

22/08/2010

Julio Cortazar

 

  

Julio Cortázar

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CrÉpuscule d’automne
  
Collection Ibériques, 2010 - Traduit par Silvia Baron Supervielle
 

 EXTRAITS
 
Editions José Corti

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour lire de façon interrogative

(p.61)  

 


 

 

 

 

 

Tu as vu 

véritablement tu as vu 

la neige les astres les pas feutrés de la brise 

Tu as touché 

pour de vrai tu as touché 

l’assiette le pain le visage de cette femme que tu aimes tant 

Tu as vécu 

comme un coup sur le front 

l’instant le souffle bref la chute la fuite 

Tu as su 

par chaque pore de la peau su 

que tes yeux, tes mains, ton sexe ton cœur tendre 

il fallait les jeter 

il fallait les pleurer 

il fallait à nouveau les inventer.

 

 

 

 

 

 

 

Air du sud

 

(p.80)

 


 

 

 

(…)

 

 

 

Machine de la pampa, quel engrenage de chardons

contre la peau de la paupière, ô crochets de l’ail ivres, 

de chicorées âpres triturées.

La bande furtive coupe le vent en diagonale 

et le profil du moulin 

ouvre entre deux oublis de l’horizon 

un rire de pendu. Le peuplier gravit 

sa colonne dorée, mais le saule 

connaît mieux le pays, ses cinéraires vertes 

reviennent baiser en silence les bords de l’ombre.

 

 

 

(…)

 

 

 

 

 

 

 

Voyage infini

 

(p.132)

 


 

 

 

(…)

 

 

 

Oui, portulan, l’incendie de l’émeraude,

syrte et fanal d’une entreprise commune

lorsque la bouche navigante embrasse

la mare la plus profonde de ton dos,

 

 

 

suave cannibalisme qui dévore

sa proie en équilibre sur l’abîme, 

ô labyrinthe exact de soi-même 

où la terreur des délices réside,

 

 

 

                        eau pour ton voyageur qui a soif 

                        au bord du lit la lueur veilleuse

                        mène à tes cuisses sa gazelle fluide

                        et enfin la fleur frémit et se déprend.