Camille de Toledo, L'inquiétude d'être au monde, éd. Verdier (une lecture de Geneviève Liautard) (19/02/2014)

 

 

UNE LECTURE DE Geneviève Liautard

 

 

L’inquiétude d’être au monde
Camille de Toledo

 

Editions VERDIER, 2012

Collection Chaoïd

 

 

 

 

Site officiel | © http://www.editions-verdier.fr/v3/oeuvre-linquietudedetreaumonde.html

 

 

 

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 L’auteur de ce chant met le doigt sur ce point sensible de notre cœur et appuie de toutes ses forces pour briser la concrétion qui en obstrue l’accès.

 

Quelle force dans ce recueil qui mêle prose et poésie dans une forme très libre dont on pourrait au premier abord se demander si elle est bien utile.

Mais bien sûr qu’ils sont utiles ces vers dont le rythme, la musique, les mots diffractés, réveillent -    si besoin était encore après avoir lu : Je pense au père qui attend son enfant, le soir, et prie, en silence. Il ne croit pas en Dieu.

Quelque chose va avoir lieu, va ressurgir, nous le pressentons, quelque chose de terrible que nous avons oublié, que nous avons relégué au plus profond, quelque chose d’essentiel pourtant. Le visage du père… le visage d’Anna… Ettore !... là où il était, il ne reste que l’effroyable vide… voilà ce que Camille de Toledo nomme inquiétude et dès le début de ce livre, nous savons qu’il parle de nous et de ce que nous ressentons tous à des degrés divers dans nos vies, de ce qui empoisonne ce début de siècle. Cet impossible apaisement qui grandit avec l’âge il vient de loin, il suffit de se souvenir…

Du temps où l’homme était encore au centre, la nature maîtrisée, paisible… souvenir, nostalgie ! Que s’est-il passé pour que l’inquiétude se glisse ainsi dans le corps des choses ?

L’inquiétude est le nom

que nous donnons à l’impermanence

 

Et s’en suit ce que nous pressentions, le triste cortège des horreurs passées et présentes qui ont fait et continuent à faire de ce continent, un continent d’assassins.

Camille de Toledo parle en son nom de l’Europe, de son histoire, de ses langues. Et de ces dernières, il se méfie : langues impériales, coloniales, nationales, où l’on sait plus qu’ailleurs, comment les mots fabriquent des tueurs,

-et voilà qu’il agite devant nos yeux des images que notre société, passé l’effroi de la révélation, s’empresse d’oublier tant nous sommes abreuvés, par l’entremise des écrans, de massacres au quotidien : une île de Norvège, une école aux Etats-Unis ; il remonte l’Histoire, Grande Guerre, Shoa, élargit le spectre aux caprices de la terre…-

 

Il en parle sans concession,

 

Car l’Europe persiste,

supérieurement honteuse

de ce qu’elle a pu dire : Nous sommes, nous,

tandis que vous n’êtes pas.

...

...

Vous n’êtes rien, Nègres ou Juifs ou Indiens

vous n’êtes pas digne de brûler

dans le foyer de l’être.

 

Europe où des bêtes dociles sont abreuvées par les mots nations, identités, assurances, médicaments. Mots de clôtures qui, d’une main, attisent les peurs, et de l’autre, offrent les services de leurs chiens.

 

 

Et puis ce leitmotiv,

Comment est-ce arrivé ?

 

Orgueil, éloignement, indifférence, alors qu’il faudrait re-lier le mot Terre et le mot Homme

Comme dans le Cahier de Césaire

par le trait-d’union. Dans l’antre des langues

qui porte la mémoire de notre immersion.

 

alors qu’il faudrait se réinscrire

dans le cycle des naissances

et des disparitions.

 

et qu’il ne faudrait pas chercher de faux remèdes à notre inquiétude.

 

La consolation est la grande tentation du siècle débutant.

 

Ne cherchons pas dans le monde la parole, le mot, la figure de la consolation. Essayons de nous tenir, dans l’inquiétude, sans nous soumettre. Ne déléguons plus nos vies aux consolateurs.

 

Malaise

 

J’ai vu après le massacre de Colombine

aux Etats-Unis, les gamins s’emparer

du joystick de la simulation

… pour se guérir

de l’effroi, de l’inquiétude

 

Nous ne sommes plus dans le phénomène de catharsis des tragédies antiques où il ne faisait aucun doute sur le bien et le mal, le bon et le méchant. Aujourd’hui, les/nos enfants peuvent endosser tout aussi bien la tenue du premier que du second souvent bien plus attractive.

 

Camille de Toledo pousse le trait jusqu’à l’extrême. Son poème s’ouvre sur l’angoisse de perdre un enfant et se referme sur l’enfance en criant à non assistance à personne en danger.

 

Les gamins ne croient plus ce qu’ils voient.

Ils savent que tout, désormais

Est susceptible de se métamorphoser.

 

Qui prépare les enfants  à ce temps nucléaire ?

 

Ce trentenaire est lui-même concerné. Lui qui est né bien après les catastrophes inscrites dans les mémoires, dont il est pourtant lourdement chargé, s’autorise à dire :

Nous ne sommes pas préparés.

Voilà la grande faute.

 

comme si la génération de ses grands-parents l’avait été par la force des choses, ayant vécu la/les guerres, celle de ses parents nés dans un pays apaisé, n’ayant pu/su opérer cette transmission.

 

Le lecteur pris à témoin tout au long de ces pages, est invité/accueilli dans une forme de sagesse résignée : nous ne demandons rien d’autre qu’un peu de paix.

 

Mais cette prière, nul n’est là pour l’entendre…

 

…sauf le poète dont il a endossé le rôle et qui porte à bout de langue l’espoir en forme d’utopie.

 

 

***

 

Camille de Toledo nous dit :

 

"Ce texte, écrit pour la Maison du Banquet et des générations, a été lu le 8 août 2011 à Lagrasse. La décision de le publier est indissociable, en moi, d'un espoir de voir les mots agir sur et dévier l'esprit contemporain de l'Europe."

 

Le 8 août, soit 15 jours après la tuerie d’Utoya.

 

 

Geneviève Liautard

24 janvier 2014

© Les Carnets d’Eucharis

 

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Camille de Toledo de son vrai nom Alexis Mital, né le 25 juin 1976 à Lyon (France) est écrivain mais aussi vidéaste, musicien et photographe.

 

 

 

 

Camille de Toledo | ©  Ghila Krajzman

 

 

L’inquiétude est le nom que nous donnons à ce siècle neuf,
au mouvement de toute chose dans ce siècle.
Paysages
! Villes! Enfants!

Voyez comme plus rien ne demeure.
Tout bouge et flue.
Paysages
! Villes! Enfants!
L’inquiétude est entrée dans le corps du père qui attend son fils,
comme elle s’est glissée, un jour, dans le corps des choses.
C’était hier. C’est aujourd’hui.
Ce sera plus encore demain.
L’inquiétude de l’espèce, des espèces,
et de la Terre que l’on croyait si posée,
qui ne cesse de se manifester à nous,
sous un jour de colère, au point qu’on la croirait
froissée ou en révolte.

 

 

 

 

 

 

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