23/04/2009
Paul Claudel et ses Odes
« … je suis vivant dans votre nuit abominable »
Paul Claudel, « Magnificat » in « Troisième Ode »
Claudel est trop poète pour réduire le langage au récit des faits ou des idées, trop impatient pour nous mener sous de vagues prétextes à des ravissements clandestins, mais il est trop prudent pour pousser l’écriture à ses confins d’imagination gratuite, de musique pure ou d’expériences plastiques. Les vertus qu’il a sont contradictoires et son art en fait une synthèse qu’on a peu de chance de rencontrer à nouveau. Elle est peut-être à son plus haut point dans les Odes. Celles-ci se soumettent si peu à un ordre externe que l’auteur a dû les faire précéder d’arguments qui guident la lecture, mais elles sont parfaitement organisées à l’intérieur de leur mouvement. On peut y perdre pied, on se sent emporté dans une cohérence. Et chaque relecture nous y fait mieux découvrir, sous les violences de l’esprit et de l’âme, à travers les changements d’allure et les allusions bigarrées, une profonde science de la vie. Plus on comprend la structure de cette démarche, plus on aime cette extrême liberté sans désordre, une espèce d’immense cri vierge.
Extrait Préface de Jean Grosjean, éd. Gallimard, 1966
Extrait
« L’esprit et l’eau » in « Deuxième Ode »,
(…)
L’eau
Toujours s’en vient retrouver l’eau,
Composant une goutte unique.
Si j’étais la mer, crucifiée par un milliard de bras sur ses deux continents,
A plein ventre ressentant la traction rude du ciel circulaire avec le soleil immobile comme la mèche allumée sous la ventouse,
Connaissant ma propre quantité,
C’est moi, je tire, j’appelle sur toutes mes racines, le Gange, le Mississipi,
L’épaisse touffe de l’Orénoque, le long fil du Rhin, le Nil avec sa double vessie,
Et le lion nocturne buvant, et les marais, et les vases souterrains, et le cœur rond et plein des hommes qui durent leur instant.
Pas la mer, mais je suis esprit ! et comme l’eau
De l’eau, l’esprit reconnaît l’esprit,
L’esprit, le souffle secret,
L’esprit créateur qui fait rire, l’esprit de vie et la grande haleine pneumatique, le dégagement de l’esprit
Qui chatouille et qui enivre et qui fait rire !
O que cela est plus vif et agile, pas à craindre d’être laissé au sec ! Loin que j’enfonce, je ne puis vaincre l’élasticité de l’abîme.
Comme du fond de l’eau on voit à la fois une douzaine de déesses aux beaux membres,
Verdâtres monter dans une éruption de bulles d’air,
Elles se jouent au lever du jour divin dans la grande dentelle blanche, dans le feu jaune et froid, dans la mer gazeuse et pétillante !
Quelle
Porte m’arrêterait ? quelle muraille ? L’eau
Odore l’eau, et moi je suis plus qu’elle-même liquide !
Comme elle dissout la terre et la pierre cimentée j’ai partout des intelligences !
L’eau qui a fait la terre la délie, l’esprit qui a fait la porte ouvre la serrure.
Et qu’est-ce que l’eau inerte à côté de l’esprit, sa puissance
Auprès de son activité, la matière au prix de l’ouvrier ?
Je sens, je flaire, je débrouille, je dépiste, je respire avec un certain sens
La chose comment elle est faite ! Et moi aussi je suis plein d’un dieu, je suis plein d’ignorance et de génie !
O forces à l’œuvre autour de moi,
J’en sais faire autant que vous, je suis libre, je suis violent, je suis libre à votre manière que les professeurs n’entendent pas !
Comme l’arbre au printemps nouveau chaque année
Invente, travaillé par son âme,
Le vert, le même qui est éternel, crée de rien sa feuille pointue,
Moi, l’homme,
Je sais ce que je fais,
De la poussée et de ce pouvoir même de naissance et de création
J’use, je suis maître,
Je suis au monde, j’exerce de toutes parts ma connaissance.
Je connais toutes choses et toutes choses se connaissent en moi.
J’apporte à toute chose sa délivrance.
Par moi
Aucune chose ne reste plus seule mais je l’associe à une autre dans mon cœur.
Ce n’est pas assez encore !
(…)
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22/04/2009
Psaumes - Paul Claudel (une lecture de Claude Minière)
Paul Claudel, Psaumes, - Traductions 1918-1953
Gallimard, 2008
NOTE DE LECTURE………
« La manière que j’ai eue de mettre un pied devant l’autre, tout de même il est temps d’y songer, et toute cette écriture que j’ai écrite avec ma langue. » (Ps. 38) La réécriture des Psaumes telle que la pratique Claudel donne une excellente occasion de « voir » sa poésie. Répétitions, variations, corrections, épuisement, nouvel élan. Un pas en arrière pour mieux sauter. Langue cultivée ou des « simples », réclamations d’enfant têtu, emphase, demande nue, pression, humilité…Claudel mobilise toutes les capacités de sa lyre. « Regardez mes doigts sans aucun bruit dans le rayon de soleil qui essaient la harpe entre mes genoux : il y a dix cordes » (Ps. 32). L’instrument est toujours le même mais les changements de clef sont abrupts, selon le jour et l’heure, entre 1918 et 53. On croit entendre un écho d’Hölderlin : « L’homme, avec tout cet honneur qui lui sied, n’a pas compris » (Ps. 48), et puis c’est Homère : « Dieu va au secours du matin avec l’aurore »(Ps. 45). Le combattant échappe à ses poursuivants : il est debout sur le verset, converti, envers et contre tout dans les revers. « Egorge-Moi la glorification ! »(Ps. 49), voilà comme Claudel se permet de faire parler Dieu. Ou bien : « la beauté de la campagne est avec Moi. ».
Claude Minière
« Les psaumes, ça n'est pas fait pour dormir dans des vieux livres poussiéreux, ni pour être ânonné ou roucoulé sur des airs qui manquent d'air, de beauté, de culot. C'est fait pour vivre aujourd'hui, louer, crier, pleurer, prier, danser ce qui fait le fond et l'arrière-fond de notre présent avec toute la panoplie des douleurs, espoirs, tristesses, joies.
Plutôt que de les retraduire, Paul Claudel a voulu les répondre comme l'écho, en les recréant en toute liberté dans cette langue charnelle, baroque, bruissante qui fait son génie.
Le résultat est explosif. »
Guy Goffette (Préface)
16:51 Publié dans Claude Minière, NOTES DE LECTURES/RECENSIONS, Paul Claudel | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer | | Facebook