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22/02/2015

Les Carnets d'Eucharis N°44 - Hiver 2015

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Poésie | Littérature Photographie | Arts plastiques 

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 [« SUR LE CHEMIN DE L’HOMÈDE »]

© Nathalie Riera, 2014 | Photographie numérique

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PHOTOGRAPHIE

SAUL LEITER

Florence HenriAutoportrait au miroir

 

AUPASDULAVOIR

BRIGITTE GYR[Incertitude de la note juste – Lanskine]

JACQUES MOULIN[Portique – L’Atelier Contemporain]

Estelle Fenzy[Eldorado Lampedusa – La Part Commune]

ARMELLE LECLERCQ[Les Équinoxiales – Le corridor bleu, 2014]

Martine CROS  [Les jardins furtifs]

 

ZBIGNIEW HERBERT

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GREGORY CORSOTortue géante / Giant turtle

 

 

DES TRADUCTIONS

PEDRO ROSA BALDA[QUELQUES POÈMES DE : Uves como cuervos

 traduits par Rémy Durand & l’auteur]

Jane Hirshfield [QUELQUES POÈMES DE : SUCRÉ, SALÉ GIVEN SUGAR, GIVEN SALT

traduits par Delia Morris & Geneviève Liautard]

 

 

 [Clairvision]

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Mael Guesdon - Pierre Bonnard - Djuna Barnes - Nicolas de Stael
DES LECTURES/DES PORTRAITS

 [Christa Wolf : Une œuvre à cœur ouvert]par Nathalie Riera

 [Jean-Richard Bloch & Jean Paulhan, Correspondance 1920-1946]par Tristan Hordé

 

 

[NOUVELLESPARUTIONS]

JOSÉ CORTI l’ATELIER CONTEMPORAIN  Ypsilon– LE BRUIT DU TEMPS


      

 

Au format livre numérique/CALAMEO

http://fr.calameo.com/account/book

 

 

 

21/02/2015

« CHRISTA WOLF : UNE ŒUVRE À CŒUR OUVERT » par Nathalie Riera

Hommage àCHRISTA WOLF

(1929-2011)

 

 

 

   

 

Christa Wolf

 

 

 

 REVUE EUROPE – avril 2011 – N° 984

http://www.europe-revue.net/

CHRISTIAN BOURGOIS EDITEUR

http://www.christianbourgois-editeur.com/

TERRES DE FEMMES

http://terresdefemmes.blogs.com/

 

 

  « (…) lorsqu’il y a bien des années, j’écrivais Trame d’enfance, un livre de souvenirs sur mon enfance, et qu’au cours du travail préparatoire et en rassemblant de la documentation, je pus me rendre compte du caractère douteux des souvenirs sur lesquels je devais pourtant m’appuyer, j’ai accompagné l’écriture du livre d’une réflexion sur la mémoire, relativisant ainsi l’affirmation : C’est ainsi que cela s’est passé, et pas autrement. Et Günter Grass, dans son livre autobiographique récemment paru, Pelures d’oignon, a avoué et désigné des lacunes dans le souvenir, et notamment à des moments importants, présentant par ailleurs un curieux matériau que sa mémoire a gardé pour des raisons inexplicables. L’écriture autobiographique doit être, à notre époque en tous cas, une recherche sur soi, c’est-à-dire une plongée dans les abysses de notre propre mémoire, faisant l’expérience de la douleur et de la honte, en remettant sans cesse en question l’authenticité des trouvailles extraites des éclaircies de la conscience. Même si la neurobiologie a trouvé la région du cerveau où loge la mémoire autobiographique, elle ne peut pas dire selon quelles lois psychologiques elle travaille. (…) Nos points aveugles, j’en suis convaincue, sont directement responsables des points de désolation sur notre planète. Auschwitz. L’archipel du Goulag. Coventry et Dresde. Tchernobyl. Le mur entre la RDA et la République fédérale. La déforestation au Vietnam. Les tours détruites du World Trade Center à New York. » – «  Réflexions sur le point aveugle », in « Lire, écrire, vivre » Christa Wolf, Christian Bourgois Editeur, 2015.

 

 

 « CHRISTA WOLF : UNE ŒUVRE À CŒUR OUVERT »

   Par Nathalie Riera

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 « Que le rayon laser des pensées puisse percer rétrospectivement et prospectivement les strates du temps me semble un miracle. Raconter fait partie de ce miracle, parce que sinon, sans le don salutaire de raconter, nous n’aurions pas survécu, ni pu survivre. »

Christa Wolf, Ville des Anges.

 

 

 

 

Écrivain de l’« authenticité subjective », Christa Wolf s’est toujours interrogée sur les racines du besoin d’écrire, et par là-même sur son propre engagement en tant qu’écrivain, engagement vécu alors comme une revendication face au mortier du national-socialisme qui va pétrifier le peuple allemand et conduire C.W., après avoir été elle-même, alors enfant, séduite par les idées propagées par les nazis, à réagir  aussitôt face à la monstruosité politique du Troisième Reich. En 1949, dans la division de l’Allemagne, elle adhère au Parti de l’unité socialiste (S.E.D.), mais c’était alors troquer une idéologie contre une autre, reconnaîtra l’écrivain.

« Christa Wolf n’a certes pas été confrontée à la violence des armes, mais à une autre violence, celle d’un système qui s’était voulu porteur d’utopie et d’espoir et était devenu normatif et répressif. » ([1])

La vie littéraire de Christa Wolf s’étendra sur plusieurs décennies, entre succès et vicissitudes, entre enthousiasme et désillusion, et alors que l’espérance peut à tout moment briser sa dernière amarre, Christa Wolf, en dépit des retournements et des bouleversements, des accusations et controverses dont elle fera l’objet, ne cédera pas à la tentation du désespoir. Seule une transformation lente, mais non sans douleur, sera souhaitable, espérée même, et en passera forcément par l’écriture. Il faudra s’en tenir plus que jamais à l’écriture et plus exactement à « la tentative épuisante, douloureuse de concilier des choses inconciliables », et à partir de quoi va naître en l’écrivain : « l’engagement comme processus contradictoire ; c’est ainsi, de l’accord ou de la friction, de l’espoir ou du conflit, que sont nés les livres que j’ai écrits jusqu’à présent. » ([2]) Mais chez Christa Wolf tout va prendre beaucoup de temps. Beaucoup de temps avant de pouvoir dire, avant de pouvoir avouer, avant de pouvoir cerner, comprendre, ou simplement tenter de répondre. Dans son récit Ce qui reste, publié au début des années 1990 et dont les premières versions de ce texte ont été rédigées antérieurement à 1982-1983, précise l’auteur, récit controversé suite à la révélation de ses contacts occasionnels avec la Stasi de 1959 à 1962, on peut lire :

«  N’aie pas peur. Dans cette autre langue, que j’ai dans l’oreille, pas encore sur les lèvres, j’en parlerai aussi un jour. Aujourd’hui, je le savais, ce serait encore trop tôt. Mais saurais-je sentir quand le moment sera venu ? Trouverais-je jamais ma langue ? » ([3])

Dans son remarquable journal Un jour dans l’année, qui recouvre plus de la moitié de la vie de Christa Wolf, et « où le « je » n’est pas un « je » littéraire mais se livre sans protection » ([4]), l’écrivain détermine cette expérience du journal comme un moyen pour l’écrivain de « se voir historiquement » : « c’est-à-dire installé dans son époque, lié à elle. Il s’instaure une distance, une objectivité plus grande par rapport à soi-même. Le regard scrutateur et autocritique apprend à comparer, sans devenir pour autant plus clément, mais en se faisant plus juste peut-être. » ([5]) Il est clair que même si l'écriture de ce journal soit survenu suite à des moments de crises profondes et pour répondre à la recherche d’un nouvel équilibre, la publication de cet ensemble de 41 chroniques de la vie de C.W., tenues le 27 septembre de chaque année, entre1960 et 2000, répond à une responsabilité, « comme un devoir professionnel » commentera Christa Wolf. « Notre histoire récente me semble courir le risque de se voir réduite dès maintenant à des formules commodes et de s’y retrouver enfermée. Des communications comme celle-ci peuvent peut-être contribuer à entretenir la fluctuation des opinions sur ce qui s’est passé, à examiner encore une fois les préjugés, à dissoudre ce qui s’ankylose, à reconnaître des expériences propres et à mieux les assumer… » ([6])

 

La pratique d’une écriture réaliste « socialement et politiquement engagée » sera la particularité des écrivains en RDA.Anne Wagniart nous éclaire sur le rôle de la littérature en tant qu’elle tenait le rôle des médias à l’ouest : « (…) elle permettait le dialogue sur les valeurs communes de la République Démocratique et avait une fonction représentative. La littérature était le porte-parole d’une opinion publique par ailleurs censurée. Les écrivains d’envergure comme Christa Wolf côtoyaient les hauts dirigeants du SED tels Ulbricht et Honecker. Ils avaient parfois le pouvoir d’intervenir en faveur de personnes qu’ils savaient menacées. Être le poète officiel d’un tel État ne s’apparentait nullement à servir la propagande du Troisième Reich. » ([7])

Christa Wolf ne laissera certes pas indifférents les pouvoirs politique et médiatique dont elle sera la cible, mais recevra, en compensation, de quelques intellectuels, notamment en France, soutien et profonde admiration. Sur sa « collaboration informelle » avec la police politique de la R.D.A., plusieurs années après les faits, ce qu’on peut lire ici et là pourrait se traduire comme une manière de procéder à une réhabilitation de l’écrivain :

« On l’accuse d’avoir collaboré avec la Stasi il y a trente trois ans. C’est vrai. Mais elle-même était surveillée par une police politique entraînée à manipuler et à déformer ; mais sa personnalité a changé, bougé, évolué en trente années d’expérience ; mais la vie sous un régime autoritaire n’a rien à voir avec une vie sous un régime démocratique. » ([8])

« Christa Wolf sait que ni les médias, ni l’opinion publique ne voudront croire qu’elle – l’écrivain de la mémoire – a pu tout simplement oublier. D’où ces interrogations qui sont l’un des fils rouges du récit, « Comment ai-je pu oublier ? », comment fonctionnent la mémoire et l’oubli ? Oublier est-ce refouler ? Comment assume-t-on la faute ? » ([9])

« Elle était encore une jeune femme lorsqu’elle a parlé avec la police secrète de son pays, par la suite elle a refusé de collaborer, puis tout oublié. Et des décennies plus tard l’ouverture des dossiers de la Sécurité de l’État est-allemand et les médias rappellent cet ancien contact, ou plutôt réduisent la vie de l’écrivain à cela. À la une des journaux un index accusateur pointe sa photo, on banalise brutalement sa vie et la ramène à quelques entretiens avec la police secrète, à quelques rapports de cette police. Elle, elle avait oublié, et du jour au lendemain ce grand écrivain n’existe plus, il disparait derrière une caricature élaborée à partir des dossiers de la police secrète.  Je n’ose même pas penser à ce que cette situation peut provoquer, et a provoqué, chez un être, pour un être. Je suppose que celui qui ne s’est jamais trouvé au centre  de l’accusation publique ne peut pas se rendre compte à quel point ces semaines, ces mois et ces années ont eu un effet déprimant durable et ont menacé sa vie. » ([10])

 

Si Christa Wolf s’accuse d’avoir nui à elle-même, en rapport à ses engagements et à ses choix, Christoph Hein, dans son discours prononcé en 2010 à l’occasion de la remise du Prix Uwe Johnson à Christa Wolf, sera sans réserve, dans un parti-pris aussi émouvant que légitime :

« À un moment de sa vie, elle a pris une décision qui correspondait absolument à la vie qu’elle menait alors, à ses convictions d’alors. Elle a défendu un État auquel elle croyait à cette époque-là, il lui semblait digne d’être défendu, elle voulait s’engager pour ses valeurs et son existence. La jeune femme qu’elle était croyait aux idéaux qu’il proclamait et voulait lutter pour eux. Lorsque cet idéal s’avéra précaire, pourri, mensonger, lorsqu’elle constata qu’il était une illusion, elle eut le courage de se séparer d’eux, non seulement d’eux, mais de camarades du parti et d’amis. Elle s’engagea sur ce chemin d’une façon exemplaire, singulière, admirable. Lorsqu’elle était une jeune femme qui partageait leur crédo, elle avait été élue dans les plus hautes instances, et là, au sein du Comité central d’un parti tout puissant, elle résista publiquement ; aujourd’hui encore son attitude force l’admiration. Quand on lit les documents, ou écoute les enregistrements de ces réunions du parti, on ne peut que souhaiter qu’il y ait aujourd’hui encore des gens comme elle qui, au sein d’un gouvernement ou d’un parti, osent contredire la ligne d’un système avec autant de détermination, de façon aussi suicidaire, et apparemment ce n’est pas plus facile dans une démocratie que dans une dictature ; c’est en effet rarement le cas. »  ([11])

 

 

février 2015 © Nathalie Riera (Les carnets d’eucharis)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le corps même

 

 

 (EXTRAIT)

 

 

 

[…] C’est comme si chaque espace donnait dans d’autres espaces où je n’ai encore jamais pénétré, au fond dans un coin il y a une porte à claire-voie qu’on arrive difficilement à ouvrir parce qu’elle racle le sol, mais il le faut, même si j’hésite, car je dois trouver cette cave où le nourrisson a été assassiné. Les caves sont imbriquées les unes dans les autres selon un schéma obscur, à présent mes pieds s’enfoncent dans la poussière, il y a dans les coins de très anciens tas d’ordures, un rat s’enfuit sans se presser devant mes chaussures. Je m’aperçois seulement maintenant que le bocal lumineux avec l’homoncule a disparu, plus rien pour me montrer la direction, cela fait longtemps que j’ai perdu mon chemin, tout ce que je sais, c’est que je dois chercher le nourrisson assassiné, bien qu’il m’inspire une indicible horreur. Un jour vient où l’on doit rechercher ce qu’on a oublié. J’erre dans le labyrinthe où gisent les tombes des enfants que l’on n’a pas mis au monde, il faut que je m’attache à la signification de l’expression, « ne pas mettre au monde » tout en marchant, trébuchant, avançant à tâtons, maintenant il n’y a même plus d’ampoule blafarde, maintenant je tiens une lampe de poche qui éclaire faiblement, quelqu’un tient absolument à ce que je continue, il a pensé pour moi au plus important. Maintenant je suis des flèches tracées au mur, jadis blanches, à présent presque totalement effacées, sous lesquelles on lit des initiales que celui qui les a connues un jour n’oubliera jamais : LSR, Luftschutzraum, abri antiaérien. L’espace d’un instant, je m’étonne que ce local ait été placé aussi loin de notre bâtiment dans ce labyrinthe souterrain car notre maison a été presque épargnée, tandis que la maison voisine avait été touchée par une bombe lors d’une des dernières attaques aériennes et totalement détruite, et pour la première fois je dois me demander si les gens de la maison voisine ont tous été tués cette fois-là, si quelques uns ont pu être sauvés, peut-être en parvenant, à partir de l’autre côté, jusqu’à cet endroit devant lequel je me trouve à présent et où je déchiffre cette inscription pâlie : PERCEMENT DU MUR. Un réflexe d’effroi : quel mur ? Ce mur-ci a été percé depuis longtemps ; en me courbant et en grimpant sur des éboulis je peux franchir l’ouverture et me retrouver dans une pièce qui ressemble à s’y méprendre à celle d’où je viens, et les suivante est identique à la précédente, je la reconnais aux restes d’étagères en bois fixées sur la cloison auparavant de droite, maintenant de gauche, avec des bocaux à conserves recouverts de poussière et de boue sur lesquels je peine à déchiffrer des étiquettes jadis soigneusement écrites en lettres gothiques par une ménagère allemande : cerises 1940, lapin 1942, j’essaie d’imaginer où cette femme a bien pu se procurer du lapin en 1942, en pleine guerre, peut-être que ses parents avaient un jardin ouvrier, mais ce qui m’inquiète vraiment c’est le soupçon, puis la certitude qu’après avoir franchi le mur je suis arrivée dans un terrain qui est l’exact reflet de celui que j’ai traversé avant ce percement du mur. Voilà, indiquant la direction opposée, les flèches aux murs, voilà les ordures dans les coins, enfin le premier interrupteur branlant qui me paraît familier, ce qui me met mal à l’aise, puis le rat qui détale. Qu’est-ce que cela signifie ? Vais-je être éternellement conduite vers de nouveaux couloirs en miroir ? Je sens que j’accélère, que je respire avec une précipitation croissante, je veux sortir d’ici, alors l’homoncule resurgit, dans son bocal, dégageant une lueur bleuâtre, c’en est trop. […]

 

[Le corps même/Leibhaftig – Librairie Arthème Fayard, 2003, pour la traduction française– p.118/120]

   

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Aucun lieu. Nulle part

 

 

 (EXTRAIT)

 

 

 

[…] Une nuit, c’était sur ce trajet honteux du retour, en revenant des côtes françaises, lorsque même la perspective de la mort s’était volatilisée, Kleist traversait une contrée de basses collines. Il était près de minuit et, en dépit de la fatigue, ses sens étaient tout à fait en éveil. Chaque fois qu’il redescendait une pente, il avait les collines autour de lui, comme les dos de grands animaux chauds, il les voyait respirer, s’arrêtait pour sentir battre le cœur de la terre sous la plante des ses pieds, et il rassemblait ses forces pour tenir bon devant le spectacle du ciel, car les étoiles n’étaient pas ces lumières qu’il avait l’habitude de voir, mais de terribles corps scintillants qui menaçaient de fondre sur lui. Il eut un instant d’égarement, sans capituler pour autant, et il courut un long moment avant d’apercevoir enfin, à main droite, les lumières matinales d’un village ; il frappa à une porte, une femme lui ouvrit, dont le visage éclairé par la chandelle lui sembla beau, elle le fit entrer, lui avançant sans rien dire une jatte de lait sur la table en bois brut et lui indiqua un lit de paille. Il s’y allongea, venant de faire l’expérience physique de la liberté, sans que ce mot même lui fût venu un seul instant à l’esprit. Une limite lui était donnée, qu’il devait essayer d’atteindre, la promesse qu’en tout être humain, et en lui également donc, existe un chemin qui mène à l’espace de la liberté ; car ce que nous pouvons désirer  doit bien être à la mesure de nos forces, pensa-t-il, ou alors ce n’est pas un dieu, mais Satan qui gouverne le monde, et dans une de ses folles lubies il a crée un monstre condamné à hisser, à la sueur de son front, son propre malheur attaché à une chaîne de sorcière, plongeant dans le ventre des temps.  […]

 

[Aucun lieu. Nulle part//Kein Ort. Nirgends – Éditions Stock/La Cosmopolite, 2009, pour la traduction française– p.296/297]

   

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Lire, Écrire, Vivre

 

 

 (EXTRAIT)

 

 

 

[…] La voix ne recule pas sans livrer combat, elle ne se tait pas sans avoir protesté, elle n’est pas résignée quand elle quitte le champ de bataille. Prendre conscience de ce qui est, réaliser ce qui doit être. La littérature n’a jamais pu se fixer objectif plus ambitieux.

Elle porte plainte ? Pas contre ce qui est insignifiant, et jamais dans la lamentation. Contre le mutisme aux aguets. Contre la disparition menaçante de toute communication entre littérature et société, ce qui est une évidence pour tout écrivain intègre dans un environnement bourgeois. Contre la perspective de rester seul avec le mot (« le mot ne fera qu’entraîner d’autres mots, la phrase une autre phrase »). Contre l’inquiétante tentation de devenir complice des dangers mortels auxquels le monde s’expose par l’adaptation, l’aveuglement, l’acceptation, l’habitude, l’illusion et la trahison.  […]

 

[Lire, écrire, vivre – Christian Bourgois Éditeur, 2015– p.8]

   

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Christa Wolf (1929-2011) :

Ecrivain de langue allemande elle a suivi des études de germanistique à Iéna puis à Leipzig. En 1951, elle a épousé l'écrivain Gerhard Wolf, avec qui elle a eu deux enfants.

Collaboratrice scientifique de l'Union des écrivains de la RDA - dont elle a été membre du comité directeur de 1955 à 1957 - Christa Wolf a également été lectrice pour différentes maisons d'édition et a collaboré à la revue de la Nouvelle littérature allemande. Elle a par ailleurs été membre du SED (Parti Socialiste Unifié d'Allemagne) de 1949 jusqu'à sa dissolution.C'est à partir de 1962 qu'elle s'est entièrement consacrée à l'écriture. Son premier roman, Le Ciel divisé, a paru en 1963. En 1976, Christa Wolf s'est installée à Berlin. Elle est a été nommée à l'académie européenne des sciences et des arts à Paris en 1984 et a adhéré deux ans plus tard à l'académie libre des arts à Hambourg. Elle est considérée comme l'un des plus grands écrivains de langue allemande ; son œuvre est traduite dans le monde entier. En Allemagne, elle a reçu les prix littéraires les plus prestigieux, parmi lesquels le prix national de la RDA en 1964 et en 1987, le prix Georg Büchner en 1980 et le prix Thomas Mann pour l'ensemble de son œuvre en 2010. Elle est morte le 1er décembre 2011.

 

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Les livres de Christa Wolf : (traduits en français)

Le Ciel partagé, traduit par Bernard Robert, Éditeurs français réunis, 1963.

Le Ciel divisé, traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Stock, 2009.

Cassandre. Les Prémisses et le Récit, traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Alinéa, 1985 ; rééd. Stock 1994, 2003.

Trame d’enfance, traduit par Ghislain Riccardi, Alinéa, 1987 ; rééd., Stock, 2009.

Ce qui reste, traduit par Ghislain Riccardi, Alinéa, 1990 ; rééd. avec d'autres textes, Stock, 2009.

Aucun lieu. Nulle part, traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Stock, 1994 ; rééd. avec d'autres textes, Stock, 2009.

Adieu aux fantômes, traduit par Alain Lance, Fayard, 1996.

Médée. Voix, traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Fayard, 1997.

Ici même, autre part, traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Fayard, 2000.

Christa T., traduit par Marie-Simone Rollin, Fayard, 2003 ; rééd. avec d'autres textes, Stock, 2009.

Le Corps même, traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Fayard, 2003.

Un jour dans l'’année, traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Fayard, 2006.

Ville des anges ou The Overcoat of Dr Freud, traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Le Seuil, 2012.

August, traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Christian Bourgois, 2014.

Mon nouveau siècle. Un jour dans l’année (2001-2011), traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Le Seuil, 2014.

Lire, écrire, vivre, traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Christian Bourgois, 2015.

 

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Christa Wolf – Le Corps même

traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein,

(Fayard – 2003)

 

 

 Site Éditions fayard

http://www.fayard.fr/le-corps-meme-9782213614922

 

 Site LE BLOG DE LA QUINZAINE

https://laquinzaine.wordpress.com/2011/12/09/christa-wolf-le-corps-meme/

 

 

Au seuil de l'été 1980, une femme est emmenée d'urgence à l'hôpital. Atteinte d'une grave péritonite, ses jours sont en danger. Elle passe plusieurs semaines dans une polyclinique de RDA entre la vie et la mort. C'est le récit de ces heures de fièvre qui nous est donné ici, journées et nuits de souffrance et d'angoisse tandis qu'affleurent des souvenirs de jeunesse, mais aussi des événements survenus ultérieurement, étapes d'une rupture progressive avec l'Etat est-allemand. Le récit est rythmé par des plongées oniriques saisissantes qui la font survoler Berlin, sa ville divisée, ou pénétrer dans de labyrinthiques souterrains.
Dans ce moment de péril extrême, la romancière est prise entre la tentation de renoncer et le désir de vivre. La fêlure du temps, celui du déclin d'une société, traverse le corps même, corps de la narratrice et de ce texte bouleversant.

 

 

 

Christa Wolf – Aucun lieu. Nulle part

et neuf autres récits (1965-1989)

traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein,

(Stock – 1994. rééd. avec d'autres textes, Stock, 2009)

 

 

 

 

 Site Stock/La Cosmopolite

http://www.editions-stock.fr/aucun-lieu-nulle-part-et-neuf-autres-recits-1965-1989-9782234062061

 

 

Christa Wolf écrit ces dix récits de 1965 à 1989, année décisive au cours de laquelle elle met la dernière main au manuscrit de Ce qui reste. Il était important de redonner à lire la description saisissante une journée durant laquelle la romancière constate qu’elle est sous la surveillance de la Stasi. 

Les six premiers textes du recueil mettent en lumière le ton nouveau que Christa Wolf apportait dans la prose de la RDA : poétique du quotidien, monologue intérieur, irruption du rêve et veine satirique. Puis en 1979 paraît un magnifique récit dans lequel l’auteur imagine une rencontre entre deux héros tragiques du romantisme allemand, Kleist et Caroline de Günderode. Le titre est éloquent : pour le bonheur, la création, la liberté, il n’existe Aucun lieu. Nulle part. L’écrivain traverse alors une période de crise et d’affrontement avec le pouvoir. Elle choisira, pendant plusieurs années, de situer ses récits loin de l’époque contemporaine, avant d’y revenir, avec Incident, suscité par la catastrophe de Tchernobyl, et le roman Scènes d’été, publié quelques mois avant les bouleversements de l’automne 1989. 

Ce recueil permet d’apprécier combien Christa Wolf, sans jamais entrer dans une dissidence ouverte, a manifesté une attitude de plus en plus critique envers le pouvoir est-allemand et a contribué, par ses prises de position, au tournant de l’automne 1989.

 

 

 

Christa Wolf – Ville des anges

ou the overcoat of Dr. Freud

traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein,

(Seuil – 2012)

 

 

 

 Site ÉDITIONS DU SEUIL

http://www.seuil.com/livre-9782021041019.htm

 

Site REMUE.NET

http://remue.net/spip.php?article3798

 

 

 

Los Angeles, la ville des anges.

La narratrice doit y séjourner neuf mois, au début des années 1990, après avoir obtenu une bourse de recherche. Il s’agit pour elle de percer un secret : dans quel but Emma, sa chère amie, lui a-t-elle remis avant de mourir une liasse de lettres qu’une certaine L., allemande comme elle, mais émigrée aux États-Unis, lui avait écrites ?

À la recherche de L. dans la ville des anges, donc. Là où trouvèrent refuge beaucoup d’émigrés allemands fuyant le nazisme. Brecht, Thomas Mann. Là où Christa Wolf elle-même s’installa deux ans après la réunification de l’Allemagne pour se protéger des incriminations qu’eurent alors à subir nombre de ceux qui étaient nés de l’autre côté du Mur.

La découverte de l’Amérique, anges et enfers, au moment même où l’Histoire ne laisse plus le choix et vous contraint à entreprendre un douloureux travail sur soi que l’éloignement permet enfin.

 

 

 

 

Christa Wolf – LIRE, ÉCRIRE, VIVRE (1966-2010)

traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein,

(Christian Bourgois Éditeur – 2015)

 

 

 

 Site Christian Bourgois  Éditeur

http://www.christianbourgois-editeur.com/catalogue.php?IdA=441

 

 

 

Essais, récits, discours écrits entre 1966 et 2010, les neuf textes, inédits en français, réunis dans ce recueil témoignent de la réflexion sur la littérature que Christa Wolf a menée de façon constante parallèlement à sa création romanesque.

On y découvre, entre autres, son admiration pour certains auteurs de la scène littéraire allemande, les raisons qui l'ont poussée à élaborer sa poétique de l'« authenticité subjective » - en rupture avec les normes du réalisme socialiste - mais aussi son sens de l'humour.

 

 

 

 

 

 

 

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Hommage à CHRISTA WOLF.pdf

http://lescarnetsdeucharis.hautetfort.com/media/00/01/3164605227.pdf

 
 


[1]« C’est ce qui échappe aux mots que les mots doivent dire » – une contribution de Nicole Bary, (p.255), Revue Europe, N°984, avril 2011.

[2]« Hors-d’œuvre » – une contribution d’Alain Lance (p.134), Ibid.

[3] Christa Wolf, Aucun lieu Nulle part, (p.635), Editions Le Cosmopolite, Stock, 2009.

[4] Christa Wolf, Un jour dans l’année (1960-2000), (p.11), Editions Fayard, 2006.

[5]Ibid., (p.11).

[6]Ibid., (p.12).

[7]Référence électronique : Anne Wagniart, « L’ailleurs d’une « poétesse d’État » : ruptures idéologiques et construction identitaire dans l’œuvre de Christa Wolf », Germanica [En ligne], 40 | 2007, mis en ligne le 10 juin 2009, consulté le 05 février 2015. URL : http://germanica.revues.org/263

[8] Extrait d’un article de Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche, 10 septembre 2012.

[9]« C’est ce qui échappe aux mots que les mots doivent dire » – une contribution de Nicole Bary (p.256), Revue Europe, N°984, avril 2011.

[10]« Confession d’une vie » – Extrait du discours de l’écrivain Christoph Hein prononcé le 24 septembre 2010 à l’occasion de la remise du Prix Uwe Johnson à Christa Wolf (p.267), Revue Europe, N°984, avril 2011.

[11]« Confession d’une vie » – Extrait du discours de l’écrivain Christoph Hein prononcé le 24 septembre 2010 à l’occasion de la remise du Prix Uwe Johnson à Christa Wolf (p.270), Revue Europe, N°984, avril 2011.

20/02/2015

Jean-Richard Bloch & Jean Paulhan, par Tristan Hordé

 

 UNE LECTURE DE TRISTAN HORDÉ

 

© Jean-Richard Bloch & Jean Paulhanhttp://www.librarything.com/author/aikenconrad

 

Jean-Richard Bloch & Jean Paulhan, Correspondance 1920-1946

édition établie, préfacée et annotée par
Bernard Leuilliot

Éditions Claire Paulhan, 2014

Site éditeur | © http://www.clairepaulhan.com/auteurs/bloch_paulhan.html

 

 

 

  La publication de la correspondance de Paulhan se poursuit, aux éditions Claire Paulhan, parallèlement à celle des œuvres complètes chez Gallimard (après celle du Cercle du Livre Précieux, il y aura bientôt 50 ans), dont on espère qu’elles trouveront un jour leur place dans la Pléiade. Ce volume permet de mettre en lumière la personne de Jean-Richard Bloch, né en 1884 comme Paulhan : romancier, essayiste, il a fait partie du comité de rédaction de la revue Europe à sa création, en 1923,  et il y a tenu dans les années 1930 une chronique régulière ; il a dirigé ensuite avec Aragon le quotidien Ce soir, jusqu’à  l’interdiction de la presse communiste en octobre 1939. On suivra précisément son parcours, en particulier pendant la guerre, jusqu’à sa mort brutale, d’épuisement, en 1947, dans la présentation de Bernard Leuilliot.

  Les deux hommes commencent leurs échanges épistolaires en 1920, un peu par hasard : Bloch avait envoyé des haïkaïs à Jacques Rivière, directeur de La Nouvelle Revue française, et c’est Paulhan qui lui répond, lui signalant que, par ailleurs, il connaît ses livres. Toujours ouvert et attentif, Paulhan passe de « Je vous serre les mains » (mars 1921) à « votre ami » (février 1922), puis à « affectueusement à vous » (1926). La sympathie mutuelle de ces deux écrivains et hommes de revues n’empêche pas Paulhan de n’être jamais complaisant quand il devient lecteur ; à propos de La Nuit kurde et de Sur un cargo, il écrit en 1925 : ces deux livres « décidément, me déçoivent (...). Je vous en veux de votre laisser aller et d’appuyer même dans le sens de votre laisser-aller » ; en 1931 il remercie Bloch de l’envoi d’un poème, tout en le jugeant « chargé d’une poésie aussi froide, aussi plaquée, aussi contrainte que le préface à La Nuit kurde. » Une dernière fois, le 1er janvier 1940, il répond à l’envoi d’une nouvelle : « votre récit me paraît manqué ». Cependant, il manifeste son admiration pour d’autres textes, suscite régulièrement la collaboration de Bloch à  La NRF et lui envoie fin 1931 et début 1932 de longues lettres autour du "pouvoir des mots", question qu’il développe dans Les Fleurs de Tarbes publiés en 1936.

   Bloch vit de sa plume et est souvent préoccupé par l’accueil fait à son œuvre ; mais quand il s’étonne que La NRF ne rende pas compte de tel de tel de ses livres, Paulhan lui répond : « nous ne parlons pas dans la nrf de tous les livres que nous aimons ». À la parution de Sybilla dans La NRF en 1932, il demande à Paulhan de lui rapporter les réactions des lecteurs — ce qu’il obtient. Mais s’il ne néglige pas l’approbation du public, ce qui lui importe est son combat d’idées. Un roman doit selon lui porter l’engagement de son auteur et, opposant Sybilla à d’autres romans, il définit exactement en juin 1932 ce qu’il a prétendu faire : « Ceci est le roman de mœurs, le roman des conditions sociales, de l’individu dans la Société, des milieux, des aspirations, des familles, des maisons, des morales, le roman de Dieu et de la foi dans l’homme, le roman de l’impérialisme passionnel, de l’impérialisme spirituel. »

    Les liens se distendent, et les lettres s’espacent, à partir du moment où Bloch se rapproche des communistes. Quand il co-dirige Ce soir, il reproche à Paulhan le silence de La NRF à son égard, ce qui lui vaut une réponse qui équivaut à une rupture : Ce soir est présenté comme « ce célèbre journal du soir où l’on trouve plus de sexe-appel, d’histoires de basse police et de bobards (...) que dans tous les autres journaux réunis ». Ils renouent un an plus tard et, surtout, à partir de 1940 ; la situation de Bloch est alors plus que difficile et il s’interroge, « De quoi vivre demain ? » et « (...) si, Juif, je ne vais pas devenir momentanément (un moment qui peut durer plus longtemps que la fin de ma vie) un citoyen de seconde zone ou même pas du tout un citoyen. »

   Chacun à sa manière est résistant. Paulhan fait notamment partie d’un réseau et participera à la création des Lettres françaises clandestines. Bloch est obligé de partir à Moscou en 1941 et, jusqu’en 1944, il y parle à la radio ; son retour en France ne peut être que difficile : à la suite d’un bombardement, la totalité de ses travaux, le journal de toute une vie ont été détruits, « tout a brûlé, en juin 41, consumé jusqu’au dernier fragment ». Mais beaucoup plus lourd pour lui, il s’épuise en recherches pour « retrouver la trace de [ses] disparues » — traces de l’horreur : sa fille France, résistante, a été décapitée à Hambourg, sa mère gazée à Auschwitz et son gendre fusillé.

   C’est le chemin de l’intellectuel, d’abord éloigné de la politique, puis engagé, qu’a été Jean-Richard Bloch qui est restitué dans cette correspondance ; Paulhan, sans ambiguïté, exprime son estime pour l’écrivain et pour l’homme, mais n’hésite pas à dire ses désaccords. On suit d’autant mieux leur relation que les notes qui accompagnent chaque lettre, abondantes et précises, restituent le contexte politique et culturel, complexe, de la période de 1920 à 1945.

 

Paulhan-Bloch.jpg

 

 

12/02/2015

Gregory Corso

 

 

 

 

 
  Gregory Corso

 

 

 

 

 

 

| © Gregory Corso

his attic room, 9 Rue Git-le-Coeur, Paris
gelatin silver print
14 x 11 inches

 

 

 

 

Le Joyeux Anniversaire de la mort

[extrait]

 

 

The Happy Birthday of Death

Selected poems
Traduit de l’anglais par Blandine Longre

Introduction de Paul Stubbs

Postface de Kirby Olson

Photographie : cliquer ici

      

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Black Herald Press, 2014ICI

 

 

 

Notice bio&bibliographique

Gregory CORSO (1930-2001), l’un des poètes majeurs de la Beat Generation aux côtés de Jack Kerouac, d’Allen Ginsberg et de William S. Burroughs, a voué son existence à la poésie. Bien qu’ancrée dans la modernité, l’écriture de Corso puise également dans des traditions plus anciennes (celles, entre autres, du poète Percy Bysshe Shelley, figure tutélaire, et de l’héritage antique), révélant une poésie de nature composite, erratique et visionnaire, entre élégance lyrique et audace syntaxique, archaïsme revendiqué et facétieuse vitalité. Cet ouvrage rassemble un choix de poèmes extraits d’un recueil d’une incontestable originalité, Le Joyeux Anniversaire de la mort (publié en 1960 par New Directions), recueil qui concourut à consolider la réputation du poète, « un alchimiste des plus insolites, un belliciste des mots opérant à l’usure, bataillant aveuglément, immensément, avec le langage », ainsi que le décrit Paul Stubbs dans l’introduction au présent ouvrage.

 

 

 

 

 

Tortue Géante

 

d’après un film de Walt Disney

 

 

Tu émerges de la mer un supplice de mer

Nuit au clair de lune tu t’alentis sur le rivage

Derrière toi tes empreintes palmées retracent ton calvaire

Une heure       au bout d’une heure tu cesses ta lenteur

Pattes arrière à présent creusent          creusent le sable l’humide le sable

La lune illumine             la mer apaise

Ta bouche pompe       tes yeux larment épais

Tu crées un trou formidable    tu t’écroules à plat

Éreintement    soupir   effort

Œufs    œufs   œufs   œufs   œufs   œufs   œufs   œufs   œufs

Œufs       œufs       œufs       œufs       œuf       œuf      œuf

Poussée           éreintement        soupir   à plat

Ta matrice humide constellée de sable                               tu te retournes lente

Lente tu recouvres le trou les œufs lente           lente

Tu cesses ta lenteur

L’aube

Et tu tombes dans la mer comme un gros rocher

 

……………………………………………………………………… (p.49)

 

 

 

 

 

 

 

 

GIANT TURTLE

 

from a  Walt Disney film

 

 

You rise from the sea an agony of sea

Night in the moonlight you slow the shore

Behind you webbed-tracks mark your ordeal

An hour            in an hour you cease your slow

Hind legs now digging                              digging the sand the damp the sand

The moon brightens   the sea calms

Your mouth pumpingyou eyes thickly tearing

You create a tremendous hole                               you fall flat

Exhaust            sign       strain   

Eggs  eggs   eggs   eggs   eggs   eggs   eggs  eggs   eggs

Eggs      eggs      eggs   eggs    egg      egg      egg

Heave                               exhaust                               sigh       flat

Your wet womb speckled with sand     you turn slow

Slow you cover the hole the eggs slow                              slow

You cease your slow

Dawn

And you plop in the sea like a big rock

 

……………………………………………………………………… (p.48)

 

 

 

 | ©  BLACK HERALD PRESS, 2014

 

 

 

04/02/2015

Anne-Marie Albiach

 

 

Du côté de chez…

 

 

ANNE-MARIE ALBIACH

 

 

 Extrait d’un entretien

 

Action Poétique N°74 – juin 1978

  

PHOTOGRAPHIE |Anne-Marie Albiach par Claude Royet-Journoud

  

 

 

 

extrait

 

HENRI DELUY : Je découvre tes textes à un moment où, au niveau des idées et du travail, je sors de ce que j’appellerai, pour aller vite, « La poésie de la tripe »… c’est-à-dire une poésie, comme tu sais, basée sur l’expression directe des sentiments, avec une conception du langage comme transparence, etc. Et je me trouve quand je te lis dans une situation ambigüe… C’est, à la fois, tout à fait différent du type de poésie que tu fais…

 

ANNE-MARIE ALBIACH : En effet, je crois que le côté physique de mes textes est extrêmement  important. En fait, je vis le texte comme un corps, comme la projection d’un corps, mais d’un corps et de son image…

Je ne pense pas qu’on puisse dire que mes textes sont « abstraits ». En fait, ils révèlent le côté physique du souffle, de la Voix (en rapport avec une musique mémorielle obsessionnelle, un Opéra permanent occulté), et de la syntaxe. Ils sont le lieu d’une réitération qui revient alternativement. Le discours n’est abstrait qu’en apparence. En réalité, il se veut concret ; avec des données, par exemple, comme celle de la chute du corps… D’autre part, dans une partie d’Etat, je fais allusion à la traduction que j’ai faite du poète américain Louis Zukofsky, dont il faut noter que la démarche dénonce l’exploitation de l’individu. Dans Etat il y a cet aspect qui n’est pas visible à première vue, mais qui fait que toute écriture porte en soi un engagement physique… Par conséquent, je ne suis pas tellement étonnée que tu puisses passer de cette poésie, dont tu parlais, à une poésie apparemment beaucoup plus conceptuelle, mais qui ne le serait pas parce que c’est avant tout, une poésie du désir, du discours dans le désir… et même sans crainte d’un certain lyrisme ou baroque qui se dénonce.

Mais ai-je répondu à ta question ?

 

H.D. : Oui… Enfin tu dis, en tous cas, ce que je voulais te faire dire…

 

A.-M.A. : J’ajouterais que, dans Etat, il y a un passage en rapport avec Francis Ponge et Ponge, à mon avis, réalise ce que j’appellerais La concrétisation de l’écriture par rapport à l’objet, l’objet que je situe comme « incernable »… Il est une de mes préoccupations : quand je dis : « toutes les évidences lui sont mystère » je dénonce cette nature incernable de l’objet par rapport à la perception qu’on en a. Dans Etat, ce passage marque le contrepoint du plaisir de la lecture de Ponge… De même qu’on revient toujours au physique, dans la lecture, j’essaie toujours de revenir au physique dans l’écriture…

 

 

............................... (p.14)

 

 

 

 

 

 

 | ©Action Poétique N°74 – juin 1978