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01/03/2014

Claude-Louis Combet, Suzanne et les Croûtons (éd. L'Atelier Contemporain)

[Comme s’ils n’étaient là, depuis toujours, qu’afin de se tenir au plus près et de la contempler, elle, la chaste Suzanne, du fond de leur impotence et de leur nullité, offrant l’ombre de leur désir et son vide derrière le souvenir, on les avait rassemblés, formant chapitre d’hôpital général, section des vieux Croûtons, dans la grande maison du bord de l’eau, ou bordeleau, intitulée Clinique du Confluent. Et ils savaient qu’ils n’en sortiraient pas, sinon les pieds devant, et que c’était la dernière étape, la dernière pause avant la fin des travaux – ce pour quoi ils pouvaient se dire que tout était permis, dans l’absence de tout au-delà de leur attente. Aussi leur négligence à se présenter correctement était totale. La plupart avait renoncé à la toilette matinale : ils ne se rasaient plus, ils ne se peignaient plus, ils avaient cessé même de laver les extrémités exposées de leur corps. Ils arboraient des mines truandesques, tantôt épanouies en faces rubicondes, tantôt décharnées, creusées et torturées en lames et lamelles de peau grisâtre et hirsute. À toutes les heures du jour et de la nuit, ils aplatissaient leur gueule contre les parois de verre du long couloir par lequel passerait bientôt Suzanne, selon les obligations obscures de son service.]

 

et ligne après ligne/and line after line

 

Du côté de chez…

Claude Louis-Combet

 

©INTERNET | Photo : Jean-Luc Bertini pour la revue

La femelle du requinN°35 – Hiver 2011

 

Suzanne

&

les Croûtons

 

Editions L'atelier contemporain

François-Marie Deyrolle éditeur

2013

 

Site éditeur | © http://www.r-diffusion.org/index.php?ouvrage=LAC-10

 

 

 

Quelques autres, parmi la population de Croûtons encasernée ici, à la Clinique du Confluent, offraient en spectacle une nature plus triviale, calculatrice et pragmatique. C’était une bande de compères, ci-devant chauds lapins, à présent frappés, comme les autres, par le mal d’impotence. À la manière de ces grands malades ou grands infirmes qui tirent vanité de leur indigence physique et se tiennent au premier rang de la foule, lorsqu’est annoncée la venue de quelque thaumaturge, aux miracles assurés, ceux-là encadraient la porte d’entrée du grand hall de l’établissement, que Suzanne devrait nécessairement franchir aussitôt qu’elle arriverait. Ils étaient entièrement nus, exhibant leurs loques sexuelles, mais comme ils n’avaient rien oublié des bonnes façons de leur passé de séducteurs et qu’ils connaissaient bien le langage des fleurs, ils tenaient piquée, dans la petite fente de leur verge, la tige d’une fleurette extasiée, un œillet de poète, une jeune marguerite, un bouton d’or, et ils avaient disposé des bribes de verdure tout autour, subtilement attachées aux poils du pubis. Ainsi ornés, ils se donnaient l’air des vieilles divinités des jardins et bosquets d’autrefois. Mais naturellement, cette opération de fleuriste, rameuteur de belles, n’avait rien de flambant. Pourvu de sa garniture, le sexe n’en était pas moins dépourvu de tout allant. La saison restait au plus morne, dans le mensonge du jardin. Cependant les ex-ripailleurs, gourmands de viandes féminines, en imposaient à tous les autres. Suzanne, comme toutes les filles, serait flattée, comme d’un bijou, d’un colifichet, d’une gâterie originale et elle aurait sur eux, les premiers, le geste qui réveille les morts. Si son fluide devait s’épuiser bientôt, au moins en auraient-ils reçu la primeur, avec tout son concentré d’énergie. Ils attendaient, ils campaient, ils montaient la garde, leur virilité déliquescente, mais le pied encore ferme. Leur imagination était restée chaude. Sans que leur chair fût même en état de frémir, ils se voyaient encore en galants verdoyants, assidus aux charmes dévoilés de la femme. Cette Suzanne que personne n’avait vue mais qui occupait les reculées inaccessibles du désir, en une attente infinie, ils en percevaient déjà les formes saines et bien remplies, les seins puissants, le ventre épanoui, la toison abondante. Celle qui, assurément, se préparait à surgir, ne pouvait que s’abandonner au culte dont elle faisait l’objet, dans ce dernier carré de vieux mâles défaits et rassis – Croûtons balayés parmi les détritus de la vie. Il y avait de l’imploration dans leur mémoire élimée, entre inertie flasque et trémulation d’impuissance chatouillée, cela n’avait pas de voix, pas de mots, mais des soupirs s’agglutinant autour d’une seule image : d’une femme nue, en toute beauté, offerte au monde pour la résurrection de la chair et le salut des agonisants. Ce fantôme du cœur et des sens, remonté de la plus profonde nuit des aspirations des mâles, allait s’incarner enfin, c’était sûr, depuis plus de quatre mille ans qu’on l’attendait, promis par les prophètes et les poètes, et ce serait dans le corps de Suzanne, selon l’abondance de ses grâces et la générosité de son sexe. Tous les Croûtons partageaient cette évidence au-dedans, comme une révélation qui n’appartenait qu’à eux.

 

 

 

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Louis-Combet, Suzanne et les Croûtons

 

4ème de Couverture

 

Le récit biblique de la mésaventure de la chaste Suzanne calomniée par un quarteron de vieillards lubriques a donné lieu à maintes illustrations picturales ou littéraires. Il est devenu un véritable topos dans la culture occidentale. Le texte, ici offert au lecteur, s'inspire bien de la légende, mais sur le mode de la dérision, de la fabulation grotesque, érotique et fantasmatique. Suzanne se fait complice des regards qui assaillent sa pudeur, et les vieillards, tout entier réduits à leur impuissance de croûtons, basculent dans un délire de luxure collective. Le manuscrit original de ce récit est reproduit in extenso.

 

 

Claude-Louis Combet

L’auteur de Suzanne et les Croûtons (né à Lyon en 1932) affiche un goût aussi pervers que naturel pour les fictions nourries de réminiscences religieuses, de légendes mythologiques ou hagiographiques ou encore de singularités mystiques trempées de psychopathologie. Cela a commencé avec Marinus et Marina (1979) et s’est poursuivi dans Mère des croyants (1983), Beatabeata (1985), L’Âge de Rose (1997), Passions apocryphes (1997), Les Errances Druon (2005), Gorgô (2011). L’écriture, résolument à l’écart des modes et des écoles, s’efforce de rejoindre un certain noyau d’expérience intérieure où prennent vie et forme les contradictions de l’existence aux prises avec le Sacré.

 

 

 

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