03/04/2009
Visages de Séféris (extrait)
La vie est la perpétuelle résurgence des sources – ce qui redonne ce qui a toujours été là.
G. Picon
Visages de Séféris
Gaëtan Picon
Doré comme les pierres de son pays, comme ces rocs depuis toujours brûlés, imprégnés par les sucs, les sels, le rayonnement de l’espace, raviné comme la sécheresse de la terre ocre, craquelée, le visage est celui d’un homme qui s’expose au soleil. Cette démarche lourde, lente, qui fait sonner la route, qui a prise sur les pierres (et je le vois qui se baisse, soupèse l’une d’elles qu’il a ramassée), elle est celle d’un voyageur toujours en chemin, épiant un écho qui n’est pas celui de ses pas, mais la voix d’une chose qu’il va, la découvrant, contraindre à la parole.
(…)
Il s’est exposé au soleil, il s’est exposé à la vie, et sa poésie – d’une langue si simple, proche du langage de tous les jours, de l’oraison du matin et du soir, mais toujours consacrée par la solennité poétique – bien loin d’être celle d’une autre vie, d’un autre monde – est, d’un bout à l’autre, comme celle de Baudelaire, le chant qui sourd de ces heures où l’existence d’un homme, d’un individu particulier, hic et nunc, a pris conscience de sa gravité. Journal de bord, dit-il, comme Ungaretti a dit : Vie d’un homme.
(…)
Mais ce soleil, cette vie à quoi il s’expose, il attend que de leur brûlure et de leur saturation vienne l’exsudation du poème. Voici qu’il les ramène dans ses filets, dans l’ombre de sa bibliothèque d’Athènes, entourée par les flammes du jour – au fond de ce silence, de cette réserve, de cette absence, que l’on devine en lui comme le vide par lequel la plénitude de sa présence est invisiblement tenue. Du soleil à l’ombre, de la communication à la solitude, de l’exil au retour, de l’errance aux racines natales : c’est le rythme d’une vie et d’une poésie.
Hai - Kai
Extrait
Ce corps qui souhaitait fleurir comme une branche,
Porter ses fruits, devenir flûte dans le gel,
L'imagination l'a enfoui dans un essaim bruyant
Pour que passe, et l'éprouve, le temps musicien.
Sur un soleil d'hiver
Extraits
F
Un vent bref, et un autre, bourrasque
Lorsque tu laisses le livre
Et déchires les liasses vaines du passé
Ou te penches
Pour suivre du regard, dans la prairie,
L'ombrageux galop des Centaures
Et les Amazones vernales, suantes
Dans tous les sillons de leur corps;
Qui s'affrontent au saut et à la lutte.
Bourrasque de résurrection, à l'aube,
Quand tu as cru au lever du soleil.
G
Guérison de la flamme, la flamme seule :
Non par le goutte-à-goutte de l'instant
Mais par l'éclair, soudain,
Du désir qui rejoint l'autre désir
- Et chevillés ils restent
L'un à l'autre, et le rythme
D'une musique, au centre
A jamais, la statue
Que rien ne bougera.
Dérive, non, de la durée, ce souffle :
Mais foudre, qui tient la barre.
(Traduction de Yves Bonnefoy)
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29/06/2008
Elle l'appelait Jim
Stratis le marin décrit un homme
(Extrait)
HOMME
(…)
On nous disait, vous vaincrez quand vous vous soumettrez.
Nous nous sommes soumis et nous avons trouvé la cendre.
On nous disait, vous vaincrez quand vous aurez aimé.
Nous avons aimé et nous avons trouvé la cendre.
On nous disait, vous vaincrez quand vous aurez abandonné votre vie.
Nous avons abandonné notre vie et nous avons trouvé la cendre.
Nous avons trouvé la cendre. Il ne nous reste plus qu’à retrouver notre vie maintenant que nous n’avons plus rien.
J’imagine que celui qui retrouvera la vie, malgré tant de papiers, de luttes, de sentiments, d’enseignements, sera quelqu’un comme vous et moi, avec une mémoire juste un peu plus tenace. Pour nous, c’est difficile, nous nous souvenons encore de ce que nous avons donné. Lui, ne se rappellera que ce qu’il aura gagné par chacun de ses dons. Que peut se rappeler une flamme ? Si elle se rappelle un peu moins qu’il ne faut, elle s’éteint. Si elle pouvait nous enseigner, tant qu’elle brûle, à nous souvenir avec justesse !
(…)
Une fois – je travaillais encore sur les bateaux – je me suis trouvé un midi de juillet tout seul sur une île, infirme sous le soleil. La brise légère de la mer faisait naître en moi de tendres pensées quand vinrent s’asseoir un peu plus loin, une jeune femme à la robe transparente qui laissait deviner son corps de biche, mince et ferme, et un homme silencieux qui la regardait dans les yeux, à quelque distance. Ils parlaient une langue que je ne comprenais pas. Elle l’appelait Jim. Mais leurs paroles étaient sans poids et leurs regards, immobiles et confondus, laissaient leurs yeux aveugles. Je pense toujours à eux : ils sont les seuls êtres rencontrés dans ma vie à n’avoir pas cette expression rapace ou traquée qu’ont tous les autres. Cette expression qui les range dans la foule des loups ou dans celle des agneaux. Je les revis le même jour dans une de ces petites chapelles des îles qu’on découvre toujours au hasard pour les perdre dès qu’on en sort. Ils se tenaient à la même distance puis ils se rapprochèrent et s’embrassèrent. La femme devint une image incertaine et s’effaça tant elle était petite… Savaient-ils qu’ils étaient délivrés des filets du monde ?
Il est temps que je parte. Je connais un pin qui se penche sur la mer. A midi, il offre au corps fatigué une ombre mesurée comme notre vie, et le soir, à travers ses aiguilles, le vent entonne un chant étrange comme des âmes qui auraient aboli la mort à l’instant de redevenir peau et lèvres. Une fois, j’ai veillé toute la nuit sous cet arbre. A l’aube, j’étais neuf comme si je venais d’être taillé dans la carrière.
Si seulement l’on pouvait vivre ainsi ! Peu importe.
Londres, 5 juin 1932.
Georges Séféris
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12/06/2008
Epiphania
Géorges Séféris
Poème de Georges Seferis écrit en 1937 et publié dans le recueil collectif de son oeuvre sous le titre EPIPHANIE 1937, dans Cahier d'études.
La mer en fleurs et les montagnes au décroît de la lune ;
La grande pierre près des figuiers de Barbarie et des asphodèles;
La cruche qui ne voulait pas tarir a la fin du jour ;
Et le lit clos près des cyprès et tes cheveux
D'or : les étoiles du Cygne et cette étoile, Aldebaran.
J'ai maintenu ma vie, j'ai maintenu ma vie en voyageant
Parmi les arbres jaunes, selon les pentes de la pluie
Sur des versants silencieux, surchargés de feuilles de hêtre.
Pas un seul feu sur les sommets. Le soir tombe.
J'ai maintenu ma vie. Dans ta main gauche, une ligne ;
Une rayure sur ton genou; peut-être subsistent-elles encore
Sur le sable de l'été passé, peut-être subsistent-elles encore
Là où souffle le vent du Nord tandis qu'autour du lac gelé
J'écoute la voix étrangère.
Les visages que j'aperçois ne me questionnent pas ni la femme
Qui marche, penchée, allaitant son enfant.
Je gravis les montagnes. Vallées enténébrées. La plaine
Enneigée, jusqu'à l'horizon la plaine enneigée. Ils ne questionnent pas
Le temps prisonnier dans les chapelles silencieuses
Ni les mains qui se tendent pour réclamer, ni les chemins.
J'ai maintenu ma vie, en chuchotant dans l'infini silence.
Je ne sais plus parler ni penser. Murmures
Comme le souffle du cyprès, cette nuit-là
Comme la voix humaine de la mer, la nuit, sur les galets,
Comme le souvenir de ta voix disant : « Bonheur ».
Je ferme les yeux, cherchant le lieu secret où les eaux
Se croisent sous la glace, le sourire de la mer et les puits condamnés
A tâtons dans mes propres veines, ces veines qui m'échappent
Là où s'achèvent les nénuphars et cet homme
Qui marche en aveugle sur la neige du silence.
J'ai maintenu ma vie, avec lui, cherchant l'eau qui te frôle,
Lourdes gouttes sur les feuilles vertes, sur ton visage
Dans le jardin désert, gouttes dans le bassin
Stagnant, frappant un cygne mort à l'aile immaculée
Arbres vivants et ton regard arrêté.
Cette route ne finit pas, elle n'a pas de relais, alors que tu cherches
Le souvenir de tes années d'enfance, de ceux qui sont partis,
De ceux qui ont sombré dans le sommeil, dans les tombeaux marins,
Alors que tu veux voir les corps de ceux que tu aimas
S'incliner sous les branches sèches des platanes, là même
Où s'arrêta un rayon de soleil, à vif,
Où un chien sursauta et où ton coeur frémit,
Cette route n'a pas de relais. J'ai maintenu ma vie. La neige
Et l'eau gelée dans les empreintes des chevaux.
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