18/02/2011
Eric Bourret, Dans la montagne de Lure (par François Bazzoli)
Au Prieuré de Salagon (juillet-novembre 2010)
Dans la montagne de Lure
D’abord, il y a la montagne de Lure, masse rocheuse à l’intersection des Alpes et de la Provence, située, comme on peut s’en douter, au sud-ouest des Alpes-de-Haute-Provence, et qui culmine à 1 826 mètres. Ce n’est qu’une montagne parmi toutes celles qu’Éric Bourret a parcouru, non pour les figer définitivement mais, au contraire, pour les mettre en mouvement. Le contraire du truisme photographique, en somme. C’est sans doute pour cela qu’il affirme faire de l’art, contemporain si possible, avant que de faire de la photographie. Affirmation paradoxale puisque son travail ne peut exister que par le médium photographique, sa vision borgne, ses imperfections, la chimie de son tirage.
Son travail de décalage de l’image, de superpositions, de recherche pédestre du point de vue comme objet unique, n’est sans doute pas la photographie. Peut-être seulement une photographie qui serait toujours complexe, aux confins de plusieurs zones, de plusieurs idées, et de certaines facultés de comportement ou de création. Pour entrer dans le vif du sujet, quelle donc est cette démarche proche de l'art contemporain et totalement ancrée dans la photo, qu'on pourrait définir comme (à cause de ses côtés ludiques, manipulatoires et surtout analytiques) l'antichambre de la perception ? Cette démarche où se superposent une image première lisible a priori et une image seconde suffisamment surprenante et énigmatique pour obliger le spectateur à analyser la proposition qui lui est faite et à en chercher les sources et les aboutissants.
On pourrait imaginer cette photographie comme un immense memento mori, un lacis inextricable de traces fragiles vouées à l'oubli, un massif de mémoires tremblantes, de lignes bougées, un cénotaphe vide consacré à l'infime durée des choses de ce monde. En auquel cas, toute photographie (et surtout celles d’Éric Bourret) serait une vanité, cette horreur de l'éphémère, le point de basculement entre l'existence et l'effacement, presque la frontière métaphysique de toutes choses. Pouvoir saisir l'apparence de l'objet réel, sa peau seule, son enveloppe matérielle, aurait été l'offre d'un démon nommé Daguerre à l'humanité inconsciente. Il n’était plus besoin de la lenteur du dessin et du recouvrement laborieux de la peinture pour fixer tout ce qui est digne de rester, à l'aune de l'individu et non de l'histoire. Un simple clic et le tour est joué. Car il s'agit bien d'un tour, de magie ou de passe-passe. L'intangible prend corps, l'anodin devient image. Cette vision aurait des liens serrés et quasi généalogiques avec l'art éphémère de l’extrême fin du XXe siècle et du début encor vagissant du suivant, une causalité sans faille avec le presque rien et le je-ne-sais-quoi. Dans cette proposition, l’œuvre d’Éric Bourret aurait une place de choix, ses liens avec la concrétion, l’effacement programmé, mais aussi avec le monument tumulaire, tutélaire, étant très fortement marqués, insistants même. Avec la capacité de transformer l’image lisible en son contraire, de faire du paysage une œuvre de Land Art transformable à sa volonté. Et cela en redoublant le clic initial afin qu’une partie de l’image se désintègre sur la pellicule avant de se concrétiser.
On pourrait également imaginer la photographie telle que la pratique Éric Bourret comme la somme totale de toutes les mémoires de l’œil, car il ne peut exister de mémoires sans oubli. Une plaque sensible sans limites, qui serait le réceptacle de chaque couche de forme et de sens. Une superposition sans fin de toutes les réalités pour parvenir à une seule image. Peut-être serait-elle blanche, peut-être serait-elle noire, c'est selon. Elle entretiendrait avec les superposeurs de tout acabit, avec les voileurs de pellicules et les bougeurs de caméras, les photographes sans appareil et les bricoleurs de chambres, des relations troubles et attirantes qui sonneraient le glas des formes réelles, des contours identifiables et des masses reconnaissables. Un feuilletage de la réalité imagée qui tiendrait peu de place et pourrait se glisser dans la mince couche de gélatine de la photographie. Or les images d’Éric Bourret sont toutes remplies de ces superpositions infimes, semblables à un brouillage mais nourrissant abondamment le regard de leur complexité. Une complexité de construction qui n’exclut pas une grande simplicité de lecture, où l’émotion affleure comme un souvenir qui peine à réapparaître tout en laissant deviner qu’il est là, latent, prêt à émerger. Mais cette superposition ne doit rien au hasard ou au bougé, elle s’engendre par la mise en place d’une procédure qui peut se répéter d’image en image, qui se réédite de procédure en procédure afin de comprendre (pour le spectateur comme pour l’artiste) ce qu’il peut advenir de différent au sein du même. Il n’est pas besoin de chercher bien loin dans l’histoire de la photographie pour retrouver des images de montagnes. Elles font même partie d’un genre extrêmement prisé au XIXe siècle. Parce qu’elles sont une sorte de climax du paysage romantique. Ce n’est pas la préoccupation d’Éric Bourret, pas plus que celle d’un Richard Long ou d’un Hamish Fulton, par exemple. La montagne est là pour sa morphologie plus que pour sa symbolique, pour la raréfaction (de présences, de formes, de nuances) qu’elle entraîne plus que pour sa photogénie. On remarquera d’ailleurs que dans la série ici présentée, quelques présences humaines identifiables apparaissent en petit nombre, en contradiction légère avec les règles tacites édictées il y a longtemps.
Lure 2010 (142.3) - 110 x 130 cm
On nous dit depuis déjà longtemps que la photographie n'est plus fiable, en tant que technique et en tant que représentation. Loin de l'inébranlable des solutions chimiques du XIXe siècle, les procédés commerciaux de notre temps s'effaceraient, s'effaceront, en dix ans, en trois ans, voire moins en ce qui concerne le Polaroïd ou l’imprimante de salon (bien que nous arrivent des processus faramineux et des durées d’un siècle à tout le moins). La boulimie d'images des amateurs et des professionnels est comme remise en cause avant que la photo ne soit faite. Cette précarité inscrite comme un destin inéluctable donne à la prise de réalité photographique une instabilité tragique. Un destin la marque qui est celui de la révélation. L'instant d'avant, il n'y avait rien, l'instant d'après ne reste que la marque brûlante d'un fait dont on ne jurerait pas de l'existence. C'est aussi ce qui entache de fragilité la photo de reportage et le scoop. Ne jamais savoir si cela représente le bon moment, celui que décrit le texte et que le photogramme tente de cerner tant que faire ce peut, sans jamais indiquer si le point culminant est celui qui se lit. Chez Éric Bourret, ce tragique est à l’œuvre mais dans une autre figuration. Dans son obstination à construire du transitoire, du peu ou du presque, à relier les gestes qui sont ceux du bricoleur (mais au sens où le développe Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage, celui de l’invention et de la survie, celui du faire avec l’entourage immédiat pour trouver une solution viable) à ceux du sculpteur, les gestes de l’artisan d’autrefois à ceux de l’artiste d’aujourd’hui. Ce tragique-là gît dans la profondeur de l’image obtenue, nourrie de ses contradictions et de sa polyvalence. Si une représentation est polysémique, c’est bien celle-là, qui ne se laisse pas réduire à son sujet. D’ailleurs qui sait si le sujet est la montagne de Lure ou le redoublement de l’image ?
On a assez dit, jusqu’à en faire un stéréotype, que l’objectif photographique était un piège à image. L’immatérialité de l’image est aussi rattrapée, ici, par l’immatérialité des choses de la cosmologie et de la météorologie, le vent, les nuages, le brouillard, les reflets, le mutable. Par la présence, et l’interaction sur l’image, de plusieurs clichés identiques légèrement décalés, même la roche peut devenir liquide, comme l’eau peut se durcir et se fossiliser. Quelles manœuvres de coercition, quelles tactiques d’approche doivent-elles êtres développées devant tant d’insaisissable ? Les procédures mises en jeu par ces pérégrinations argentiques permettent de voir le contraire de ce qui se montre en même temps que celui-ci. Certains photographes, comme Georges Rousse, se disent essentiellement peintres, et d’autres pourraient prétendre à la fonction de sculpteurs. Dans le travail d’Éric Bourret, chaque œuvre superpose, en même temps que des prises de vue, le photographe, le peintre et le sculpteur, sans que l’un soit plus présent que ses alter ego : si un jour l’un se met à prédominer, il n’y aura plus d’image.
Sans entrer dans le monde infini des paradoxes, le parcours d’Éric Bourret se veut une « démarche ». Mais comprise entre ce qui se fait intentionnellement et toutes les barbes du temps et de l’à-peu-près. Entre ce qui construit l’image et ce qui s’insinue en elle sans que l’appareil y prenne garde. Entre la conscience du photographe et l’inconscient de la photographie. Alors, autant que d’une démarche, qui le situe d’autorité dans le camp des plasticiens, il pourrait bien s’agir aussi de l’élaboration d’une méthode, si l’on en croit le Petit Larousse : « Méthode n. f. (latin Methodus) manière de dire, de faire, d’enseigner une chose, suivant certains principes et avec un certain ordre : procéder avec méthode. // Démarche ordonnée, raisonnée ; technique employée pour obtenir un résultat : procéder avec méthode, une méthode de lecture. // Ouvrage groupant logiquement les éléments d’une science, d’un enseignement. // Philos. Ensemble des règles et des procédés permettant de parvenir à la vérité. Méthode expérimentale, procédure qui consiste à observer les phénomènes, à en tirer des hypothèses et à vérifier les conséquences de ces hypothèses dans une expérimentation scientifique. » Une vérité scientifique malaxée par le hasard, l’instant fatidique et la poésie.
La citation est un peu longue, mais éclaire comment et pourquoi une méthode en art ou en photographie, et aussi comment y parvenir. Les sentiers qu’emprunte notre photographe sont en effet méthodiques, obsessionnels, prudents mais inventifs. Quelque chose du dernier moment possible pour saisir un réel en dilution oblige aux grands moyens : employer autant de rigueur que de souplesse, autant de « méthode » que de « démarche ».
Ayant défini l’œuvre et la méthode comme se démarquant volontairement de celles qui sont admises par le genre et le médium, il est difficile de dresser un arbre généalogique construit, logique et évident. Comme pour ses sources ou ses matériaux, le cadre de ses pères ou de ses pairs est composite et multiple. Non pas qu’il s’agisse d’autant d’objets trouvés que dans les autres domaines édifiant son œuvre, mais il n’est pas possible de ranger Éric Bourret dans un groupe cohérent qui le définirait autant qu’il en ferait partie. Sa position est trop flottante, son comportement trop sensible, son parcours trop individualisé pour le nommer d’une seule étiquette, d’une seule définition. Le fait que l’époque soit au refus, dans les faits plutôt que dans les mots, des mouvements revendiqués, surligne cette position. Sans doute par peur de sombrer dans la masse des conformismes, les avant-gardes (les historiques comme celles des années 1960) et les archipels de groupes qui en étaient issus, avaient tablé sur une lisibilité faite de déclarations, de manifestations et de proclamations écrites. Depuis vingt ans, il n’est plus question de regroupements idéologiques ou formalistes. Chaque œuvre est une aventure qui ne tente pas de surpasser ou de défaire les aventures qui précèdent ou coexistent. On n’inscrira donc pas Éric Bourret dans un arbre, serait-il généalogique. Mais sa proximité avec les artistes nomades de tout profil qui se sont mis en quête de l’immensité du monde ses dernières années n’est sans doute pas pour lui déplaire.
Pour en finir, il y a encore la montagne de Lure. C’est là qu’il voit pour la première fois ses semblables dans son viseur. C’est là que les valeurs de ses images s’inversent. Lourdes, noires et minérales, elles deviennent blanches, légères et gazeuses. Elles succèdent à des formats panoramiques, elles seront donc rectangulaires. Leur poids venait de leurs représentations, c’est dans le cadre que, maintenant, il se niche. Elles n’hésitent plus à se confronter à elles-mêmes, elles peuvent être grandes et petites en même temps. Et leur exposition peut réserver des surprises qu’on ne dévoilera pas. Sacrée montagne de Lure.
François Bazzoli, printemps 2010
PHOTOGRAPHIES & MARCHES
Eric Bourret est né à Paris le 10 mars 1964.
Il vit à Marseille, la Ciotat, dans les Alpes, en Himalaya.
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