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MIREILLE CALLE-GRUBER/Claude Simon Une vie à écrire

Une lecture de Nathalie Riera

 

 

 

MIREILLE CALLE-GRUBER

Claude Simon Une vie à écrire

(Biographie/Seuil, 2011)

 

 

Notes

Extraits

 

 

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Source internet © Claude Simon

  

 

« Claude Simon, ce sera cela : une vie à écrire et réécrire. Pour que les informes affects du deuil prennent forme au travail de la langue et que le livre trace le dessin d’une vie »

Mireille Calle-Gruber

 

 

 

 

« Je crois qu’il y a une extraordinaire nouvelle de Borges où il raconte qu’un architecte paysagiste dessine un parc avec des statues, des pavillons, des petits lacs, des allées. Quand le parc est fini, il s’aperçoit qu’il fait son propre portrait. Je trouve que c’est une parabole admirable. On ne fait jamais que son propre portrait »

 

Claude Simon[1]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE DESSIN D’UNE VIE

 

 

                        « Il est à jamais le cavalier éperdu de la route des Flandres, et depuis le loin, aux bords du XXe siècle, notre contemporain le plus aigu et le plus vigilant.

                        Il nous aura enseigné la lenteur hallucinée de l’écriture en ses transports métaphoriques, l’humilité de l’artisan, la main à l’œuvre, la peine et l’existence ailée de la littérature».[2]

 

 

 

Comment rendre compte d’une vie elle-même déjà écrite par Claude Simon ? confie Mireille Calle-Gruber à Alain Veinstein. Faut-il juste y voir un pari audacieux, celui de s’essayer à l’écriture biographique comme à un « nouveau genre, un nouvel exercice, une nouvelle expérience » ? Ou alors y percevoir comme une dette à l’égard d’une œuvre et d’une personne que vous avez bien connue ? Outre que M. Calle-Gruber aura eu le privilège d’une relation sans failles et d’une amitié extraordinaire tout au long des seize dernières années de la vie de « Claude Simon l’écrivain immense » et de l’homme d’exception, ce qu’il faut surtout entendre des raisons de ce monument biographique : « comme une intimation à écrire – car ce fut, oui, aussi, soudain, l’évidence intérieure d’un « il faut » - écrire, la biographie de Claude Simon, ce défi absolu… ». [3]

440 pages « entre enquête et fiction », à partir de lettres, de documents, de témoignages, autant d’éléments tangibles pour un travail d’interprétation et de savoir qui incombe à l’écrivain-biographe. La littérature ne se posant ni en termes de vrai ou de faux, il s’agit pour M. Calle-Gruber de « tirer des diagonales que j’espère aussi vraies que possible ». Et par cette biographie, non pas monumentaliser Claude Simon, mais le rendre vivant !

 

M. Calle-Gruber travaille sur l’œuvre de Claude Simon depuis de nombreuses années, ayant entre autres participé à l’édition de La Pléïade, avec notamment « Le récit de la description ».[4] Elle publie en 2008, aux Presses Sorbonne Nouvelle, Les Triptyques de Claude Simon ou l’art du montage présentant des inédits : scenarii, découpages techniques, correspondances, textes, manuscrits, plans de montage, entretiens, films, photographies (DVD).

 

***

 

De sa naissance à Madagascar, Tananarive, le 10 octobre 1913 jusqu’à son décès à Paris le 6 juillet 2005, Claude Simon aura traversé un XXe siècle de violences et de péripéties. Longtemps, il portera le « traumatisme du survivant » :

 

                        « « Survivant, Claude l’aura été à plus d’un titre. D’abord de ce frère aîné (…) Puis du père, mort au champ d’honneur (…) dans l’héc

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Claude Dourguin, Chemins et Routes (une lecture de Tristan Hordé)

Une lecture de Tristan Hordé 

© 

 

 

Chemins et routes

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 (Editions Isolato, 2010)

 

 

           

Les voyages de Claude Dourguin naissent d’une exigence, tout se passe comme s’il lui devenait impossible de continuer à rester immobile, qu’il lui fallait prendre le bâton et marcher pour savoir ce qu’est respirer, regarder, découvrir, apprendre — vivre. Cette manière de se connaître, d’éprouver le vif des choses apparaît peut-être plus dans Chemins et routes que dans ses autres livres (1), parce qu’il s’agit ici de l’expérience de multiples parcours.

         La plénitude ressentie par le seul fait de quitter les habitudes, par le contact physique avec le sol, s’exprime dans les premières phrases et c’est ce bonheur d’être qui est exploré ensuite, série de variations dans une prose-poésie reconnaissable entre toutes. Se séparer donc de ce qui abrite, protège, cela se fait jour encore pas venu (« Départ dans le matin frais » est le début du livre), dans ces moments incertains, aux « adieux sans mots », pour retrouver un corps, « le réel après la trêve des songes ». Rapidement, « le pas se fait au sentier, au chemin », et c’est bientôt « la marche heureuse », « l’accord trouvé », la « continuité vive », la lumière détache les contours, le marcheur voit maintenant arbres et ruisseaux : « le monde s’ouvre, donné », vraie « terre première ».

         Il n’est pas besoin d’être un marcheur pour apprécier l’exaltation de Claude Dourguin ; qui n’a pas, ne serait-ce que dans l’enfance, imaginé ce qui se trouvait au-delà de l’horizon, « ligne de promesses : là-bas, d’autres terres, d’autres champs, d’autres monts, différents, toujours renouvelés  », « un monde toujours recommencé » ? C’est cette merveille (qu’y a-t-il derrière le miroir ?) que propose Chemins et routes. Avant d’atteindre l’horizon, dès qu’un village est quitté, hors du tumulte, Claude Dourguin est enveloppée dans une nature toujours accueillante, généreuse, la nature telle qu’elle apparaissait à Rousseau. Ainsi, figuiers et vignes abandonnés par la culture continuent à produire et le marcheur réinvente les gestes d’un Robinson : « Je m’arrêtais, mangeais ces fruits offerts, présents du lieu dont, ainsi, j’assimilais les vertus. » Ailleurs, c’est l’eau d’un ruisselet qui est donnée, «  bonheur d’une générosité inadressée ». On verra là non pas tant une forme de panthéisme qu’un amour profond, raisonné pour cette manière de vivre, si peu de temps qu’on puisse le faire, à l’écart du tumulte, en suivant ces chemins qui gardent à qui veut les lire les traces d’une histoire séculaire : « Je les vois, tracés qui ne blessent ni ne segmentent mais relient, pas de l’homme ou de la bête et terre, cultures et demeures, cyprès riverains et ciel. Chemins religieux, en effet, si, foncièrement, on ne les éprouvait païens. »

         Les chemins, bien plus que les autoroutes d’aujourd’hui, avaient une fonction de lien ; il y eut une longue période où « on allait, périple rude, surprises et peurs, mais prémunis de l’errance. Le chemin accompagnait, donnait un destin. » Claude Dourguin rappelle que les routes anciennes étaient parcourues sans cesse par les marchands, les soldats, les étudiants, les colporteurs, les ouvriers, etc., vivantes de toute une vie « bigarrée, pleine de bruits et d’odeurs ». On lit encore l’épaisseur du temps dans les noms de lieux, énumérés pour tout ce qu’ils portent du passé, ceux par exemple de l’Italie, abondants ici, ou pour le plaisir de les suivre inscrits sur la carte le long d’un sentier, « Bosch Tens, Plan Vest, Löbbia, Cadrin, Mungat, Maroz, Dent…, petites énigmes locales qui entrainent le songe dans leur récitatif mystérieux ».

         Claude Dourguin vit aussi les paysages à partir de la littérature et de la peinture, évoquant les voyageurs du XIXe siècle, de Chateaubriand à George Sand ou Mérimée, Schiller, Heine…, suivant Hölderlin et Nerval, Thoreau et Montaigne, ou un personnage de Stifter. Dans un paysage de neige, l’eau sous la glace est un « jardin d’Eden, un fond de tableau de Bellini » ; ici, ce sont les campagnes des Très riches heures du duc de Berry, là des teintes pour un Douanier Rousseau, des formes admirées chez Memling ou Carpaccio, des lumières du Lorrain, "La construction d’un grand chemin" d’Horace Vernet, ou encore Poussin, Dürer, Thomas Jones…

         Ce qui est esquissé dans Chemins et routes, c’est un projet rêvé dont le livre tel qu’il est, donne une idée : projet « d’un livre des chemins, catalogue et dictionnaire à la fois, qui évoquerait, recenserait sans du tout prétendre faire œuvre savante, les figures diverses des chemins, leurs histoires, leurs particularités géographiques. Ou bien un traité exact et poétique, recueil des singularités des reliefs et des terres, provinces et leurs façons de dire, de cultiver, de mener commerce, bêtes poussées devant soi […] ». De ce projet borgésien reste pour le lecteur un beau labyrinthe où il peut errer, découvrir sans cesse et des sorties et des possibilités de se perdre ; il saura aussi qu’à emprunter les chemins, « au plaisir physique d’arpenter, à la satisfaction du regard se mêle le bonheur de découvrir, d’apprendre, de comprendre, de nouer un lien intime avec une contrée et sa terre », il souhaitera peut-être avec la marche voir le monde devant lui, comme le faisait Walt Whitman cité à la fin du livre.

 

 

 

 

(1) Voir les derniers publiés, en 2008 chez le même éditeur, Les nuits vagabondes et Laponia.



 

© Tristan Hordé, Carnets d’eucharis, janvier 2011

 

 

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Editions Isolato

 

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Les Signes-Paysages d’Olivier Debré par Claude Darras

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À Martigues, le musée Félix Ziem accueille les Signes-Paysages d’Olivier Debré 

 

par Claude Darras, critique d’art et de littérature

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Dossier à télécharger

 

 

 les Signes-Paysages d’Olivier Debré par Claude Darras_les carnets d'eucharis_décembre 2010.pdf

 

 

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23/12/2010 | Lien permanent

Lewis Carroll, une vie, une légende (lecture de Claude Darras)

 

NOTE DE LECTURE

(Claude Darras)

 

Alice et le révérend Lewis Carroll

 

 

 

Par quel bout prendre une vie ? Les uns commencent par les derniers jours, les autres par les premières amours, mais personne n’est assuré d’accéder à l’essentiel. « Quelle vie absurde qu’une biographie ! », soupirait Pierre Louÿs. Digne du répertoire à la Prévert, celle consacrée à Lewis Carroll (1832-1898) nous enseigne que l’auteur de « Alice au pays des merveilles » fut aussi théologien, photographe, mathématicien, inventeur de jeux de société, adversaire de la vivisection, admirateur de Blake, Dickens, Euclide et Shakespeare.

Morton N. Cohen nous dit tout du Carroll bègue et versatile, vicaire et pédagogue, enfantin et surréaliste. Il nous explique comment ce professeur de mathématiques du XIXe siècle, individu réservé, exigeant et profondément religieux, a pu créer une histoire qui est devenue l’un des classiques les plus populaires de la littérature pour enfants. « Le mystère de l’enfance se trouvait au cœur de son être, révèle-t-il. Toute sa vie, il se consacra à la quête des Champs-Élysées de l’enfance. »

Le biographe a recensé 98 721 lettres de Lewis Carroll, la plupart adressées à ses jeunes amies de moins de dix ans qu’il aimait photographier.

L’archidiacre Charles Lutwidge Dodgson (le vrai nom de Lewis) ne se maria jamais. Morton N. Cohen suggère une secrète blessure née d’un impossible amour avec l’un de ses modèles, Alice Liddell peut-être, fille du doyen du collège d’Oxford où enseignait Carroll, l’Alice qui inspira le personnage du « Pays des merveilles ».

L’écriture de l’universitaire canadien ressemble au blues et au flamenco : un argument puissant sur lequel viennent se greffer une multitude d’harmoniques qui donnent son vrai sens à la biographie, une façon singulière de faire sonner les mots et la légende pour qu’ils s’impriment comme une volée de notes dans l’âme du lecteur. Cent et quelques années après la mort de l’écrivain britannique, l’étude carrollienne de Morton N. Cohen est de celles qu’on fredonne.

 

 

© Claude Darras

 

 

Lewis Carroll, une vie, une légende, par Morton N. Cohen (éditions Autrement)

 

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23/03/2010 | Lien permanent

Claude Esteban - Bernard Manciet (n°971, mars 2010)

CLAUDE ESTEBAN (1935-2006) est l’un des poètes majeurs de notre temps. Dans sa quête toujours renouvelée d’un dialogue entre l’univers des signes et la saveur concrète du monde sensible, son œuvre nous touche par sa limpidité et sa nudité sincère. Placée sous le signe de l’alliance mystérieuse d’une plénitude et d’un manque, elle dit à la fois l’impermanence et la splendeur des choses. Même quand elle nous parle du malheur et de l’inconsolable chagrin, c’est avec une délicatesse et une pudeur qui donnent aux mots leur plus grand pouvoir de suggestion, et à l’émotion sa plus durable intensité. Claude Esteban fut aussi un prosateur admirable.

Comme l’écrit ici même Jacques Dupin : « En prose, qu’il s’interroge sur l’art ou sur la poésie, il est porté par un lyrisme très surveillé, une ardeur empreinte de sévérité dont sa phrase s’allège en développements ondoyants et précis qui atteignent le grand style, sans complaisance ni affectation. Les poèmes en revanche restent au contact d’une réalité immédiate, d’une pauvreté familière attentive aux créatures les plus petites et les plus proches. Ils se gardent d’élever la voix pour écouter le battement d’une vérité intérieure. Deux visages d’un être divisé, deux faces complémentaires séparées par un ravin, un gisement de silence d’où Claude Esteban tirait la richesse, la justesse de sa poésie. » LIRE LA SUITE

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Jean-Claude Villain, Ithaques (éd. Le Cormier, 2011)

Rougeur du crépuscule. Des oiseaux le chant soudain s’est tu. Miroitement d’écailles. Ou de cristaux qui sait. Sous la mer des pépites de sang durci fondent. Contre des blocs de sel. Ailes détachées de quel carnage. Des plumes effritées flottent. Sur quelle brume saumâtre. Le glas du jour a sonné. A eux la prière. Mais à la mer. Toi. Tu retournes.

(p. 44)

….

Lentement la lumière. Chute. Vibrent les dômes immaculés. Seins en rebonds d’éclats. En pépites de clarté. Fondues dans le crépuscule. A tes narines un parfum. Fleure l’évidence. T’indique ton ultime port. Une épine dans le ciel. Ne tourmente plus. Tes vives cicatrices. Ici toute beauté t’interdit. Tu resteras donc. Jusqu’à ton souffle éteint. Jusqu’à ton dernier trou. En terre la lumière. Noire te portera. Dans sa chaude. Et invisible. Lueur.

(p. 61)

 

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20 exemplaires numérotés et signés sur Rives Shetland,
enrichis d’un pastel de Marie-José Armando : 120 €
480 exemplaires sur Munken Print : 16 €

 

 

Quatrième de couverture

La célébration de la mer et de la lumière méditerranéennes, fréquentées en certains lieux élus par le poète, travaille ici doublement le texte poétique : par l’exultation d’une communion avec le monde et l’exercice de la lucidité. L’aventure intérieure qu’elle induit oscille entre la face claire d’une contemplation sans cesse renouvelée et la face obscure d’une expérience tragique telle que la Méditerranée la suscite depuis des millénaires. Ce livre, qui s’apparente par sa progression rythmique et syncopée à une partition musicale, propose un parcours initiatique conduisant à la tentation du silence : à la fois mutisme résultant d’une captation contemplative et conscience accrue de la vanité des mots. Empruntées à Constantin Cavafy, les Ithaques suggèrent ce rapport entre initiation et aboutissement, tout en exprimant les territoires symboliques où peuvent conduire les odyssées.

 

L’auteur

Jean-Claude Villain, né à Mâcon en 1947, vit entre le Var, sur une colline à proximité de la mer Méditerranée, et Sidi Bou Saïd en Tunisie. Sa venue dans le Sud est l’expression géographique d’une quête sensible et métaphysique. Le Sud profond qu’il cherche — soleil, lumière, mer, sensualité des corps nus sur le sable de l’été, mais aussi plus grande proximité du tragique — est certes méditerranéen, mais pas plus en Provence qu’en Espagne, en Italie, en Afrique du Nord ou en Grèce.

Il a publié une trentaine de recueils de poèmes, ainsi que des nouvelles, des essais, des pièces de théâtre, des chroniques et des livres d’artistes réalisés en collaboration avec des plasticiens. Certains de ses textes ont été traduits en italien, espagnol, anglais, allemand, grec, arabe, roumain, bulgare, lituanien, hébreu, tamazight et chinois.



 

Site des éditions Le Cormier

Site de Jean-Claude Villain

Jean-Claude Villain sur le site Terres de femmes

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26/05/2011 | Lien permanent

Claude Darras - Destins croisés - Une lecture de Richard Skryzak

 

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Claude Darras © Photo France de La Rocque

 

On n’échappe pas à sa destinée
Un texte critique de Richard Skryzak

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Il est des livres dont on sait d’emblée qu’on ne sortira pas indemne. Destins croisés de Claude Darras est de ceux-là.

Dans le contexte des Trente Glorieuses, de 1956 à 1964, l’ouvrage déploie l’histoire d’un Polonais, d’un Marocain et d’un Belge dont les parcours se recoupent à un moment ou un autre. Le cadre est celui du Nord de la France, composé de chevalements charbonniers, de cheminées de hauts-fourneaux, de champs de houblons et de betteraves, de canaux comme l’Escaut ou la Deûle. On voyage ainsi de Valenciennes à Douai, de Béthune à Oignies, du Queensland d’Australie à Billy-Montigny, de Casablanca à Audenarde, de Bruges à Noyelles-Godault… À travers les destinées de ces trois êtres aux identités singulières et aux origines différentes, Claude Darras tisse une trilogie dense et foisonnante. Une véritable Trinité. Trois Rois Mages venus offrir à la France leur culture, leur compétence et leur sueur. Le tout sur fond de drame, d’amour, d’espoir et d’amitié.

Peu de livraisons ont saisi à ce point les enjeux et l’esprit de cette période. Le parti pris d’écriture est annoncé dès le départ. « À la véracité de la trame historique, le narrateur a opposé une géolocalisation volontairement imprécise. Et les personnages oscillent perpétuellement entre invention et réalité. »  La réflexion est porteuse. La Vérité serait donc du côté de l’Histoire ? Alors que l’Imaginaire serait guidé par la Géographie ? On pense aux propos du philosophe Gilles Deleuze : « Les Français sont trop humains, trop historiques. Ils passent leur temps à faire le point. (…) Le devenir est géographique. »

Ce procédé dialectique, fondé sur un socle épistémologique solide, permet à l’auteur d’envisager toutes les audaces fictionnelles.

Stéphane Walkowiak, alias Belle-Fleur, est polonais. Il est arrivé en France en 1919 à l’âge de sept ans, ses parents ayant fui la Mazovie. Il est mineur d’abattage et chef d’équipe au puits 9-9 bis d’Oignies. Sa vie est un combat permanent qu’il mène sur tous les fronts. Il résiste comme il peut, pris dans la tourmente de l’engagement syndical, de la lutte ouvrière, des méfaits de la mine comme le grisou et la silicose sur son entourage, de la trahison, de l’adultère, du crime et de la culpabilité.

Il s’éteint à flanc de terril, face contre terre, tel un Sisyphe moderne et prolétaire, mettant un terme définitif à son labeur en conjurant les dieux.

Hassan Selouani est marocain. D’ascendance berbère, il est né en 1922 à Tafraout, dans la province de Tiznit. Ses parents sont venus s’installer en France en 1936, à Noyelles-Godault, dans le Pas-de-Calais. Il travaille comme herscheur, préposé à la circulation souterraine des berlines de minerai, à la fosse n° 9-9 bis d’Oignies. En mai 1959, il emmène sa famille pour quelques jours dans son pays d’origine, à la recherche de ses racines. Mélange de nostalgie, de réjouissance et d’inquiétude. Le voyage est une révélation riche en péripéties. Traditions, superstitions, explosion meurtrière, vol et pillage d’objets archéologiques touchant des pays d’Europe et d’Afrique.

Épuisé par la dureté de la mine et le combat syndical, une issue se présente à lui sous la forme de l’exploitation agricole familiale de Bouizarkane, qu’il décide de reprendre et de moderniser, pour son bien et celui des siens.

Léopold Vanpoucke est belge, né à Gand en 1926. Il est batelier. Il arpente les canaux de Flandre à bord de la Marie-Pervenche, en vrai nomade du transport fluvial. L’occasion de rendre hommage à ce métier dur et exceptionnel qui avait fait l’objet en 1969 d’un feuilleton très suivi sur la première chaine de l’ORTF : L’Homme du Picardie.

Léopold a une passion pour la chanson qu’il pratique en tant qu’auteur-compositeur-interprète, sous le pseudonyme de Capitaine Léo. Il s’est produit au cabaret « L’Écluse » à Paris. Il a sorti un disque microsillon 33 tours de ses succès. Un ethnomusicologue s’intéresse à sa production. Certains de ses textes sont engagés politiquement en faveur notamment des travailleurs immigrants, ce qui lui vaudra une fin digne d’une tragédie grecque.

Il meurt en effet dans une embuscade déguisée en accident de voiture, tendue par des extrémistes xénophobes et fascistes.

Les trois individus se connaissent, se sont rencontrés, ont contribué à une histoire commune. Leurs chemins se sont recoupés puis ont bifurqué. Stéphane et Léopold, issus du Nord, disparaissent. Mais Hassan est épargné. Une lueur d’espoir viendrait du Sud ?

 

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Impossible ici de résumer la richesse et la diversité des thèmes abordés. Citons-en quelques-uns : bassin minier, métallurgie, combat syndical, lutte ouvrière, difficulté économique, misère sociale, alcoolisme, violence, chômage, histoire politique, camps d’exterminations nazis, immigration, colonisation, guerre d’Algérie, religion, ésotérisme, magie, rituel, superstition, colombophilie, phytothérapie, trafic d’objets archéologiques, cuisine, botanique, peinture, chanson, tradition, modernité, discrimination, racisme, xénophobie, fascisme, adultère, meurtre, etc.

J’en extrais trois à mes yeux symboliquement prégnants. La Terre, la Chanson et la Peste Brune.

La Terre. Essentielle. Centrale.

La terre c’est le dessous. Les entrailles. Le ventre qui absorbe les mineurs tel le Moloch en acceptant de les laisser remonter à la surface, de les redonner au grand jour quand il ne décide pas de les garder. Coup de grisou.  Peur viscérale. Terre mortelle.

La terre c’est le dessus. Le jardin ouvrier, les potagers, l’agriculture, la nourriture, le partage. Terre nourricière.

La terre c’est surtout le territoire, le sol natal. La frontière que l’on franchit de plein gré ou contre sa volonté. Qu’est-ce que l’immigration sinon, en termes deleuziens, un processus de déterritorialisation et de reterritorialisation ?

La terre c’est aussi celle des peintres. Claude Darras met en scène un artiste peintre, Jean-Pierre Prévost, qui n’est pas sans évoquer le spectre de Van Gogh qui hante encore le Borinage et les alentours de Mons en Belgique où il vécut. Le génie hollandais, le « suicidé de la société » comme l’appelait Antonin Artaud, adorait Millet et sa représentation des paysans. Voici ce qu’il en disait dans une lettre adressée à son frère Théo : « son paysan semble peint avec la terre qu’il ensemence ! »

Pas de plus belle définition de la « Transsubstantiation » picturale. Terre créatrice.

La Chanson. Le chapitre Paroles et musiques fait l’éloge de la culture dite « populaire » à travers la chanson à laquelle s’adonne Léopold Vanpoucke, le Capitaine Léo. On y retrouve les grands noms comme Brassens, Ferré, Brel et Darnal. On sait que des compositeurs classiques aussi prestigieux que Chopin ou Bartok ont puisé dans le répertoire folklorique. Contrairement à une vision idéologique élitiste qui court dans les hautes sphères des esthétiques officielles, les pratiques culturelles et les différents types de savoir ne s’opposent pas mais se complètent, voire s’enrichissent mutuellement.

Mais c’est l’occasion pour l’écrivain de procéder, via la description des productions de Léopold et par un effet miroir, à une mise en abîme de son propre procédé d’écriture. Citons-le : « En racontant des évènements privés, personnels, qui s’insèrent dans un contexte historique et géographique particulier, avec ses conventions, ses lois et ses tabous, il parvient à toucher le collectif (...) mais l’amène aussi à explorer un champ lexical et discursif plus large qui renvoie à un ensemble de situations sociales et politiques : la dureté de la navigation fluviale (Gare au mascaret !), les heurs et malheurs de l’immigration (Pologne en Artois), la nostalgie du souvenir (Batelier de père en fils), la noblesse de la transmission (Chanson berbère), les alcools forts de la solitude (Sur le zinc du mastroquet), la tombe de l’oubli (Gand à contre-courant) ou la rébellion des prolétaires (On a décimé nos flamandes !). »

La Peste Brune est l’intitulé d’un chapitre qui retient particulièrement l’attention par sa résonance avec l’actualité d’aujourd’hui. Lors d’un récital du Capitaine Léo, le samedi 15 décembre 1962 sur la scène du théâtre de Cambrai, une dizaine d’hommes masqués font irruption dans la salle, vêtus de blousons de cuir noir et armés de manches de pioche, en hurlant « La France aux Français » et « La Patrie en danger ». Les contradictions qui accompagnent la montée de l’extrême droite sont pointées. Comment expliquer que le racisme se soit développé dans ce « Nord-Pas-de-Calais qui porte l’empreinte d’une histoire forte, celle des mines, de la classe ouvrière, de la S.F.I.O. (l’ancêtre du Parti socialiste), celle des grèves de 1941 et de la résistance » ? Comment admettre que des descendants d’immigrés polonais, italiens, ou marocains qui ont été les victimes du fascisme, puissent être tentés par les thèses d’extrême droite ? Questions qui continuent d’intriguer. Les pages consacrées à ce sujet sont éclairantes.

Dans un mélange d’érudition et d’émotion, d’approche scientifique et de vibration sensible, en digne héritier du Zola de Germinal, Claude Darras sait à merveille restituer et décrire les ambiances, les décors, les odeurs, les couleurs, la psychologie des personnages et les tensions qui les animent.

Précision, minutie, rigueur conceptuelle et souci du détail contrebalancent la liberté imaginaire si bien que l’ensemble, en redistribuant les couples Histoire/Géographie, Espace/Temps et Vérité/Fiction, dessine une cartographie inédite et singulière propre à l’entreprise darrassienne.

La construction du récit s’assimile à un puzzle que l’on découvre au fur et à mesure de la narration. Mais elle évoque tout autant le montage cinématographique : séquences alternées, transitions en fondu ou en cut, flash-back, reprises, effets de suspense et de surprise, rebondissements.

La figure métaphorique domine. Par exemple l’opération de Tissage ou d’Entrelacs caractéristique de la structure du livre renvoie tout aussi bien à l’esthétique marocaine des motifs décoratifs, qu’à la peinture des œufs de Pâques dans la tradition polonaise.

Les collages et assemblages du peintre Jean-Pierre Prévost, qui inclut des signes berbères dans ses tableaux, évoquent à leur tour le métissage, le brassage et l’intégration des cultures.

Des personnages historiques comme Mohamed V, Guy Mollet ou Maurice Thorez sont évoqués et imbriqués aux êtres de fiction qui charpentent le récit, à la manière de ces « conversations sacrées » qui s’épanouissent à partir du XVe siècle dans l’Italie du Nord et en Flandre au moment de la Renaissance. Ce thème artistique religieux met en scène des personnages divins et terrestres au sein d’un même espace. Une des plus célèbres est La Vierge du chancelier Rolin peinte par l’artiste flamand Jan van Eyck vers 1435. On y voit Nicolas Rolin, alors chancelier du duc de Bourgogne Philippe Le Bon, agenouillé en prière devant la Mère de Jésus.

À ce titre les descriptions « impressionnistes » des paysages, des couleurs, des lumières, des atmosphères et des matières, qui abondent dans l’ouvrage, nous rappellent que l’auteur est également un critique d’art éclairé et passionné.

 

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Italo Calvino, dans Le château des destins croisés, raconte l’histoire de voyageurs qui de prime abord semblent ne pas se connaître et se retrouvent le soir dans un château. Ils réalisent qu’ils se sont rencontrés sans le savoir, en reconstituant leurs itinéraires grâce à un jeu de tarot. 

Claude Darras reprend cette idée que des routes individuelles, parallèles et apparemment sans lien commun finissent tôt ou tard par se rejoindre et faire sens. On n’échappe pas à sa destinée.

Le travail s’inscrit dans le droit fil indiqué par Tzvetan Todorov dans son essai La littérature en péril. Celui d’une réconciliation entre l’acte littéraire comme connaissance du monde et le réel qui l’entoure, afin que le lecteur puisse de nouveau poser du sens à son existence, redonnant au passage au récit romanesque ses lettres de noblesse.

Une des fonctions de la littérature d’aujourd’hui, dont l’auteur est un digne représentant, est peut-être de nous replonger dans l’examen du passé, comme métonymie d’une situation planétaire touchée par des crises successives aux origines diverses, afin de projeter un avenir plus radieux. 

Manière de sortir de l’impasse angoissée où l’on tente désespérément de nous maintenir. Car si pour Marx l’Histoire se répète deux fois : une fois en tragédie et une fois en farce, pour Churchill en revanche : « un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre ».

Je voudrais ajouter ceci.

Il se trouve que bien des aspects du livre riment avec mon propre vécu.

J’ai bien connu pa

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02/08/2023 | Lien permanent

Claude-Louis Combet, Suzanne et les Croûtons (éd. L'Atelier Contemporain)

[Comme s’ils n’étaient là, depuis toujours, qu’afin de se tenir au plus près et de la contempler, elle, la chaste Suzanne, du fond de leur impotence et de leur nullité, offrant l’ombre de leur désir et son vide derrière le souvenir, on les avait rassemblés, formant chapitre d’hôpital général, section des vieux Croûtons, dans la grande maison du bord de l’eau, ou bordeleau, intitulée Clinique du Confluent. Et ils savaient qu’ils n’en sortiraient pas, sinon les pieds devant, et que c’était la dernière étape, la dernière pause avant la fin des travaux – ce pour quoi ils pouvaient se dire que tout était permis, dans l’absence de tout au-delà de leur attente. Aussi leur négligence à se présenter correctement était totale. La plupart avait renoncé à la toilette matinale : ils ne se rasaient plus, ils ne se peignaient plus, ils avaient cessé même de laver les extrémités exposées de leur corps. Ils arboraient des mines truandesques, tantôt épanouies en faces rubicondes, tantôt décharnées, creusées et torturées en lames et lamelles de peau grisâtre et hirsute. À toutes les heures du jour et de la nuit, ils aplatissaient leur gueule contre les parois de verre du long couloir par lequel passerait bientôt Suzanne, selon les obligations obscures de son service.]

 

et ligne après ligne/and line after line

 

Du côté de chez…

Claude Louis-Combet

 

©INTERNET | Photo : Jean-Luc Bertini pour la revue

La femelle du requinN°35 – Hiver 2011

 

Suzanne

&

les Croûtons

 

Editions L'atelier contemporain

François-Marie Deyrolle éditeur

2013

 

Site éditeur | © http://www.r-diffusion.org/index.php?ouvrage=LAC-10

 

 

 

Quelques autres, parmi la population de Croûtons encasernée ici, à la Clinique du Confluent, offraient en spectacle une nature plus triviale, calculatrice et pragmatique. C’était une bande de compères, ci-devant chauds lapins, à présent frappés, comme les autres, par le mal d’impotence. À la manière de ces grands malades ou grands infirmes qui tirent vanité de leur indigence physique et se tiennent au premier rang de la foule, lorsqu’est annoncée la venue de quelque thaumaturge, aux miracles assurés, ceux-là encadraient la porte d’entrée du grand hall de l’établissement, que Suzanne devrait nécessairement franchir aussitôt qu’elle arriverait. Ils étaient entièrement nus, exhibant leurs loques sexuelles, mais comme ils n’avaient rien oublié des bonnes façons de leur passé de séducteurs et qu’ils connaissaient bien le langage des fleurs, ils tenaient piquée, dans la petite fente de leur verge, la tige d’une fleurette extasiée, un œillet de poète, une jeune marguerite, un bouton d’or, et ils avaient disposé des bribes de verdure tout autour, subtilement attachées aux poils du pubis. Ainsi ornés, ils se donnaient l’air des vieilles divinités des jardins et bosquets d’autrefois. Mais naturellement, cette opération de fleuriste, rameuteur de belles, n’avait rien de flambant. Pourvu de sa garniture, le sexe n’en était pas moins dépourvu de tout allant. La saison restait au plus morne, dans le mensonge du jardin. Cependant les ex-ripailleurs, gourmands de viandes féminines, en imposaient à tous les autres. Suzanne, comme toutes les filles, serait flattée, comme d’un bijou, d’un colifichet, d’une gâterie originale et elle aurait sur eux, les premiers, le geste qui réveille les morts. Si son fluide devait s’épuiser bientôt, au moins en auraient-ils reçu la primeur, avec tout son concentré d’énergie. Ils attendaient, ils campaient, ils montaient la garde, leur virilité déliquescente, mais le pied encore ferme. Leur imagination était restée chaude. Sans que leur chair fût même en état de frémir, ils se voyaient encore en galants verdoyants, assidus aux charmes dévoilés de la femme. Cette Suzanne que personne n’avait vue mais qui occupait les reculées inaccessibles du désir, en une attente infinie, ils en percevaient déjà les formes saines et bien remplies, les seins puissants, le ventre épanoui, la toison abondante. Celle qui, assurément, se préparait à surgir, ne pouvait que s’abandonner au culte dont elle faisait l’objet, dans ce dernier carré de vieux mâles défaits et rassis – Croûtons balayés parmi les détritus de la vie. Il y avait de l’imploration dans leur mémoire élimée, entre inertie flasque et trémulation d’impuissance chatouillée, cela n’avait pas de voix, pas de mots, mais des soupirs s’agglutinant autour d’une seule image : d’une femme nue, en toute beauté, offerte au monde pour la résurrection de la chair et le salut des agonisants. Ce fantôme du cœur et des sens, remonté de la plus profonde nuit des aspirations des mâles, allait s’incarner enfin, c’était sûr, depuis plus de quatre mille ans qu’on l’attendait, promis par les prophètes et les poètes, et ce serait dans le corps de Suzanne, selon l’abondance de ses grâces et la générosité de son sexe. Tous les Croûtons partageaient cette évidence au-dedans, comme une révélation qui n’appartenait qu’à eux.

 

 

 

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Louis-Combet, Suzanne et les Croûtons

 

4ème de Couverture

 

Le récit biblique de la mésaventure de la chaste Suzanne calomniée par un quarteron de vieillards lubriques a donné lieu à maintes illustrations picturales ou littéraires. Il est devenu un véritable topos dans la culture occidentale. Le texte, ici offert au lecteur, s'inspire bien de la légende, mais sur le mode de la dérision, de la fabulation grotesque, érotique et fantasmatique. Suzanne se fait complice des regards qui assaillent sa pudeur, et les vieillards, tout entier réduits à leur impuissance de croûtons, basculent dans un délire de luxure collective. Le manuscrit original de ce récit est reproduit in extenso.

 

 

Claude-Louis Combet

L’auteur de Suzanne et les Croûtons (né à Lyon en 1932) affiche un goût aussi pervers que naturel pour les fictions nourries de réminiscences religieuses, de légendes mythologiques ou hagiographiques ou encore de singularités mystiques trempées de psychopathologie. Cela a commencé avec Marinus et Marina (1979) et s’est poursuivi dans Mère des croyants (1983), Beatabeata (1985), L’Âge de Rose (1997), Passions apocryphes (1997), Les Errances Druon (2005), Gorgô

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01/03/2014 | Lien permanent

Claude Royet-Journoud et Alain Cressan (une lecture de Tristan Hordé)

Lecture Tristan Hordé

 

TABOURET

Claude Royet-Journoud et Alain Cressan

Editions Lnk, 2011

 

Royet-Journoud,1.jpgIl faudrait un jour écrire l'histoire de ces éditeurs qui, depuis des années, travaillent en marge, diffusant leurs livres vaille que vaille, grâce au bouche à oreille, sans souci premier d'être "rentables". Pascal Quignard a évoqué, dans une lettre à Bénédicte Gorillot qui ouvre Inter (Argol, 2010) comment Emmanuel Hocquard, l'hiver 1978,  tirait « à la main sur la presse d'Orange Export Ltd » ses livres, « dans l'atelier de Raquel, à Malakoff, sur un plancher de bois exhaussé, le chien hurlant de ne pouvoir monter les échelons ». Quelques passionnés, sans beaucoup plus de moyens, poursuivent cette tâche patiente, obscure, donnant à lire quelques titres chaque année — je cite, au hasard des livres sur la table, L'arrière-pays (Josette Ségura et Éric Dazzan), Poliphile (François Lallier et Géraldine Toutain), Ficelles (Vincent Rougier), Contrat Main (Pascal Poyet et Françoise Goria).

   Je n'oublie pas les livres fabriqués "à la maison" avec un ordinateur, un scanner et une imprimante, mais qui n'entrent pas dans le circuit commercial ; les textes sont publiés autour d'une centaine d'exemplaires et distribués à des amis. Ce type d'édition, confidentiel, propose poèmes et dessins que leur éditeur, ici Alain Cressan, a sollicités auprès d'écrivains et d'artistes qu'il apprécie, sans souci de la notoriété des uns et des autres — pas seulement français : la part des travaux venus des États-Unis est importante (Peter Gizzi, Rosmarie Waldrop, Jill Magi, etc.). L'un des deniers titres, Tabouret, donne à voir des "peintures numériques" de Claude Royet-Journoud accompagnées en légende d'un récit d'Alain Cressan. La première page pose deux éléments à partir desquels se construit l'histoire : un personnage, Igor, et un tabouret, liés par une phrase écrite avec maladresse (comme celle d'un enfant qui apprend ses lettres)1, « Igor dessine son tabouret et il se couche tout content » ; le récit double partiellement ce dispositif : « Igor pense à un tabouret. Le dessine. Dort. Action faite. »

   Seront introduits au fil des pages des éléments variés ; quelques-uns appartiennent à la vie d'aujourd'hui (le plan d'un appartement et ses W.C., un écran de cinéma, une porte où s'inscrit "DRH" quand « Igor cherche un travail »), certains sont rêvés ( une plante dans un pot, un âne), d'autres évoquent le loisir ou la sortie dans l'imaginaire (un livre, une bibliothèque, la mer, des bateaux, la nuit). Igor, absent une seule fois (remplacé par le plan de son appartement), devient double ou sextuple, une autre fois quatre Igor « regardent les bateaux », plus loin trois « observent le ciel ». De manière analogue, les tabourets se multiplient — il suffit de les dessiner —, et les livres, et le récit se développe à partir de jeux sur les nombres et de la répétition de l'absence (motifs privilégiés de conte) : c'est un tabouret, ou un livre, qui a disparu, c'est une tête perdue, une plante rêvée, une hypothétique « île aux tabourets » qu'il faut chercher, et même le travail manque.

   Royet-Journoud.jpgLe personnage d'Igor, malléable, change sans cesse de vêtements : pantalon jaune rayé, bleu, rose, rouge, grenat, gris, blanc, jaune, et le fond de l'image varie en même temps. Les dessins se veulent naïfs pour la mise en scène de cette figure toujours souriante, d'une naïveté très contrôlée cependant : Igor, pour une fois sur une chaise, lit de la poésie..., et sur la dernière image abandonne le tabouret pour un fauteuil ; c'est qu'alors, comme "l'Étranger" de Baudelaire (« J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages ! »), il « observe les formes des nuages à travers les fenêtres, voit des formes d'idées. Quelles idées ? » Oui, quelles idées dans ces insaisissables mouvements ?

 

 

Décembre 2011 © Les carnets d'eucharis, Tristan Hordé

 



1 Tabouret a d'abord été écrit pour la fille d'Alain Cressan, à laquelle il est dédié.

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La fête polychrome de Nathalie Riera (par Claude Darras sur le site de La République des Lettres)

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Afin d'écarter tout délit de complaisance, il est d'usage, lorsqu'un proche est concerné, de ménager une distance critique plus ferme encore qu'à l'ordinaire, de manifester certaine réticence, d'émettre quelque critique défavorable.

Eh bien, non, n'en déplaise aux censeurs vétilleux de l'usage, le dernier recueil de Nathalie Riera bellement préfacé par Pascal Boulanger, Puisque Beauté il y a, est une nouvelle fête des sens et des mots ! Si elle échappe à l'orthodoxie complaisante des chapelles poétiques, c'est parce qu'une activité pérenne d'animatrice culturelle en milieu carcéral et l'animation d'un site numérique d'excellence tournée vers les arts et les littératures ont fortifié l'authenticité de sa vocation. En fait, elle a très tôt découvert ses Indes, créé son espace et établi ses demeures en poésie. Elle a changé en liberté, par l'acte de parole, ce qui constituait le fond de ses douleurs, de ses peurs, de ses tristesses, de ses révoltes et de ses convictions. Elle a changé en espoir ce qui l'aurait incitée, autrefois, à se replier dans la foule ou à plonger dans la solitude.

Elle échappe à toute orthodoxie, disais-je, car le poème, chez elle, donne à l'éclair son éternité, à la présence sa durée, à la multiplicité son équilibre. Pourtant, quand elle écrit -- "avec les cailloux des voyelles et des consonnes" --, elle ne se répète jamais et ses dires révèlent toujours la même limpidité, ou plus exactement une vraie clarté qui donne à voir ce qui est au-delà, tout près, autour, derrière la page: une page à plusieurs dimensions où la langue charme jusqu'à l'envoûtement par la souplesse de la syntaxe et la polychromie du vocabulaire.

Ouvrez le premier Carnet de campagne du nouveau recueil que l'auteur a placé sous le tutorat de Pablo Neruda et Yves Bonnefoy :

Femme à branches de faille, je n'écris pas pour la plénitude du poème, ni pour le vide insalubre. Assise dans le jardin le regard en suspens, les arbres en plein courant. Le vent et son haleine de mer dans les feuillages du printemps se lie à moi. Les embruns ont faim, et j'ai soif de leur alphabet avide.


On aura compris que Puisque Beauté il y a à l'instar des précédents Staccato morendo et ClairVision ne s'adresse pas à ceux qui considèrent la littérature et la poésie comme une science; mais les intimistes, ceux qui aiment méditer "sous les ombrages d'un figuier où fleurissent les mots", ceux qui savent écouter "les vents raconter des histoires", ceux qui cherchent à "entendre d'un poème des notes d'air et de basalte". Ceux-là aimeront cette fine interrogation sur l'amour et la vie, qui est aussi une belle réflexion sur le "métier" de poète.

 

© Claude Darras/La République des Lettres, janvier 2011

 


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Nathalie Riera
Variations d’herbes (2012, éditions du Petit Pois) – à paraître
Feeling is first (2011, éditions Galerie Le Réalgar).
Puisque Beauté il y a (2010, éditions Lanskine, 64 pages).
Staccato Morendo (2009, site numérique Oeuvres vives).
ClairVision (2009, éditions numériques Publie.net, 33 pages).
La Parole derrière les verrous (Essai, 2007, éditions de l'Amandier, 72 pages).

 

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09/01/2011 | Lien permanent

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