07/12/2008
Claude Simon - ("Le Vent")
Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre.
Paul Valéry
… ce fut ainsi que cela se passa, en tous cas ce fut cela qu’il vécut, lui : cette incohérence, cette juxtaposition brutale, apparemment absurde, de sensations, de visages, de paroles, d’actes. Comme un récit, des phrases dont la syntaxe, l’agencement ordonné – substantif, verbe, complément – seraient absents. Comme ce que devient n’importe quel article de journal (le terne, monotone et grisâtre alignement de menus caractères à quoi se réduit, aboutit toute l’agitation du monde) lorsque le regard tombe par hasard sur la feuille déchirée qui a servi à envelopper la botte de poireaux et qu’alors, par la magie de quelques lignes tronquées, incomplètes, la vie reprend sa superbe et altière indépendance, redevient ce foisonnement désordonné, sans commencement ni fin, ni ordre, les mots éclatant d’être de nouveau séparés, libérés de la syntaxe, de cette fade ordonnance, ce ciment bouche-trou indifféremment apte à tous usages que le rédacteur de service verse comme une sauce, une gluante béchamel pour relier, coller tant bien que mal ensemble, de façon à les rendre comestibles, les fragments éphémères et disparates de quelque chose d’aussi indigeste qu’une cartouche de dynamite ou une poignée de verre pilé : grâce à quoi (au grammairien, au rédacteur de service et à la philosophie rationaliste) chacun de nous peut avaler tous les matins, en même temps que les tartines de son petit déjeuner, sa lénifiante ration de meurtres, de violences et de folie ordonnés de cause à effet, quitte, si cela ne le satisfait pas (et apparemment, et contrairement à ce qu’il pense, cela ne le satisfait pas), à recourir en supplément aux bons offices des esprits, du marc de café, des cierges bénits, des hommes providentiels ou de la camisole de force.
Claude Simon, extrait de Le Vent, Tentative de restitution d’un retable baroque (Chapitre XIII) – Editions de Minuit, 1957
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