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27/02/2014

Ernst Jünger (une lecture de Daniel Grenier)

 

UNE LECTURE DE DANIEL GRENIER

 

Ernst Jünger

 

 

    

 

© Ernst JüNGER « Carnets de guerre 1914-1918 »

ISBN : 978-2-267-02589-7 | 496 pages, 24€

 

« Carnets de guerre 1914 - 1918 »

Traduit de l'allemand par Julien Hervier

Christian Bourgois Editeur, 2014

 

 

 

© Ernst JüNGER « PREMIER ET SECOND JOURNAUX PARISIENS »

ISBN : 978-2-267-02608-5 | 784 pages, 12€

 

« Premier et second journaux parisiens 1941 - 1944 »

Traduit de l'allemand par Frédéric de Towarnicki et Henri Plard,

revu par Julien Hervier

Christian Bourgois Editeur, 2014

 

 


 

 

 

 

 

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 « Ernst Jünger – Grand de haut en bas. »

par Daniel Grenier

 

 

 

Bombardement d’obus et de cercueils. Le ciel, la terre et l’eau se mêlent au fond des tranchées où l’Homme inspire la poudre, le gaz, expire dans la gadoue… Déluge d’informations. Plexus solaires en miettes. Cervelles émulsifiées… Un guerrier chasse l’éphémère sous la mitraille. 

 

 

Avec Ernest Jünger. Géant des Lettres Allemandes mort à cent trois ans. Quatre ans au front lors de la der des der à faire BOUGER LES LIGNES avec ses tripes au prix du sang. Officier supérieur de l’État Major Allemand à Paris durant la suivante. En visite sur le front russe dans le Caucase… Jünger est Catholique. Pas Démocrate. Il écrira dans son Journal parisien, le 21 mai 1942 : « Il est certain que seules les natures qui savent sur quel principe de force se fonde l’univers, et qui viennentd’en haut, sont capables de faire face à l’effroyable soulèvement de la plèbe qui ravage le monde. » En permission chez lui près de Hanovre, avec sa femme Perpétua et leurs enfants : « Kirchhorst, le 10 novembre 1942 : Ma façon de participer à l’histoire contemporaine, telle que je l’observe en moi, est celle d’un homme qui se sait engagé malgré lui, moins dans une guerre mondiale que dans une guerre civile à l’échelle mondiale. » À Paris, le 29 mars 1942, jour de son anniversaire, il a alors quarante-neuf ans, le rouleau compresseur soviétique fonçant plein ouest : « Les démocraties s’uniformisent à l’échelle mondiale. Pour cette raison, il n’existe plus qu’une guerre des peuples. » Nous y sommes.

 

  La technocratie social-démocrate allemande flotte en apnée dans son liquide amniotique. Elle a l’œil poché, fermé sur le passé. Ernst Jünger serait un guerrier sanguinaire. De droite. Antisémite… Paris, 2 janvier 1944. Jünger cite Hölderlin : « La servilité gagne, et avec elle, la grossièreté. » Que dire du non-violent soft powerien, ce Villageois Global qui élimine cliquet souris la concurrence ? Ernst cultivant la haine du Juif au fond de son jardin et le classant dans son herbier ? Consultons son journal : « Paris, 17 janvier 1944 : Le soir, chez les Schnitzler, rue des Marronniers. J’ai rencontré (…) le lieutenant de vaisseau von Tirpitz, le fils de l’amiral. Ce dernier nous dit avoir trouvé, parmi les papiers de son père, datant de l’autre avant-guerre, une foule de lettres écrites par des Juifs anglais et allemands haut placés, et que dans toutes, l’éventualité d’un conflit entre les deux empires était considérée comme un grand malheur. Ce qui, même du point de vue du simple intérêt commercial, paraît plus plausible que les racontars de leurs adversaires. » L’année précédente il écrivait, à Paris le 27 août : « Au cours de ces décennies, le Germain a été saisi d’une étrange morbidezza (…) Dans cet état, l’homme germanique a besoin, lui aussi, d’un mentor juif, d’un Marx, d’un Freud ou d’un Bergson, qu’il vénère comme un enfant — quitte à commettre ensuite contre lui l’acte d’Oedipe. Il faut savoir si l’on veut comprendre ce symptôme caractéristique qu’est l’antisémitisme de salon. » Pendant que le rouleau compresseur américano freudien de l’industrie du bien-être sans verticalité prenait de la vitesse…

 

  Ernest Jünger chasse l’insecte. Il ausculte l’herbe folle et le calice du lis. Aime sa femme. A de nombreux amis. Fait des enfants. Cultive son jardin. Il participe à la révolution conservatrice de Weimar. Se tient à l’écart de la vie politique à la prise du pouvoir par les nazis. Écrit des milliers de pages. Lit la Bible. Cite Saint Jean : « Il faut que lui croisse et que je diminue (3.30). » dont le latin « Illum oportet crescere, me autem minui » dévoilerait mieux le sens.

 

  Traité de Versailles de 1918. Blocus économique. Trou noir capitaliste de 1929. Le crédit de l’Allemagne est épuisé sur les grands marchés financiers dès 1930. Fin du régime bourgeois de la République de Weimar en 1933. Hitler prend le pouvoir. L’étalon or du commerce international ruine le pays. Une nouvelle économie fondée sur l’étalon travail des producteurs s’impose en Allemagne. L’Assemblée nationale du Front populaire, de gauche, vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain… « Kirchhorst, 22 avril 1942 : Avec les enfants dans le marais. Le petit a appelé le triton, qu’il voyait pour la première fois, un lézard d’eau“, ce qui m’a fait plaisir plus que s’il l’avait appelé par son vrai nom : n’avait-il pas manifesté ce don de discernement qui est à la base de toute connaissance, aussi nécessaire que l’or à la base du papier-monnaie ? (…) Quelle solennité prennent les pas sur la tourbe humide, pénétrée de teintes rougeâtres ! On chemine sur des couches de pure substance vitale, plus précieuse que de l’or… » Puis : « Paris le 29 juin 1943 : (…) La grande pénurie des denrées et l’abondance des insectes ont provoqué un boom sur le marché des insectes desséchés ­— encore une conséquence singulière de notre situation économique. Pendant que meurent les branches maîtresses de l’arbre de l’économie, ses rameaux les plus éloignés se couvrent de fleurs. Sur toutes ces choses, j’aimerais avoir un entretien avec un expert en économie politique qui dépasserait les limites de sa science et aurait quelques idées sur la fiction de l’argent… »* Argent-fiction… Les « Travailleurs », ainsi appelle-t-il la classe qui advient, paieront la dette de guerre.

 

  Lire les Carnets de guerre 14-18 et les Journaux parisiens 41-44 sustente plus subtilement que du média sans reliure. Ils ouvrent au choc entre éternité de l’âme et nihilisme ambiant. À l’alchimie du ciel et de la tourbe mêlés. Au contexte historique et à l’amour du prochain. À Markens grøde (L’éveil de la Glèbe) du Norvégien Knut Hamsun en 1921, Die Geächteten (Les réprouvés) de l’Allemand Ernst von Salomon en 1930, Le travail et l’usure de l’Américain Ezra Pound en 1933, La bataille de l’or en 1933 et La révolution européenne en 1942 du Français Francis Delaisi.

 

  Jünger publie en 1939 Sur les falaises de marbre quand une souscription est lancée en France pour fleurir de rosiers la ligne Maginot… Pas de recherche formelle chez Jünger. Du sens. De la condition humaine — L’homme, l’animal, le végétal, le minéral concourant à la ronde des planètes. Son style ? Morale et justesse du ton. S’érigeant contre les exécutions d’otages : « Paris, 17 février 1942 : À propos de mauvais style. C’est dans les développements moraux qu’il est le plus visible, quand ces plumitifs de bas étage entreprennent de justifier des crimes tels que les exécutions d’otages. (…) C’est que précisément, le style se fonde, en dernière analyse, sur la justice. Seul, l’homme juste peut aussi savoir comment on doit peser le mot, la phrase. Pour cette raison, on ne verra jamais les meilleures plumes au service de la mauvaise cause. » Scrutant le secret féminin : « Paris, 2 octobre 1942 : Il y a dans toute vie un certain nombre de choses que l’homme ne confie pas, même à l’être le plus proche. Elles sont semblables à ces pierres que l’on trouve dans l’estomac des poules ; la sympathie n’aide pas à les faire digérer. (…) Des filles de la Terre, pour sûr. Elles cachent dans leur sein des sciences terribles et solitaires, comme celle de la paternité. Ce sont là, en pleine bourgeoisie, de véritables abîmes médéens. L’image de la femme, par exemple, qui voit son époux cajoler durant des années un enfant qui n’est pas de lui. »

 

  Octobre 1943. Cent vingt mille Juifs vivent dans le ghetto de Lotz. Ils y travaillent pour l’armement. Les déportés affluent sans relâche des pays occupés. Les exécutions en masse ébranlent les nerfs des bourreaux. Des fours crématoires sont construits pour faire passer les victimes de vie à trépas. Elles sont asphyxiées par les gaz d’échappement des camions qui les transportent. D’autres, placées nues sur une plaque de fer sont électrocutées… Bombardements. Massacres de part et d’autre.

Hitler gesticule. L’élite, dont Jünger fait partie, complote. L’attentat contre le Führer rate. Exécutions ciblées. Suicides. La troupe sauve sa peau en essayant d’atteindre le garde-manger.

 

  Des succursales sont montées à Chicago sur les ruines des villes. Le technicien remplace la morale par l’hygiène, la vérité par la propagande. Les liens spirituels sont des rapports techniques, la communion une communication. Le nom des familles, un pseudo. L’écu et le blason des maisons un logo amnésique. L’État athée n’a qu’une sorte de serments valables : les faux serments ! Le reste est sacrilège. Lucifer éblouit, le Diable divise et Satan broie… Mais le chaos est propice à la création. Jean : Il faut que lui croisse et que je diminue (3-30)… « Paris, 17 avril 1943 : Choix d’une profession. Je voudrais être pilote d’étoiles. » Destin, plutôt que choix, de chevalier blessé à cinq reprises durant la Grande guerre et dont la force vitale fait œuvre.

 

*

 

  Paris. Jünger rencontre le monde des arts et de la littérature : Picasso, Braque, Bonnard, Cocteau, Céline, Léautaud, Jouhandeau… Il lit l’apocalyptique Léon Bloy, qui avait fait mettre sur sa carte de visite : « Entrepreneur de démolitions ». Achète des livres. En reçoit. Lit. Écrit son journal. Un essai : Appel à la paix.

 

  Jünger notait dans ses Carnets de guerre : « 8/10/15. L’indifférence envers les morts est massive, à peine les infirmiers en ont-ils traîné un derrière le parapet suivant qu’on recommence à plaisanter et à rire. » … Un siècle a passé. Les morts se relèveraient-ils, tels des morts-vivants, pour rire des vivants ? Ernst Jünger nous conforte : « Paris, 31 décembre 1943 : De toutes les cathédrales, seule tient la voûte des deux mains jointes. En elle seule repose l’assurance. ».

 

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* C’est précisément ce à quoi travailla, dès 1917, Gottfried Feder, qui fut le créateur du Parti ouvrier allemand et qui lutta contre la servitude de l’intérêt du capital. Hitler lui tourna le dos en 1933 pour s’associer aux grands groupes industriels allemands.

 

 

                   Daniel Grenier

(Journal d’active  2014 – Nogent, 19 février)

©Les carnets d'eucharis

 

 

 

NOTICE BIO&BIBLIOGRAPHIQUE

Ernst Jünger est né en 1895 à Heidelberg. Héros de la Grande Guerre, il relate son expérience du front dans Orages d'acier, avant d'entreprendre des études de sciences naturelles et de philosophie, puis de se lancer dans le journalisme politique. Mais bien qu'incarnant un courant violemment nationaliste, il est hostile à Hitler et publie en 1939 Sur les falaises de marbre, roman allégorique dénonçant la barbarie nazie.
Tous ses journaux de guerre, de nombreux essais, dont Le Travailleur, et plusieurs romans ont paru chez Christian Bourgois. Très controversé en Allemagne pour son passé militariste, il connaît une vieillesse apaisée, vouée aux voyages et à l'écologie, et meurt en 1998 à 102 ans.

 

 

 

 

 

 

  

 

© Ernst JüNGER «Jardins et routes (journal 1939-1940) »

ISBN : 978-2-267-02605-4 | 304 pages, 8€

 

« Jardins et Routes (journal 1939 - 1940 »

Traduit de l'allemand par Maurice Betz, revue par Julien Hervier

Christian Bourgois Editeur, 2014

 

 

QUATRIEME DE COUVERTURE : Jardins et Routes succède à Feu et Sang. Le héros de la Grande Guerre achève de rédiger Sur les falaises de marbre, parabole sur le triomphe de la barbarie, puis il part pour la « drôle de guerre », où les deux adversaires se figent dans une étonnante immobilité. Lui-même ne s'illustrera qu'en sauvant un blessé. Dans sa hutte de roseaux, de l'autre côté du Rhin, il observe les lignes françaises par un hiver glacial et s'immerge dans les grands rythmes de la nature, en attendant le déclenchement de l'Apocalypse.

Ce sera l'offensive foudroyante de juin 1940 ; cheminant à marches forcées derrière les blindés victorieux, il n'en verra rien, sinon les images sinistres qui jalonnent la déroute française. Secourable aux prisonniers encore sous le choc, il s'interroge sur l'esprit du paysage et sur ceux qui lui ont donné forme, ces anciens vainqueurs qu'a balayés « l'étrange défaite ».

 

 

                            

 

Rayonnement – ce titre tient tout d’abord compte de l’impression produite sur l’écrivain par le monde et ses objets, le fin réseau de lumière et d’ombres que ce monde crée. Multiples sont les objets, souvent contradictoires, souvent même polarisés, comme « Est et Ouest » et comme d’autres grands thèmes de notre monde qui s’entrelacent dans notre être intérieur.

Il existe aussi des rayonnements clairs et obscurs. Totalement obscurs sont les vastes lieux d’épouvantes qui ont surgi dans ce monde depuis la fin de la Première Guerre mondiale, et qui prennent une extension sinistre. Ce sont eux qui jettent une ombre sur la plus petite de nos joies.

 

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Kirchhorst, 1er juin 1939.

 

Le vieux chêne abattu près de Groβhorst. Nous y allons par de chauds après-midi et nous y faisons notre chasse subtile. Les cérambycidés, de velours noir, avec des bandes d’hiéroglyphes de velours jaune. Dans leur ardeur à se couvrir, ils errent sur l’écorce chaude, titubant de fougue amoureuse et de soleil, s’attardent encore quelques instants après s’être séparés, comme éperdus, puis s’envolent rapidement. Ensuite le Phymatodes rouge, en feutre pourpre, que je n’avais rencontré jusqu’alors qu’une seule fois, en 1915, près de Saint-Léger, en France. En outre les buprestidés dont le Chrysobothris est le plus joli spécimen. Il déploie ses élytres, couleur d’airain, avec des creux dorés, sous lesquelles paraît la seconde paire d’ailes, semblables à des dessous de soie verte et brillante. Et beaucoup d’autres encore.

 

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***

 

Neufchâteau, 25 mai 1940.

 

Le matin, nous faisons route par Martelange. Là-bas le pont est détruit, ainsi que beaucoup de maisons, sans doute à la suite d’explosions de mines. Çà et là on revoit déjà les paysans travaillant dans leurs champs. Est-ce confiance, est-ce un instinct d’insecte, qui pousse l’homme en pleine destruction à se remettre infatigablement à l’œuvre ? Tout en notant cette pensée, je me réponds à moi-même non sans amusement : « Et toi, ne tiens-tu pas ton journal ? »

 

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© Ernst JüNGER «LA CABANE DANS LA VIGNE (journal 1945-1948) »

ISBN : 978-2-267-02611-5 | 512 pages, 10€

 

« La cabane dans la vigne (journal 1945 - 1948 »

Traduit de l'allemand par Henri Plard, révisé par Julien Hervier

Christian Bourgois Editeur, 2014

 

QUATRIEME DE COUVERTURE : Renvoyé dans ses foyers avant la fin de la guerre, Jünger assiste à l'agonie du Troisième Reich dans un vieux presbytère bondé de réfugiés, fuyant les bombardements et l'arrivée des Russes. Les villes allemandes flambent dans le feu du phosphore et quelques fanatiques voudraient voir le monde disparaître avec eux. Jünger ordonne de cesser toute résistance à l'arrivée des premiers chars américains ; ému, à l'exemple du prophète Isaïe, par l'image de la « Cabane dans la vigne » cernée par les ennemis victorieux, il tente de puiser dans les limites de son univers familier la force de surmonter l'épreuve.

La vie reprend petit à petit : il y a le bois à casser pour l'hiver, le jardin à cultiver, les survivants à revoir. Refusant de désespérer devant l'ampleur du désastre, Jünger espère que notre monde, parvenu au point zéro du nihilisme, saura le dépasser et connaîtra une nouvelle naissance.

 

 

                            

SITES À CONSULTER

& autres ouvrages sur Ernst Jünger

 

LES DOSSIERS H

(Ernst Jünger)

Sur le site : L’âge d’homme Editions

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ERNST JÜNGER

(Biographie de Julien Hervier)

Sur le site : Editions Fayard

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