Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

28/11/2013

André Pieyre de Mandiargues

 

 

PIEYRE DE MANDIARGUES

---------------------------------

 

 

André Pieyre de Mandiargues

[1961]

par Jeanloup Sieff

 

EXTRAIT

Le Musée noir

 


Un bruit, qu’on eût d’abord attribué à la course d’une bête fureteuse dans les chaumes cassants des fougères de la dernière saison, frappa les oreilles de Damien ; des pieds trop rapides pour qu’il pût croire à la venue d’un lourdaud, tel que les bûcherons ou les charbonniers que l’on rencontre habituellement sous bois, firent rouler des cailloux du haut du talus au fond de la cavée ; quand cela fut près de lui, il sentit un frôlement très menu contre son dos, avec une odeur de toison humide. Captivé par sa vision, il essayait de ne pas bouger pour mieux la retenir, souhaitant glisser à nouveau, dès le retour de la solitude, dans la représentation chaque jour évoquée de son plus triomphal souvenir, mais un coup de vent dissipa le grand corps annelé qu’il se plaisait à humilier par les rigueurs d’un examen morose ; alors il ramena les yeux sur terre, et il aperçut contre le fond obscur du paysage forestier un petit être blanc qui regardait, comme s’il hésitait à y risquer ses chevilles, le raidillon conduisant au chemin du bas. C’était une femme, mais habillée d’un pantalon bouffant de gros lainage souple, avec un chandail de cachemire très pur, le tout d’un admirable éclat crayeux ainsi que la robe enfarinée des bateleurs qui font leur parade aux champs devant un cirque de roulottes ; et à l’encontre des filles de billards elle avait des cheveux, d’une couleur châtaine aussi évidemment naturelle que celles de l’argile nue, de l’herbe sèche, des feuilles mortes ou du poil de lièvre, qui, piqués de broutilles, lançaient sur son épaule droite une longue mèche folle assez bien accordée à tout ce que peuvent offrir des hectares innombrables d’arbres et de taillis pendant l’époque où le printemps déchire à peine les défroques rouillées de l’hiver.

 

            « Plus précieuse que toutes les autres créatures de la forêt ! » pensa Damien, à qui, pourtant, ses promenades avaient permis de connaître une foule de merveilles : le chevreuil, croissant beige jeté par-dessus le sentier avec la promptitude élastique d’un coup de raquette ; ce guerrier minuscule qu’expulse en armure sombre un brin d’herbe introduit dans son trou au bord de la mousse, le grillon ; piétant sous les couverts, le rouge-gorge en train de fendre du bec, pour en tirer des larves, un énorme champignon mi-saumon, mi-bleu ; et si joli, le roitelet, quand il trottine sur les branches basses des sapins ou dans l’abri poussiéreux des ifs, qu’il vous serre le cœur ainsi que ferait une fille dévêtue, terminant sa robe de bal sur une machine à coudre éclairée par la lune au centre d’un rond-point de vieilles souches. « Ne rien perdre de cette femme ! » pensa-t-il encore, avec une acuité qui l’étonna, tandis qu’il découvrait aussi chez lui un plus intense désir de possession que jamais ne lui avaient donné le rouge-gorge, le roitelet, le grillon, le cerf-volant aux cornes bleu-noir, la cétoine dorée qui se cramponne à la fleur de sureau, ou même l’écureuil que l’on peut enfermer dans une cage tournante comme dans un lampion vénitien une belle flamme de poil roux. Cependant, il s’abstint de produire aucun geste, par une sorte d’effroi, ne prononçant pas non plus le salut banal que l’on échange souvent au bois, ainsi que des canotiers à la mer, et que peut-être elle attendait pour se retourner si, moqueuse, elle avait fait exprès d’appuyer sur lui au passage l’écharpe de tweed fauve qu’elle tenait à la main.

 

            Quand elle se décida, ce fut un vrai caprice, un parfait mouvement de chèvre : loin de descendre à flanc de talus ainsi que s’y attendait Damien, elle bondit, blanche et légère, par-dessus des touffes d’orties, masquant de leur jeune verdure quelques ronces mortes qui barraient suffisamment depuis plusieurs années l’entrée du pont. Comme, alors, il lui criait le danger de ces planches vermoulues et qu’elle revînt en arrière pour traverser par le chemin de tout le monde au fond de la cavée, elle se mit contre la balustrade juste au milieu de la passerelle, jambes écartées, un bras levé au bout duquel claquait l’écharpe dans les airs, le visage tendu, avec une expression de joie violente, vers lui qui s’était dressé trop tard pour la retenir. Dans la cavée sonore, le vent engouffrait des rafales qui allongeaient derrière elle les boucles de ses cheveux et plaquaient contre son corps ses vêtements de tricot ; ainsi fuyaient au loin, sans que Damien pût rien entendre, les mots qu’il voyait naître à son adresse sur la bouche de l’imprudente.

 

            Après avoir hésité une minute et puisque, décidément, elle ne voulait pas obéir, il franchit à son tour le roncier couronné d’orties, en se demandant, tandis que ses pieds écrasaient le maigre obstacle, pourquoi les gardes n’avaient pas mis là trois ou quatre pieux avec un bon réseau de fil de fer barbelé. Quoi qu’il fît, il espérait bien qu’elle ne l’attendrait pas, car, à moins de l’avoir vaincue d’abord au jeu de billard, une femme inconnue le rendait stupide comme sous l’envol coupant des geais bleutés, rués parfois avec des cris d’un feuillage au-dessus de sa tête ; et quand il posa les doigts sur le premier montant de la balustrade, il fut presque soulagé de voir sur l’autre bord, disparaître le pantalon blanc dans un groupe de houx très sombres en lisière du taillis.

 

            A le gratter de l’ongle, aussitôt le montant s’effritait, creusé par la vermine de cellules farineuses, hérissé de lichens jaunes et gris entre des champignons plats qui ressemblaient à des oreilles noirâtres, ou à de petites ventouses de caoutchouc brun.

 

 

 

        

■ André Pieyre de Mandiargues, Le Musée Noir, Ed. Robert Laffont, 1946

 

Extrait « Le Pont »

 

Les commentaires sont fermés.