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09/12/2011

Zbigniew Herbert, Corde de lumière

Zbigniew Herbert Corde de lumière

(Œuvres poétiques complètes I)

Editions Le Bruit du Temps, 2011

 

 

LECTURE : (Nathalie Riera)

            « … un poème qui sonne comme un disque de vieux tango ne m’attire pas », [1] mais ce n’est pas pour autant que le grand poète polonais Zbigniew Herbert(1924-1998)  soumettra sa passion de penser à « ce malheureux intellectualisme de la poésie contemporaine », refusant pour cela l’épithète de « poète intellectuel ». Pour Herbert, entre le poète et son lecteur, la complicité est plus que jamais primordiale : « Je fais confiance à mon lecteur pour être mon complice, travailler avec moi. Ceux qui dispensent une distraction facile méprisent leur public. Moi, je le traite comme un partenaire, en respectant sa différence, sa capacité de juger et de critiquer ».[2]

            « Une flamme qui pense », en titre d’un article de Claude Mouchard dans La Quinzaine Littéraire,[3] le poème chez Herbert n’est pas un moyen d’expression mais le moment d’une expérience intérieure, le lieu d’une autre connaissance. Pour faire un  parallèle avec le réalisateur russe Andreï Tarkovski : « … mes films ne sont pas une expression personnelle mais une prière. Quand je fais un film, c’est comme un jour de fête. Comme si je posais devant une icône une bougie allumée ou un bouquet de fleurs. Le spectateur finit toujours par comprendre lorsqu’on lui parle avec sincérité (…) Le manque d’honnêteté détruirait le dialogue ». [4]

            Que peut offrir la poésie dans un monde trahi ? La poésie, antithèse du concept et de la puissance négatrice, chaque poème est une ligne du cœur sans mélodie artificielle, la volonté d’une union du rêve et de la mémoire. « (…) les poètes n’ont pas de pouvoir sur le monde. La langue est leur unique royaume. Ce n’est que dans ce domaine qu’ils peuvent gouverner et légiférer ».[5]

 

            Corde de lumière est le premier volume des Œuvres poétiques complètes, publié aux éditions Le Bruit du Temps, et traduit du polonais par Brigitte Gautier.

 

 

(Les carnets d’eucharis, Nathalie Riera, décembre 2011)

 

 

www.lebruitdutemps.fr/

 

 

 

 


 

 

EXTRAITS

 

 Zbigniew Herbert.jpg

 

 

La forêt d’Ardenne

 

Joins les mains pour puiser du rêve

comme on puise eau ou graine

et apparaît une forêt : nuée verte

et un tronc de bouleau comme une corde de lumière

et mille paupières vont battre

une langue feuillue oubliée

tu te remémoreras alors le matin blanc

où tu attendais que les portes s’ouvrent

 

tu sais l’oiseau entrouvre cette contrée

il dort dans l’arbre et l’arbre dans la terre

source ici de nouvelles questions

sous les pas les courants des mauvaises racines

vois le dessin de l’écorce où

s’imprime une corde de musique

le luthiste tournant les chevilles

afin que résonne ce qui se tait

 

écarte les feuilles : des fraises des bois

la rosée d’une feuille l’arête d’une herbe

plus loin l’aile d’une libellule jaune

une fourmi enterre sa sœur

plus haut au-dessus de la belladone traîtresse

mûrit doucement un poirier sauvage

sans attendre de meilleure récompense

assieds-toi sous l’arbre

 

joins les mains pour puiser de la mémoire

des morts  les prénoms la graine flétrie

une autre forêt : nuée calcinée

le font marqué d’une lumière noire

et mille paupières serrées

fort sur des globes immobiles

l’arbre et l’air brisés

la foi trahie des abris vides

 

et cette forêt-là est pour nous pour vous

les morts réclament aussi des fables

une poignée d’herbes l’eau des souvenirs

alors sur les aiguilles de pin sur les murmures

et des odeurs les fils fragiles

peu importe que la branche t’arrête

que l’ombre te mène par des chemins sinueux

car tu retrouveras et tu entrouvriras

notre forêt d’Ardenne

 

 

(p.85/87)

 

 

 

Le sel de la terre

 

Une femme passe

son foulard tacheté comme un champ

elle serre contre sa poitrine

un petit sac en papier

 

cela se passe

en plein midi

au plus bel endroit de la ville

 

c’est ici qu’on montre aux excursions

le parc et son cygne

les villas dans les jardins

la perspective et la rose

 

Une femme avance

avec la bosse d’un baluchon

-         que serrez-vous donc ainsi grand-mère

 

elle vient de trébucher

et du sac

sont tombés des cristaux de sucre

 

la femme se penche

et son expression

n’est rendue

par aucun peintre de cruches brisées

 

elle ramasse de sa main sombre

sa richesse dissipée

et remet dans le sac

les gouttes claires et la poussière

 

Elle

reste

si

longtemps

à genoux

comme si elle voulait ramasser

la douceur de la terre

jusqu’au dernier grain

 

 

(p.144/145)

 

 

 

 



[1] Corde de lumière, « Ecrire des poèmes/Conversation de Zbigniew Herbert  avec lui-même », p.15

[2] Ibid., p.15

[3] La Quinzaine Littéraire n° 1050, du 1er au 15 décembre 2011

[4] Dernière interview donnée par le cinéaste Andreï Tarkovski, le 28 avril 1986, publiée dans Nouvelles Clés.

[5] Corde de lumière, p. 17

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