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01/06/2013

Entretien avec Marc Quaghebeur réalisé par Marie Etienne

[Entretien]

Marc Quaghebeur

Les Grands Masques – Editions Renaissance du Livre

Waterloo, Belgique

Collection « Le grand miroir », 2O12

 

 

 

 

 

UN PROJET ORIGINAL et ambitieux

Entretien avec Marc Quaghebeur

réalisé par Marie Etienne

 

        

 

 

A l’occasion de la parution de son roman Les Grands Masques (Editions Renaissance du livre, Waterloo, Belgique), j’ai eu le désir d’un entretien avec Marc Quaghebeur. Un poète n’écrit pas de la prose et surtout de la prose romanesque comme un romancier. Il éprouve le besoin de condenser ses propos, d’éliminer ce qui lui paraît inutile. Ce qui donne, dans le cas de ce livre-là une forme tout à fait originale. Voyons rapidement en quoi elle consiste, avant de donner la parole à l’auteur. Le roman, malgré les coupes sévères dont il fut l’objet au moment de son élaboration, comporte tout de même quelques 300 pages. C’est qu’il met en scène une cinquantaine de personnages, qui évoluent et se rencontrent dans un grand nombre de lieux. Pour brosser un portrait de chacun d’eux, indiquer les liens qui les unissent (ou les désunissent), l’auteur a imaginé de les présenter rapidement en fin de volume. Il faut donc se reporter à ces biographies pour savoir qui ils sont. Reste l’essentiel, c’est-à-dire certains évènements croqués comme de courtes nouvelles, et des dialogues, souvent elliptiques, toujours nerveux, portés par une érudition et une connaissance peu communes de l’art, de la peinture et de la politique, à quoi s’ajoute une réflexion de moraliste sensible mais dénué de complaisance sur le mal qui taraude et qui ronge notre monde.

 

 

 

Marie Etienne. Vous occupez depuis 1980 le poste éminent de Directeur des Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles. Comment conciliez-vous cette charge écrasante avec votre travail littéraire ?

 

Marc Quaghebeur. En un sens, ce sont deux mondes séparés, mais sauf à être schizophrène, ils ne sont pas complètement étanches. La vie de voyageur qui est la mienne a nourri la description ou l’évocation des nombreuses villes ou pays d’Europe, d’Afrique ou d’Amérique, entre lesquels circulent mes personnages. D’autre part, l’usage d’archives dans le récit provient certainement de mon métier,  et tout autant de la passion de l’archive qui était celle de mon père. Mon travail contraignant a, en revanche, pesé sur le tempo de la genèse du roman, écrit essentiellement en juillet et août.

 

M. E. Vous êtes par ailleurs l’auteur de nombreux essais  et vous dirigez les collections “Archives du futur” et “Documents pour l’histoire des francophonies”. Je suppose que ce volet de votre activité a nourri votre roman ?

 

M. Q. La hantise de l’Histoire, repérable dans toute mon activité critique, se retrouve dans la matière et dans le questionnement des Grands Masques, une sorte de roman du XXe siècle. L’ancrage et l’engagement dans son siècle du personnage central du roman, le peintre et résistant Ernest De Cormois, procèdent de la même conviction mais l’actualisent tout autrement que dans des écrits consacrés à la littérature d’autrui.

 

M. E. Vous avez publié des recueils de poésie qui constituent le Cycle de la Morte (1) et des proses proches de la poésie (2). Pourquoi ce passage récent au roman ?

 

M.Q. L’écriture des Grands Masques ne signifie pas que je n’écris plus de poésie ou de textes brefs ; simplement la prose romanesque s’est imposée à moi en 2004. Les Grands Masques engrangent les mutations de mes trois livres importants qui les précèdent. Les proses méditatives des Carmes du Saulchoir (2) tournaient autour du visage, de l’art et de la mort, avec en arrière-fond, Tournai, ville détruite par les nazis.

La Nuit de Yusteest faite de trois récits brefs d’un très vieil homme, l’empereur Charles-Quint, qui rebrasse et finit par expliciter sa vie à travers la peinture du Titien. Et, le personnage central de mon roman, Ernest De Cormois, est un peintre qui meurt lui aussi très âgé, qui synthétise dans sa peinture les affres et les espérances du siècle. La diffractation des « petites proses » que sont mes Clairs obscurs se retrouve dans la forme des Grands Masques mais avec un liant, le narratif. Les tableautins de Clairs obscurs ne le permettaient pas.

 

M. E. Pouvez-nous nous parler du sujet de votre livre ?

 

M. Q. Le récit brasse les grands constituants du XXe siècle (nazisme et shoah ; guerre mondiale et décolonisation ; capitalisme et social-démocratie, etc.) mais ne les laisse entrevoir qu’à travers les choix des personnages, les événements qui les ont marqués et l’entrecroisement de leurs destins. Il constitue une forme d’enquête, menée parallèlement par Suzanne Andrieux et Paul de Cormois. Si elle y trouve la matière de son roman, lui découvre le chef-d’œuvre inconnu de son oncle : Les Juifs de Vienne.

L’intrication profonde entre Art et Histoire noue cette fiction. La peinture y occupe une place centrale, mais en abîme. Elle a constitué pour De Cormois la réponse concrète à l’impensable et au Mal absolu sans l’amener jamais à autonomiser l’Art pour autant. S’ils comportent des aspects de roman familial, de roman historique, de roman policier, de roman épistolaire ou de roman d’amour, voire de récit initiatique, Les Grands Masques ne correspondent à aucun de ces genres, qu’ils emmêlent. Il s’agit en effet de restituer, par bribes, traces et trous, en dehors de toute linéarité, un siècle, et des vies à travers lui.

 

M. E. Compte tenu de la variété et de l’importance des sujets brassés, votre roman est relativement court. Ce qui, à notre avis, tient à la forme que vous avez adoptée. Pouvez-vous nous en parler ?

 

M. Q. J’ai fini par choisir la condensation, réduit de moitié le roman initial mais doublé le nombre de chapitres. J’étais toutefois allé trop loin dans l’élagage. Je me suis remis à l’ouvrage, j’ai recréé des liens, facilité certains aspects de la lecture, et abouti à une forme baroque avec une écriture janséniste.

C’est la parole vivante plus que l’extradiégétique qui accouche des morceaux du puzzle, et permet de reconstituer les destins essentiels du livre dont celui de De Cormois, lequel n’intervient jamais dans le récit. Ses tableaux, que j’ai inventés, donnent un liant secret à cet ensemble, patchworkisé mais recomposable en partie par le lecteur. Une forme donc, où la modernité et l’historique, l’individuel et ce qui le mine ou le dépasse vont de pair – ce que préparaient peut-être mes poèmes mais qu’ils n’étaient pas capables d’atteindre.

 

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Quelques titres de recueils poétiques  et de proses

(1) À la Morte,  Montpellier, Fata Morgana, 1990. Oiseaux, Bruxelles, Jacques Antoine éd, 1988. L'Outrage,  Montpellier, Fata Morgana, 1987. Chiennelures,  Montpellier, Fata Morgana, 1983. L’Herbe seule, Lausanne, L’âge d'homme, 1979.

(2) Clairs obscurs, Cognac, Le Temps qu'il fait, 2006. La Nuit de Yuste,  Bruxelles, Le Cormier, 1999. Les Carmes du Saulchoir, Toulouse,  L'Ether vague, 1993.

 

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Note biographique

Né à Tournai en 1947, Docteur en Philosophie et Lettres, critique doublé d’un écrivain, Marc Quaghebeur dirige depuis 1980 les Archives & Musée de la Littérature à Bruxelles. Ses travaux qui ont trait aux rapports entre langue, esthétique et histoire concernent essentiellement les lettres belges et les littératures francophones – et cela, tant au plan de ses recherches que des collections qu’il dirige, « Archives du futur » et « Documents pour l’histoire des Francophonies », notamment. Auteur de nombreux essais, de plusieurs recueils poétiques, puis de proses marquées par le resserrement poétique, il publie son premier roman Les Grands Masques (La Renaissance du Livre, Waterloo, Belgique, 2012) qui met en abyme un peintre immergé dans l’histoire du xxe siècle.

 

Les Carnets d’Eucharis N°37 (Printemps 2013) © Marie Etienne

 

 

 

 

 

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