05/11/2014
Nikos Lyberis
NIKOS LYBERIS
Après le son
La traduction de son dernier ouvrage paru en grec, en août 2014, d'où sont issus ces quelques poèmes a été faite par Brigitte Gyr en collaboration avec Nikos Lyberis, leur auteur.
Nikos Lyberis | © Vue sur le Canal Grande, en face du Palazzo Moncenigo (à Venise)
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12 - Pétales de soleil
Valse enfantine pour piano désaccordé
et fragments de voix
le crépuscule s'enfonce dans la pierre
Narration conique minée
pour tête sans corps
Face aux causalités les anciennes et les nouvelles
à chaque instant il invente son destin
pour ouvrir des fentes dans les murs de l'horizon
pour purifier le sang empoisonné
Dans le paysage du son éclosent les fleurs
sons sans début ni fin comme un souvenir
clarinette timbre mat dans l'eau
entière à moitié ou juste un bout
il a lâché les notes pour accéder à la musique
dialogue sans paroles superbe
Sons inédits d'un corps compressé
qui se confie au vent comme en fraude
tantôt murmurent tantôt crient en secret
formes connues insuffisantes
mais la géométrie mobile fonctionne
formes mouvantes à l'infini
l'espace résonne des jours et des jours après que se sont tus les
[instruments
et l'esprit ingénieux demeure sans voix
Innombrables les faces de l’immuable beauté
Silence empli de sons
Il déploie le pont sur l'abîme
pour la fille qui passe en larmes
et dont le temps s'est figé
………………………………………………………………………
13 - Eclipse
Nuit archaïque qui abrite la musique
le regard se faufile dans l'espace inassouvi
aux confins usés
entre les ombres de ceux qui sont partis
Les murs se retirent d'autres murs arrivent
pour laisser passer
la Reine de Thulé
dans sa main la bible aux pages blanches
Entre-deux saigné par des cordes hérissées de pics
une cinquième guerre totale
La spirale du corps amollit les barreaux de la cage
neuf métaux fondus plus une météorite
la cage désormais voile
Elle traverse l'accord répété
les éclats de voix
pour que la mémoire s'éteigne peu à peu
qu'elle accueille les gestes spontanés
éboulements sous-marins
connaissance inaccessible à la pensée
négation de la négation
D'une bouche à l'autre
une même histoire se poursuit
malgré les bavardages silence intact
parce que la vérité et son objet sont une et même chose
Déchiffrer l'étoile de chacun
pour échapper à la dérive peut-être
et par un chemin sans malice remonter le courant
………………………………………………………………………
19 - Concert pour un corps
Dans le quartier sans saisons
elle tient une fenêtre ouverte dans ses mains
entre le flûtiste et l'amiral Perse
en duel avec son ombre
Un geste mille interrogations
Elle a enlevé le masque de sous son visage
la danse lovée dans le corps
remplit l'espace entre les mots
contrepoint multiple
Habillée aux couleurs de la tempête
elle prononce les mots à l'envers
pour ne pas trahir la joie
indifférente aux prétendants
des messieurs naufragés en haut de forme
qui revendiquent le trône d'Egypte
en dansant avec des mannequins chèrement vêtus
elle répond à la question qu'on lui pose
cinq murs plus loin
Elle a brodé l'habit de la nuit
pour que les oiseaux migrateurs s'y posent
elle enferme le temps dans une malle pour libérer de l'espace
Dans les brisures de son rire poussent des fleurs
Vague qui traverse le large
sans rencontrer de bateau
………………………………………………………………………
21 - Froissement de tilleul sauvage
Dans le vent de sable qui le suit partout
il coupe du bois pour sa croix
Le soleil dépeçait le mur
quand un coup de feu venant d'une autre histoire
dispersa les toiles d'araignée instantanément et
révéla le grand secret
à lui seul
la cloche de l'alarme devenue rituelle
adoucit les pierres dans l'air dur
cercles concentriques à l'horizon impromptu
Dans la fosse défilent des images
lambeaux d'essais
débris de temps
Au sommet du jet d'eau le récitant avec
dans ses mains une tragédie antique
murmure quelque chose sur les instants extrêmes
les circonstances qui ne connaissent pas leur force
Soudain la pluie et les rêves d'acier
du train s'incorporent au spectacle
Un vieil émetteur résonne
………………………………………………………………………
22 - La lisière du feu
Dans les labyrinthes de l'air
des voix s'aventurent
tentent une rencontre
afin que se consument les obstacles
Enfermée en un point la force totale
rend possible l'impossible
Murs aux cinq bouts de l'espace
directions inversées
le sang du temps goutte dans le verre
écho d'un orage venant d'une autre planète
des carapaces de tortue annoncent
l'effondrement de l'empire
sans contraintes la terre
retrouvera sa face divine
Il froisse une page de cinq hectares
les peurs rentrées en fraude
à l'extrémité du silence
Des mots déformés trois cinquièmes et septièmes
neuvièmes et onzièmes assouplissent l'air
témoignage préhistorique dont le corps se souvient
hiéroglyphes oubliés
d'avant les mots
………………………………………………………………………
31 - Cantate pour une fleur
Cri qui perça le tout de bout en bout
l'indicible douleur de la gitane
voix qui contient l'alpha et l'omega et le reste
va et vient continu depuis le grand silence du début
La lumière diffuse s'est figée en goutte
graine d'inaudible
musiques danses peintures récits
résonance condensée du premier pouls
avant de s'incarner
de se déployer dans les bras de l'immensité
puissance de tout ce qui a été dit et pas dit
Le pouls du monde vibration qui
déborde de chaque point du corps
pour que tu puisses l'entendre
la pensée alors n'a plus de lieu où se tenir
Frisson amoureux à la naissance du monde
phonème au diapason de l'espace
joie intense originelle qui annule les discordances
et les murs se retirent loin
L’enthousiasme du tout fait l'un
tourbillon qui engloutit le temps
laisse les scories en surface
Et les montagnes redeviennent montagnes
et les rivières redeviennent rivières
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Nikos LYBERIS est né en Grèce, à Pyrgos d’Élide, en 1953. Il a publié cinq collections poétiques en grec, dans des éditions d'art (une par "Stigmi", en 2002 et quatre par "Diatton", 2002, 2006, 2012, 2014).
(Après des études de géologie à Athènes, il s’installe à Paris en 1975. Il a voyagé beaucoup en mer sous la mer et à terre surtout dans les déserts, notamment dans les régions polaires (Spitsberg et Nord Groenland), l’Égypte et l’Asie Centrale. Il pratique les arts martiaux, disciple de Maître Noro Masamichi.)
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18/07/2011
YANNIS RITSOS
Yannis RITSOS
Poète grec
(1909-1990)
■ LIEN : Ypsilon éditeur
Il est né en Grèce, à Monemvasia, le 1er mai 1909 et mort le 11 novembre 1990 à Athènes.
Cadet d’une famille de grands propriétaires terriens, sa vie est marquée par la mort de la mère et du frère aîné, la folie de la sœur et du père qui provoquera leur ruine économique, et la maladie personnelle qui lui vaudra de fréquents séjours en sanatorium. Il adhère au Parti Communiste Grec à la fin des années 1920.
De 1948 à 1952, époque de guerre civile, Ritsos est déporté pour ses convictions politiques dans les îles de Limnos, Makronissos et Aï-Stratis, en même temps que toute une génération qui y fut emprisonnée, battue, torturée, exécutée. Mais il écrit toujours, tant bien que mal, secrètement, des poèmes tels que ceux du Journal de déportation, de 1948 à 1950, interrompu en 1949 par l’écriture de Temps pierreux. Les poèmes sont enfermés dans des bouteilles et enfouis dans la terre.
En avril 1967, c’est le coup d’État des Colonels. Ses amis conseillent à Ritsos, de retour d’un voyage à Cuba, de se cacher mais il ne quitte pas sa maison d’Athènes. Il est arrêté le matin même et envoyé à la fin du mois sur l’île de Yaros, un grand rocher sans arbre et sans eau, infesté de rats. Il sera ensuite transféré sur l’île de Léros puis placé en résidence surveillée à Samos. Pendant tout ce temps, il continue d’écrire plusieurs séries de poèmes, toujours en cachette, regroupés sous le titre Pierres Répétitions Grilles. (Ypsilon éditeur)
PIERRES REPETITIONS GRILLES (extrait)
http://ypsilonediteur.com/fiche.php?id=81
ÉPILOGUE
La vie, – une blessure à l’inexistence.
Yaros, 27.07.68
NUIT
Grand eucalyptus sous une large lune.
Une étoile tremble dans l’eau.
Ciel blanchâtre, argenté.
Pierres, pierres écorchées jusqu’en haut.
On entendit tout près dans les eaux basses
le deuxième, le troisième saut d’un poisson.
Extatique, vaste orphelinage – liberté.
Léros, 21.10.68
Camp de déportés politiques de Parthéni, île de Léros.
Yannis Ritsos
Pierres Répétitions Grilles
Editions Ypsilon, 2009
Traduit du grec par Pascal Neveu
Préface de Bernard Nöel
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Temps pierreux
Makronissiotiques (extrait)
RECONNAISSANCE
Un soleil de pierre a voyagé à nos côtés
brûlant l’air et les ronces de la solitude.
L’après-midi, il s’est tenu à la lisière de la mer
comme un globe jaune sur une vaste forêt de mémoire.
Nous n’avions pas de temps pour ces choses-là – malgré tout,
nous jetions un œil de ci de là – et sur nos couvertures
entre les taches d’huile, la poussière et les noyaux d’olives,
restaient quelques épines de pin, quelques feuilles de saule.
Ces choses-là aussi avaient leur poids – rien d’important
l’ombre d’une fourche dans un enclos, lente au crépuscule,
le passage d’un cheval à minuit,
un reflet rosé qui meurt dans l’eau
laissant derrière lui le silence plus seul encore,
les feuilles mortes de la lune parmi les roseaux et les canards sauvages.
Nous n’avons pas de temps – nous n’en avons pas,
quand les portes sont comme des bras croisés
quand la route est comme celui qui dit « Je ne sais rien ».
Pourtant, nous le savions, nous, que plus loin, au grand croisement
il y a une ville et ses lumières colorées,
des hommes se saluent là-bas d’un seul mouvement du front –
nous les reconnaissons à la position des mains,
à la façon dont ils coupent le pain,
à leur ombre sur la table du dîner,
à l’heure où s’endorment toutes les voix dans leurs yeux
et qu’une étoile unique les signe sur l’oreiller.
Nous les reconnaissons à la ride du combat entre les sourcils
et plus que tout – le soir, quand le ciel grandit au-dessus d’eux –
nous les reconnaissons à ce geste mesuré du partisan
lorsqu’ils jettent leur cœur comme un tract illégal
sous la porte close du monde.
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Yannis RITSOS : "Poème, n'abandonne pas mon corps aux loups"
Yannis RITSOS
Sur une corde
(poèmes traduits du grec
et présentés par Dominique Grandmont)
Solin Editions, 1989
331
Son de tambours, voix lointaines, fumées. Et les statues dans les couloirs des hôpitaux.
332
Dans cette transparence infinie se balance une tenaille de fer.
333
Voyelles et consonnes, leurs voix sonnent, tombent d’accord et se taisent dans une profonde impartialité.
334
Et maintenant qu’on lui a retiré le bâillon, comment va-t-il faire pour parler ?
335
Toi, Grèce, qui me crucifies mon pain et mes papiers.
336
Sache-le, - ces mélodies sur une corde, ce sont mes clés. Prends-les.
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15/04/2010
Yannis Ritsos
LE HEURTOIR
Au sein des feuillages profonds
des fruits encore des fruits
rouges jaunes des oiseaux
endormis. Et toi
lointain à jeun
derrière tant de couleurs
tu tentes de discerner
le blanc de l’eau secrète
de la statue
de la racine.
Athènes, 16.4.76
-------------------------------
La lumière le serre aux tempes
il a mal à la tête
il est beau
a pour amante une statue
observe dans le fleuve son image
à travers cette image il voit tout au fond
le spectre la lyre le clairon
la boucle de sa ceinture
celle qui fut perdue jadis
le laissant nu.
Athènes, 22.4.76
-------------------------------
Tu ne sais plus rien
tu as oublié
c’est peut-être pourquoi
tu montes plus profondément.
La poésie elle-même
te ferme à présent les yeux –
tu les tiens obligeamment fermés.
Sa main sur ton front
sur tes paupières
descend jusqu’à tes lèvres
tu embrasses la paume
« heurtoir » dis-tu
« chaise » dis-tu –
la poésie.
Athènes, 24.4.76
-------------------------------
Une goutte d’eau sur la feuille de papier
un peu de couleur jaune
la goutte s’étendit sécha
un soleil
à droite en haut de la feuille
c’est très réussi.
Je ne suis nullement fâché contre toi.
Athènes, 28.4.76
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25/08/2009
Odysseus Elytis
A rebours
Courage : le ciel c’est ça
Et ses oiseaux nous
tous dont aucun ne se ressemble
Naufragée au fond de nous
Mer céréale avec terroirs et vastes bouveries
Seul au dehors subsiste l’hélianthe
Mais quel est celui-là qui marche en plein soleil
Noir et d’autant plus que forcit la lumière ?
Courage : l’homme c’est ça
L’Atroce qu’on eût appelé
pour un peu l’Albatros
Pures plaines de juin vents nomades
Brunes terres frayées que nous avons gravies
Altérés d’une infime étincelle de mont Thabor
Mais qu’est ceci qui tout bas vagabonde et frétille
Comme frisson qui nous viendrait d’un autre monde ?
Courage : la mort c’est ça
Dans le coquelicot épanoui
et dans la fine fine camomille.
Odysseus Elytis - L’arbre lucide et la quatorzième beauté, 1971
Editions Gallimard/Poésie, 1996, pour les traductions françaises
18:09 Publié dans GRECE, Odysseus Elytis | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer | | Facebook
03/04/2009
Visages de Séféris (extrait)
La vie est la perpétuelle résurgence des sources – ce qui redonne ce qui a toujours été là.
G. Picon
Visages de Séféris
Gaëtan Picon
Doré comme les pierres de son pays, comme ces rocs depuis toujours brûlés, imprégnés par les sucs, les sels, le rayonnement de l’espace, raviné comme la sécheresse de la terre ocre, craquelée, le visage est celui d’un homme qui s’expose au soleil. Cette démarche lourde, lente, qui fait sonner la route, qui a prise sur les pierres (et je le vois qui se baisse, soupèse l’une d’elles qu’il a ramassée), elle est celle d’un voyageur toujours en chemin, épiant un écho qui n’est pas celui de ses pas, mais la voix d’une chose qu’il va, la découvrant, contraindre à la parole.
(…)
Il s’est exposé au soleil, il s’est exposé à la vie, et sa poésie – d’une langue si simple, proche du langage de tous les jours, de l’oraison du matin et du soir, mais toujours consacrée par la solennité poétique – bien loin d’être celle d’une autre vie, d’un autre monde – est, d’un bout à l’autre, comme celle de Baudelaire, le chant qui sourd de ces heures où l’existence d’un homme, d’un individu particulier, hic et nunc, a pris conscience de sa gravité. Journal de bord, dit-il, comme Ungaretti a dit : Vie d’un homme.
(…)
Mais ce soleil, cette vie à quoi il s’expose, il attend que de leur brûlure et de leur saturation vienne l’exsudation du poème. Voici qu’il les ramène dans ses filets, dans l’ombre de sa bibliothèque d’Athènes, entourée par les flammes du jour – au fond de ce silence, de cette réserve, de cette absence, que l’on devine en lui comme le vide par lequel la plénitude de sa présence est invisiblement tenue. Du soleil à l’ombre, de la communication à la solitude, de l’exil au retour, de l’errance aux racines natales : c’est le rythme d’une vie et d’une poésie.
Hai - Kai
Extrait
Ce corps qui souhaitait fleurir comme une branche,
Porter ses fruits, devenir flûte dans le gel,
L'imagination l'a enfoui dans un essaim bruyant
Pour que passe, et l'éprouve, le temps musicien.
Sur un soleil d'hiver
Extraits
F
Un vent bref, et un autre, bourrasque
Lorsque tu laisses le livre
Et déchires les liasses vaines du passé
Ou te penches
Pour suivre du regard, dans la prairie,
L'ombrageux galop des Centaures
Et les Amazones vernales, suantes
Dans tous les sillons de leur corps;
Qui s'affrontent au saut et à la lutte.
Bourrasque de résurrection, à l'aube,
Quand tu as cru au lever du soleil.
G
Guérison de la flamme, la flamme seule :
Non par le goutte-à-goutte de l'instant
Mais par l'éclair, soudain,
Du désir qui rejoint l'autre désir
- Et chevillés ils restent
L'un à l'autre, et le rythme
D'une musique, au centre
A jamais, la statue
Que rien ne bougera.
Dérive, non, de la durée, ce souffle :
Mais foudre, qui tient la barre.
(Traduction de Yves Bonnefoy)
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29/06/2008
Elle l'appelait Jim
Stratis le marin décrit un homme
(Extrait)
HOMME
(…)
On nous disait, vous vaincrez quand vous vous soumettrez.
Nous nous sommes soumis et nous avons trouvé la cendre.
On nous disait, vous vaincrez quand vous aurez aimé.
Nous avons aimé et nous avons trouvé la cendre.
On nous disait, vous vaincrez quand vous aurez abandonné votre vie.
Nous avons abandonné notre vie et nous avons trouvé la cendre.
Nous avons trouvé la cendre. Il ne nous reste plus qu’à retrouver notre vie maintenant que nous n’avons plus rien.
J’imagine que celui qui retrouvera la vie, malgré tant de papiers, de luttes, de sentiments, d’enseignements, sera quelqu’un comme vous et moi, avec une mémoire juste un peu plus tenace. Pour nous, c’est difficile, nous nous souvenons encore de ce que nous avons donné. Lui, ne se rappellera que ce qu’il aura gagné par chacun de ses dons. Que peut se rappeler une flamme ? Si elle se rappelle un peu moins qu’il ne faut, elle s’éteint. Si elle pouvait nous enseigner, tant qu’elle brûle, à nous souvenir avec justesse !
(…)
Une fois – je travaillais encore sur les bateaux – je me suis trouvé un midi de juillet tout seul sur une île, infirme sous le soleil. La brise légère de la mer faisait naître en moi de tendres pensées quand vinrent s’asseoir un peu plus loin, une jeune femme à la robe transparente qui laissait deviner son corps de biche, mince et ferme, et un homme silencieux qui la regardait dans les yeux, à quelque distance. Ils parlaient une langue que je ne comprenais pas. Elle l’appelait Jim. Mais leurs paroles étaient sans poids et leurs regards, immobiles et confondus, laissaient leurs yeux aveugles. Je pense toujours à eux : ils sont les seuls êtres rencontrés dans ma vie à n’avoir pas cette expression rapace ou traquée qu’ont tous les autres. Cette expression qui les range dans la foule des loups ou dans celle des agneaux. Je les revis le même jour dans une de ces petites chapelles des îles qu’on découvre toujours au hasard pour les perdre dès qu’on en sort. Ils se tenaient à la même distance puis ils se rapprochèrent et s’embrassèrent. La femme devint une image incertaine et s’effaça tant elle était petite… Savaient-ils qu’ils étaient délivrés des filets du monde ?
Il est temps que je parte. Je connais un pin qui se penche sur la mer. A midi, il offre au corps fatigué une ombre mesurée comme notre vie, et le soir, à travers ses aiguilles, le vent entonne un chant étrange comme des âmes qui auraient aboli la mort à l’instant de redevenir peau et lèvres. Une fois, j’ai veillé toute la nuit sous cet arbre. A l’aube, j’étais neuf comme si je venais d’être taillé dans la carrière.
Si seulement l’on pouvait vivre ainsi ! Peu importe.
Londres, 5 juin 1932.
Georges Séféris
08:12 Publié dans Georges Séféris | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer | | Facebook
12/06/2008
Epiphania
Géorges Séféris
Poème de Georges Seferis écrit en 1937 et publié dans le recueil collectif de son oeuvre sous le titre EPIPHANIE 1937, dans Cahier d'études.
La mer en fleurs et les montagnes au décroît de la lune ;
La grande pierre près des figuiers de Barbarie et des asphodèles;
La cruche qui ne voulait pas tarir a la fin du jour ;
Et le lit clos près des cyprès et tes cheveux
D'or : les étoiles du Cygne et cette étoile, Aldebaran.
J'ai maintenu ma vie, j'ai maintenu ma vie en voyageant
Parmi les arbres jaunes, selon les pentes de la pluie
Sur des versants silencieux, surchargés de feuilles de hêtre.
Pas un seul feu sur les sommets. Le soir tombe.
J'ai maintenu ma vie. Dans ta main gauche, une ligne ;
Une rayure sur ton genou; peut-être subsistent-elles encore
Sur le sable de l'été passé, peut-être subsistent-elles encore
Là où souffle le vent du Nord tandis qu'autour du lac gelé
J'écoute la voix étrangère.
Les visages que j'aperçois ne me questionnent pas ni la femme
Qui marche, penchée, allaitant son enfant.
Je gravis les montagnes. Vallées enténébrées. La plaine
Enneigée, jusqu'à l'horizon la plaine enneigée. Ils ne questionnent pas
Le temps prisonnier dans les chapelles silencieuses
Ni les mains qui se tendent pour réclamer, ni les chemins.
J'ai maintenu ma vie, en chuchotant dans l'infini silence.
Je ne sais plus parler ni penser. Murmures
Comme le souffle du cyprès, cette nuit-là
Comme la voix humaine de la mer, la nuit, sur les galets,
Comme le souvenir de ta voix disant : « Bonheur ».
Je ferme les yeux, cherchant le lieu secret où les eaux
Se croisent sous la glace, le sourire de la mer et les puits condamnés
A tâtons dans mes propres veines, ces veines qui m'échappent
Là où s'achèvent les nénuphars et cet homme
Qui marche en aveugle sur la neige du silence.
J'ai maintenu ma vie, avec lui, cherchant l'eau qui te frôle,
Lourdes gouttes sur les feuilles vertes, sur ton visage
Dans le jardin désert, gouttes dans le bassin
Stagnant, frappant un cygne mort à l'aile immaculée
Arbres vivants et ton regard arrêté.
Cette route ne finit pas, elle n'a pas de relais, alors que tu cherches
Le souvenir de tes années d'enfance, de ceux qui sont partis,
De ceux qui ont sombré dans le sommeil, dans les tombeaux marins,
Alors que tu veux voir les corps de ceux que tu aimas
S'incliner sous les branches sèches des platanes, là même
Où s'arrêta un rayon de soleil, à vif,
Où un chien sursauta et où ton coeur frémit,
Cette route n'a pas de relais. J'ai maintenu ma vie. La neige
Et l'eau gelée dans les empreintes des chevaux.
00:37 Publié dans Georges Séféris | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer | | Facebook