24/05/2014
André Pieyre de Mandiargues (Ruisseau des solitudes)
© Jeanloup Sieff, André Pieyre de Mandiargues, 1961
© MAN RAY, Portrait de Bona Tibertelli de Pisis, 1953
L’innomÉ
Ce lien qui est entre elle et moi, quel est-il, ou bien, si ce n’est d’un lien précisément qu’il s’agit, qu’est-ce, et quel mot de langage d’homme plus justement accuserait cela ? Les yeux ? Sans doute il y a le regard de ces très grands yeux (excessifs, dira l’envieuse) où dès le premier abord je fus engouffré jusqu’au ténébreux point. Mais ce n’est pas un regard qui me lie. Sans doute il y a la chevelure, massivement brune avec un ton de bois beau et bon (où la teinture aujourd’hui masque une infiltration de la couleur squelettique). Mais ce n’est pas la chevelure qui est en cause. Il y a les épaules qui hors des hublots jumeaux d’une blouse en soie rose proposaient hier aux mains de tous une cueillaison cananéenne. Ce n’est pas non plus les épaules. Ni l’extérieure enveloppe, fin cuir doué d’une fragrance où s’humanise un parfum de couturier. Ni les jambes qui depuis la terre ferme (sa naturelle parente) jamais n’ont manqué d’indiquer à mon désir la direction certaine. Ni la voix qui voltige et broie sur l’appui des molécules d’air, sans répit donnant lieu à la raison, à la drôlerie, à l’enfantillage ou à la divagation. Vingt ans presque ont passé depuis que s’est ourdi ce lien, qui tient le ciel ouvert au-dessus de moi, sans l’empêcher parfois de s’assombrir avant un radieux renouveau. Ce lien élémentaire, je ne le nommerai pas.
Ruisseau des solitudes
Editions Gallimard, NRF, 1967
André Pieyre de Mandiargues
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