22/05/2014
Béatrice Machet-Franke, Macao Une grise épopée (une lecture de Geneviève Liautard)
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UNE LECTURE DE GENEVIEVE LIAUTARD
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© Béatrice Machet-Franke │ http://www.moniqueannemarta.fr/158399600
MACAO The Grey Epic
MACAO Une grise épopée
BÉATRICE MACHET-FRANKE
ASM Editeur, Poésie d’abord, 2013
Site éditeur | © http://asmacao.org
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■■■Qui pratique comme je l’ai fait au début, une lecture de traductrice, curieuse de superposer les mots dans les deux langues se rendra vite compte que Béatrice Machet brouille les pistes en s’offrant la possibilité d’une redéfinition/approche/complémentarité de ce qu’elle a voulu signifier. La parole bondit dans les deux langues ajoutant à l’écho une palette de couleurs et le lecteur capable de lire l’anglais, se trouve avec bonheur dans cet espace que Camille de Tolédo nomme le « commun », cet écart qui n’est pas la langue traduite mais le surcroît du signifié.
Tentation pourrait être pour l’auteur de nous égarer dans sa liberté de jongler avec le français et l’anglais mais il s’agit plutôt d’un foisonnement irrépressible, malicieux, accentué par le positionnement des deux « versions » sur la page, tantôt recto et verso, ou encore verso et recto, tout aussi bien haut et bas et inversement.
La découverte de Macao (mais dès son arrivée à Hong Kong) se fait sous les signes contradictoires du manque et de l’excès. Trop peu ce gris et beaucoup trop dans cette épopée poétique au cœur de la mégapole.
Trop peu, cette « fadeur » -dont le rapprochement avec l’idéal confucéen du « neutre » est évoqué à travers la parole de François Jullien en exergue du recueil et dont Béatrice Machet nous rappelle au fil des pages que c’est ce à quoi elle devra se confronter, ce qu’elle devra saisir.
Gris
sa volonté de non agression
son appel à l’accomplissement sa tenue
invertébrée
ou encore
grey floating grey rooted in the
erotic and sacred connection to the land
grey this native this mysteriously blurred reality of non-possession
**
est-ce fade est-ce gris l’un dans l’autre et l’autre dans l’un
combinaisons à l’infini pour que jamais ne s’ennuie
l’esprit humain
dont la nature
toute la nature
serait d’être
complétude par indétermination
sans saveur ou bien avec toutes
sans hypertrophie d’aucune
jusqu’au sans relief
…
Fade, neutre, gris mais aussi dans l’excès contraire, un trop plein dans lequel elle se sent ballotée et sans poids. Trop de bruit, trop de gens.
Et la nave va et marée humaine
me porte
**
Is this an ocean for poetry to be drifting
without any center
plus loin
Le marteau piqueur vrille sa mèche dans les tympans
une tranchée dans le trottoir
mosaïque noire et blanche démantelée
…
et encore
C’est l’ombre des rickshaws par les rues étroites
elle doit fuir
l’agressivité des vespas
la ruche humaine
obéit à des instincts
à des logiques
que sa rationalité n’envisage pas
….
Que dire de la langue entre excès et manque, excès de voix, manque de sens :
The color of words heard
in buses
in the lifts
nothing I understand except
a few
as if playing rugby
coming out of the scrum
of packed people
…
et dans ce tourbillon en chaud et froid, le poids de la solitude pèse étrangement :
J’arpente la ville
la quadrille et me demande
pourquoi ce sentiment
de lourdeur
à transporter souvenirs et espoirs
aucun n’est requis
mais comment s’empêcher
de porter…
et prend une couleur indéfinie : grise ?
My sandals feet on the sidewalks
run a grey passage of entangled times
et plus loin
Est-ce là le sens de l’insensé ? L’insensé du sens ?
….
De parcourir à parier
le gris principe sape
les lettres
cela n’a ni queue ni tête
Mais y a-t-il quelque chose à comprendre à cette ville dans laquelle il va pourtant falloir que Béatrice vive ? Comprendre, elle le désire ardemment.
La seule direction donnée
la seule suggestion lisible
une image claire d’un territoire encombré
fait de fils d’encre emmêlés… une invitation un encouragement pour mes mains
je veux en tirer un découdre démailler ton tricotage
je veux comprendre
….
(Ces fils qui évoquent pour elle, la Femme-Araignée, une des principales divinités amérindiennes qui, selon la légende, aurait par son art du tissage participé à la création de l’univers.)
Et c’est peut être dans le but de comprendre qu’elle se penche sur les visages qui l’entourent : les femmes aux chapeaux de paille de la rua do mercadores, celle qui dort dans le bus, ligne 11 ; qu’elle profite, sur les marches de la calçada , de l’œil « du croqueur de visages » plus ou moins bridés plus ou moins foncés pour deviner de quelles provinces/ de la grande Chine/ sont originaires les passants.
Pour cette raison qu’elle les suit dans l’intimité foisonnante de leurs lieux de culte.
Des statuts monumentales vous accueillent
en vous terrifiant
alors vous fuyez dans la cour
il fait bon où l’encens brûle
tant de bâtons partout
Après l’évocation du culte des morts, Béatrice se lance dans une longue méditation sur le manque, manque qui n’est peut être pas absence de ce qui faisait la vie d’avant mais plutôt absence de cette intensité, de ce désir qui portent en général tout commencement.
What is missing….
La rosée
tôt le matin
bien sûr, mais puisqu’à partir de ce rêve plat le paysage n’offrira pas/de transcendance ne se pose-t-elle pas d’avantage la question :
ce qui manque est-ce brûler
est-ce….
cette métaphore de l’étincelle
ce corps flammèche d’une vie
ou encore plus loin
n’est-ce pas le lot de toute étincelle
de chaque mot
d’allumer et de donner vie
de permettre au feu
de se reposer
il a besoin
de nous
et là, c’est à petits pas, un peu comme des intrus que nous avançons car c’est dans l’intimité du poète que nous entrons :
et voyez l’étincelle soudaine de solitude
couchée sur papier
Mais rien de triste ni de nostalgique dans l’écriture de Béatrice qui n’a pas pour usage de s’appesantir sur le versant sombre de la vie.
Comme on fait le geste de chasser par dessus l’épaule ce qui gène, elle répond à sa propre question par la seule chose admise
Rien ne manque
C’est d’une pirouette et d’une plaisanterie que celle qui jongle si bien avec les mots va
laisser être
laisser venir
l’ère grise
facile de savoir que la cité est entrée dans le troisième âge
toute pilosité lui est grise jusqu’à blanche
après l’enfance et l’âge adulte
la vieillesse montre ses cheveux
un poivre envahi de sel
et s’en sera fini
de la fadeur
pas du gris.
Comme les aèdes transmettaient les légendes populaires depuis la Grèce mycénienne et tel Ulysse, Béatrice Machet chante pour nous son exil en terre macanaise. Comme Odysseus, elle poursuit sa quête des eaux familièreset de ce monde de nulle part oùelle a vécusur les marges de la lumièreelle nous conte sa grise odyssée.
Genevière Liautard, mai 2014 © Les Carnets d’Eucharis
SITE À CONSULTER
Association of Stories in Macao | General Post Office
PO box 1507, Macao, Chine
17:28 Publié dans Béatrice Machet, Geneviève Liautard, NOTES DE LECTURES/RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer | | Facebook
19/02/2014
Camille de Toledo, L'inquiétude d'être au monde, éd. Verdier (une lecture de Geneviève Liautard)
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UNE LECTURE DE Geneviève Liautard
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L’inquiétude d’être au monde
Camille de Toledo
Editions VERDIER, 2012
Collection Chaoïd
Site officiel | © http://www.editions-verdier.fr/v3/oeuvre-linquietudedetreaumonde.html
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■■■ L’auteur de ce chant met le doigt sur ce point sensible de notre cœur et appuie de toutes ses forces pour briser la concrétion qui en obstrue l’accès.
Quelle force dans ce recueil qui mêle prose et poésie dans une forme très libre dont on pourrait au premier abord se demander si elle est bien utile.
Mais bien sûr qu’ils sont utiles ces vers dont le rythme, la musique, les mots diffractés, réveillent - si besoin était encore après avoir lu : Je pense au père qui attend son enfant, le soir, et prie, en silence. Il ne croit pas en Dieu.
Quelque chose va avoir lieu, va ressurgir, nous le pressentons, quelque chose de terrible que nous avons oublié, que nous avons relégué au plus profond, quelque chose d’essentiel pourtant. Le visage du père… le visage d’Anna… Ettore !... là où il était, il ne reste que l’effroyable vide… voilà ce que Camille de Toledo nomme inquiétude et dès le début de ce livre, nous savons qu’il parle de nous et de ce que nous ressentons tous à des degrés divers dans nos vies, de ce qui empoisonne ce début de siècle. Cet impossible apaisement qui grandit avec l’âge il vient de loin, il suffit de se souvenir…
Du temps où l’homme était encore au centre, la nature maîtrisée, paisible… souvenir, nostalgie ! Que s’est-il passé pour que l’inquiétude se glisse ainsi dans le corps des choses ?
L’inquiétude est le nom
que nous donnons à l’impermanence
Et s’en suit ce que nous pressentions, le triste cortège des horreurs passées et présentes qui ont fait et continuent à faire de ce continent, un continent d’assassins.
Camille de Toledo parle en son nom de l’Europe, de son histoire, de ses langues. Et de ces dernières, il se méfie : langues impériales, coloniales, nationales, où l’on sait plus qu’ailleurs, comment les mots fabriquent des tueurs,
-et voilà qu’il agite devant nos yeux des images que notre société, passé l’effroi de la révélation, s’empresse d’oublier tant nous sommes abreuvés, par l’entremise des écrans, de massacres au quotidien : une île de Norvège, une école aux Etats-Unis ; il remonte l’Histoire, Grande Guerre, Shoa, élargit le spectre aux caprices de la terre…-
Il en parle sans concession,
Car l’Europe persiste,
supérieurement honteuse
de ce qu’elle a pu dire : Nous sommes, nous,
tandis que vous n’êtes pas.
...
...
Vous n’êtes rien, Nègres ou Juifs ou Indiens
vous n’êtes pas digne de brûler
dans le foyer de l’être.
Europe où des bêtes dociles sont abreuvées par les mots nations, identités, assurances, médicaments. Mots de clôtures qui, d’une main, attisent les peurs, et de l’autre, offrent les services de leurs chiens.
Et puis ce leitmotiv,
Comment est-ce arrivé ?
Orgueil, éloignement, indifférence, alors qu’il faudrait re-lier le mot Terre et le mot Homme
Comme dans le Cahier de Césaire
par le trait-d’union. Dans l’antre des langues
qui porte la mémoire de notre immersion.
alors qu’il faudrait se réinscrire
dans le cycle des naissances
et des disparitions.
et qu’il ne faudrait pas chercher de faux remèdes à notre inquiétude.
La consolation est la grande tentation du siècle débutant.
Ne cherchons pas dans le monde la parole, le mot, la figure de la consolation. Essayons de nous tenir, dans l’inquiétude, sans nous soumettre. Ne déléguons plus nos vies aux consolateurs.
Malaise
J’ai vu après le massacre de Colombine
aux Etats-Unis, les gamins s’emparer
du joystick de la simulation
…
… pour se guérir
de l’effroi, de l’inquiétude
Nous ne sommes plus dans le phénomène de catharsis des tragédies antiques où il ne faisait aucun doute sur le bien et le mal, le bon et le méchant. Aujourd’hui, les/nos enfants peuvent endosser tout aussi bien la tenue du premier que du second souvent bien plus attractive.
Camille de Toledo pousse le trait jusqu’à l’extrême. Son poème s’ouvre sur l’angoisse de perdre un enfant et se referme sur l’enfance en criant à non assistance à personne en danger.
Les gamins ne croient plus ce qu’ils voient.
Ils savent que tout, désormais
Est susceptible de se métamorphoser.
Qui prépare les enfants à ce temps nucléaire ?
Ce trentenaire est lui-même concerné. Lui qui est né bien après les catastrophes inscrites dans les mémoires, dont il est pourtant lourdement chargé, s’autorise à dire :
Nous ne sommes pas préparés.
Voilà la grande faute.
comme si la génération de ses grands-parents l’avait été par la force des choses, ayant vécu la/les guerres, celle de ses parents nés dans un pays apaisé, n’ayant pu/su opérer cette transmission.
Le lecteur pris à témoin tout au long de ces pages, est invité/accueilli dans une forme de sagesse résignée : nous ne demandons rien d’autre qu’un peu de paix.
Mais cette prière, nul n’est là pour l’entendre…
…sauf le poète dont il a endossé le rôle et qui porte à bout de langue l’espoir en forme d’utopie.
***
Camille de Toledo nous dit :
"Ce texte, écrit pour la Maison du Banquet et des générations, a été lu le 8 août 2011 à Lagrasse. La décision de le publier est indissociable, en moi, d'un espoir de voir les mots agir sur et dévier l'esprit contemporain de l'Europe."
Le 8 août, soit 15 jours après la tuerie d’Utoya.
Geneviève Liautard
24 janvier 2014
© Les Carnets d’Eucharis
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■■■Camille de Toledo de son vrai nom Alexis Mital, né le 25 juin 1976 à Lyon (France) est écrivain mais aussi vidéaste, musicien et photographe.
Camille de Toledo | © Ghila Krajzman
L’inquiétude est le nom que nous donnons à ce siècle neuf,
au mouvement de toute chose dans ce siècle.
Paysages ! Villes ! Enfants !
Voyez comme plus rien ne demeure.
Tout bouge et flue.
Paysages ! Villes ! Enfants !
L’inquiétude est entrée dans le corps du père qui attend son fils,
comme elle s’est glissée, un jour, dans le corps des choses.
C’était hier. C’est aujourd’hui.
Ce sera plus encore demain.
L’inquiétude de l’espèce, des espèces,
et de la Terre que l’on croyait si posée,
qui ne cesse de se manifester à nous,
sous un jour de colère, au point qu’on la croirait
froissée ou en révolte.
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22:15 Publié dans Geneviève Liautard, NOTES DE LECTURES/RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer | | Facebook