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28/09/2008

Emily Dickinson

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Le bureau d'Emily Dickinson
 

 

 

 

Fragile le trésor des oiseaux

par Nathalie Riera


         L’œuvre de Dickinson (1) ne serait bâtie sur aucun évènement réel de sa vie, aucune inspiration d’ordre biographique. Sa vie de recluse à Amherst se passera sans autre horizon que la routine d’une existence réfugiée dans la demeure familiale, dans le calme de sa chambre, sans autre recherche que le dépouillement, et malgré son hypersensibilité et sa fragilité psychique, Dickinson sera surtout poète, quand dehors tout ne sera pour elle que démence.

         Dans son introduction aux « Poems » d’Emily Dickinson, Guy Jean Forgue définit sa poésie comme une rencontre inquiète et tendue entre une fantaisie et une postulation métaphysique. Ces deux éléments joints constitueraient l’essentiel de son inspiration, tout en faisant l’originalité de sa poésie. Mais plus loin, il ajoutera : Sa poésie est le pressentiment d’une extase impossible par une identification avec le grand Tout. L’effet en est de remplacer cette utopique coïncidence par un frisson esthétique qui en serait la contrepartie. Cela expliquerait par ailleurs que pour tout artiste, la beauté de la Nature reste intraduisible, car Pour définir la beauté/Il n’est pas de définition (poème n°988). Ou dans le poème n°516 : Le Beau n’a pas de cause : il est./Qu’on le pourchasse – il s’éclipse./Mais qu’on s’abstienne : il demeure

 

Perception of an object costs                    Percevoir un objet coûte  

Precise the Object’s loss—                        la perte exacte de l’objet.

(…)                                                            (…)

The object Absolute – is nought—                      Il n’est pas d’objet absolu :

Perception sets it fair                                La perception l’embellit,

And then upbraids a Perfectness                        Puis reproche à sa perfection

That situates so far—                                De se placer trop loin.

(n°1071)

         Dans toute traduction esthétique ne peut apparaître que ce que la conscience visuelle a perçu, ainsi qu’il peut en être de l’oreille qui, à sa manière, pare ce qu’elle entend/En triste, ou clair (n°526) :

« La chanson est dans l’arbre »

Me dit le sceptique.

« Mais non ! dans toi ! ».

         Par son détachement à tout dogme religieux de son époque, Emily dira n’avoir connu ni Dieu (elle se veut « païenne ») ni la Nature (si faible est notre sagesse/Devant sa simplicité) (n°668).

         La poète ne fréquente pas les églises :

« Certains vont le dimanche à l’église

Et moi – je reste à la maison

Avec un merle pour choriste

Et pour voûte un verger ».

(n°324)

La poète aimerait pouvoir « rêvasser » comme l’herbe tout au long du jour :

Que l’herbe a peu de chose à faire !

Simple, verte, et toute ronde :

Pour seul souci les papillons

Et pour compagnie l’abeille

(n°333)

 

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Je voudrais être foin ! Mais tout comme la nature humaine passe pour un mystère, qui s’aventure à citer le plus la Nature : N’a pas fréquenté son domaine/ou mis à nu son spectre./On plaindra moins ceux qui l’ignorent/En regrettant aussi/Que l’approcher n’avance à rien/Plus on veut la connaître (n°1400).

Pour Emily, de là où nous sommes, nous ne pouvons accéder à l’absolu. Elle compare alors le drame de l’homme dans l’univers, aussi semblable que celui du pissenlit expiré sur sa tige (n°1501). Mais malgré cela, Emily écrira : Je règle ma voix sur le rouge-gorge/Car son pays – c’est mon pays (n°285), et même si la poète s’habitue à lui, ne va-t-il pas cependant la blesser ? (n°348).

Les cailloux heureux, l’oiseau chantant que le caillou de l’enfant va tuer (n°1304), le bonheur des fleurs que le gel décapite, le soleil assassin qui poursuit sa route (n°1624) ne peuvent servir au poète que d’images métaphoriques, mais non de liens qui nous rapprocheraient du Beau et du Vrai.

How happy is the little stone                    Heureux le petit caillou

That rambles in the road alone                 Vagabondant seul sur la route

(…)                                                            (…)

And independent as the sun                     Indépendant, tel le soleil,

Associates or glows alone,                        Il luit sociable ou solitaire

Fulfilling, absolute Decree                        Et remplit le décret divin

In casual simplicity.                                   En toute simplicité.

(n°1510)

         Que cherche l’artiste dans l’art ? excepté mourir pour le Beau et pour le Vrai. Dans son poème n°449 : l’un sera mort pour la Beauté, et l’autre pour le Vrai. Tous deux installés dans leur tombe, ils conversent en murmurant sur leur sort, et se retrouvent ainsi réunis comme deux frères d’être tous deux tombés pour la même chose : Et puis la mousse atteignit nos lèvres/Et recouvrit notre nom. A la fin du poème n°544 : On cherche dans l’Art l’art de la paix, et dans le poème n°135, on apprend la paix – en comptant ses batailles.

 

Dans son voyage intérieur, ou dans ce que Emily appelle les instants supérieurs de l’âme, voici les quelques réponses à ses monologues :

         L’amour d’ici-bas ? :

« C’est lui qui appelle – abat – donne,

Voltige – miroite – éprouve – dissout,

Revient – suggère – convainc – enchante

Et précipite en Paradis ».

(n°673)

La conscience ? Emily ne peut se bannir d’elle, elle n’en a pas le don. Et si elle devait s’assaillir, quelle paix aurait-elle ? Que de réduire sa conscience. (n°642). Et que retenir de l’expérience de la conscience, si ce n’est que son âge mûr ne fait qu’accentuer le mystère au lieu de l’atténuer.

         Quel est le destin de l’âme ? : Etre pour soi une aventure (n°822).

         Mais, Et puisque nous sommes deux rois ? (n°642) : Emily se montre à jamais avertie de la souffrance de l’âme par ces deux forces souveraines qui la divisent :

« L’âme est pour elle-même

Une impériale amie

Ou la plus angoissante espionne

Qu’un ennemi puisse envoyer ».

(n°683)

         Le Ciel est-il si loin de l’esprit ? :

« Vaste – comme notre capacité,

Beau – comme notre idée,

Pour qui sait bien le désirer,

Il est ici, pas plus loin ».

(n°370)

         Mais si c’est ici ? :

« Je me suis toujours sentie mal ici,

Et dans le ciel radieux

Ce sera pareil, je le sais :

Le Paradis ne me plaît pas ».

(n°413)

         Emily n’aime pas cet éternel toujours braqué sur nous. Elle aussi a prié, a frappé à toutes les portes, mais très vite elle prendra la fuite, Jetant ma prière au rebut :

« Puisque le Ciel est le bonheur

Il suffirait que ma prière

Stipule uniquement le ciel—

Le reste viendrait par surcroît.

(…)

Mais aujourd’hui plus avisée,

Je scrute avec soupçon les cieux –

Ainsi l’enfant qu’on dupe une fois

Et qui déduit que le monde est menteur ».

(n°476)

         Quel ciel nous faut-il choisir ?

« (…) Le Ciel,

Ou seulement le Ciel promis,

Et son vieux codicille de doute ? ».

(n°1012)

         La culpabilité chez Emily ?

         Elle a écrit une lettre au monde, à ce monde qui ne lui écrit jamais. Mais s’il vous plaît, par amour pour la Nature Jugez-moi – Tendrement ! Aussi tendrement et majestueusement que la poète a écrit sa missive au monde (n°441).

         Emily écrit à défaut de ne savoir prier.

         Si le bien suprême ne peut être obtenu ici-bas, si on ne peut croire de lui qu’il n’est que artefact, que l’instant présent soit alors mon seul vrai bonheur sur terre. Paradoxalement, même si Emily n’a jamais parlé avec Dieu, ni visité le Paradis : Pourtant j’en suis assurée/Comme si j’avais mon billet (n°1052).

         L’idéal d’absolu ?

         Chacun doit l’accomplir sans aide :

« L’effort est la condition unique :

Savoir s’endurer soi-même,

Endurer les forces adverses

En sauvegardant sa foi ».

(n°750)

         La Révélation ?

         Que celle-ci ne soit pas/Freinée par des hypothèses (n°1241).

         Quelle est notre revanche ?

         En finir de spéculer. Que l’esprit s’amuse de la matière.

         Et s’il n’y avait aucune revanche ?

         Ne dois-je pas souvent me tromper, pour enfin découvrir la clef divine ? (n°1099).

         La fantaisie ironique d’Emily ? : l’espace étroit d’un cercueil peut contenir un citoyen du Paradis (n°943).

 

         Ainsi se révèle à travers les poèmes d’Emily Dickinson cette constante nécessité à toujours prier l’extérieur comme une chose secourable, comme si nous devions toujours prendre revanche sur nos propres illusions qui nous font rougir, et nous font nous demander si d’aller à l’aventure nous en avons le réel courage, tant monde et êtres sont vulnérables, tant frêle est la beauté, et toujours plus vigoureuse la nuit de la déshérence.

         Pour E.D., et en conclusion, je citerai une parole de Philippe Jaccottet :

« Fragile est le trésor des oiseaux. Toutefois, puisse t-il scintiller toujours dans la lumière ! ».

(L’Ignorant, 1957)

 

(1) Emily Dickinson est née le 10 décembre 1830 à Amherst, petite ville de l’Etat du Massachussets.

 

 

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