07/03/2024
Franck Venaille, La descente de l'Escaut - Poème
Franck Venaille
LA DESCENTE DE L’ESCAUT
POÈME
[extraits]
■ Franck Venaille
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Extraits
Éditions Obsidiane, 2007
ça ne s’exprime pas : peut-être est-ce muet de naissance ? Pas de ces cris d’horreur devant la vie, bien peu de soubresauts, de plaintes, seul un murmure diffus rappelle au passant qu’une présence trouble habite cette eau sans âge
ça ne s’exprime pas : dort-il même le fleuve ? connaît-il cet instant où le corps est en paix, ne souffre plus, se regarde : étonné, confus ; de n’être que cet amas de matières qui jamais ne se comprennent et, parfois, se combattent !
ça ne s’exprime pas : cela tient du refus forcené d’exister, de se lier aux autres, mais ça circule, déborde même vers un lointain clocher devant lequel un homme prie, demande que l’eau, fût-ce une seule fois ! rien qu’à lui : se confie !
[p.32]
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Mais je vous écrirai encore : j’ai tant de choses à vous dire ! J’aime ces petits magasins qui regardent le fleuve. Il s’y vend de la dentelle, des abat-jour, d’anciennes cartes postales humides d’avoir trop approché les âmes des enfants morts enfermées dans des coffres d’argent. Désormais — mais vous le savez — ce n’est plus ma langue. J’éructe des mots étranges venus de loin, de là-haut et qui, lentement, de village en village, sont venus à ma rencontre. Ma bouche est pleine de sable. Et ma langue est salée. Topografische kaart van België. J’y ai mes points de repère, annotant, soulignant, encadrant courbes du fleuve, lieux et paysages. J’avance et je coche. Tantôt il me semble progresser sur un terrain miné, tantôt entendre quoi ? Des anges, peut-être ! Verrai-je un phoque ? Un cygne noir ! Descendrons-nous en bande hurlante cette eau jamais soumise ? Oui, je vous écrirai. Cette carte, que je tiens serrée, vous indiquera l’endroit exact où je me suis envolé noyé — dispersé ô décembre ! Pardonnez-le moi : je ne crains plus la mort. La formule vaut ce qu’elle vaut, mais quel bel exercice mental de — sans cesse — comparer la réalité de ce relevé à celle du fleuve ! Il nait de tout cela un modeste bonheur dont j’ai presque honte de souligner l’impact. Somptueux tout cela ! Somptueux comme ces tapis que l’on déroule pour recevoir idiots et saints. Je marche en parlant. Ça ! Qu’ici l’on s’exprime et peu importe dans quelle langue ! Les mots craignent-ils la brume ? Ont-ils peur de ce livre ouvert : le brouillard ! Je fais ma guerre. J’attaque et viole ma langue maternelle. Je la regarde se balancer sur les gibets. D’où me vient cette fureur ? Me mettrais-je à haïr ma mère après l’avoir, tant de mois, portée ? Eau trouble. Écluses qui, d’effroi, se vident. Voici l’instant où se mettent en marche les péniches et cela me rappelle le départ d’une manifestation où domineraient drapeaux noirs jaunes et rouges. J’eusse dû m’engager comme soutier. Vivre dans la majesté du mazout. Ô grands arbres blancs ! Vos branches ploient sous une foule d’oiseaux fous. Croyez-moi bien : je sais parfaitement quel luxe m’accompagne, ne suis-je pas redevenu enfant ? Me voici organique au fleuve. Soutier, je suis, prenant des notes, écoutant vieilles et vieux parler. Soutier. Et sans état d’âme ! Je partirai. Le fleuve demeurera sur place. Mais je ne savais pas que tout, ici, serait si noir. La lumière semble tamisée par le diable lui-même. Grisaille. Cela n’empêche pas les enfants de se rendre à l’école, d’entasser leurs vélos à l’avant de la barque du passeur d’eau. Je perçois des rires. Et je poursuis ma route, sans douter, sans frémir, mettant mes pas dans les marques laissées par les fers des chevaux. C’est peut-être ce jour-là que j’osai me poser la seule question qui en vaille la peine : suis-je déjà ici, autrefois, tirant les péniches ? Vous m’avez bien compris : ai-je vraiment été cheval ? Il me vient une lente angoisse que je ne cherche plus à dominer. Elle flotte. On dirait de la gaze sur l’eau. La voici qui s’entoure de buée, de larmes oui de larmes. Ai-je été qui j’ai dit ? Mon père, peut-être, le sait. Mais comment oserais-je lui poser la question ? D’ailleurs, que répondrait-il ? Il faut aller plus loin dans le caveau, plus bas, hardiment dans la terre. Soutier, vous dis-je. Ah ! quel métier sain ! Les poumons s’encrassent mais, au moins, ils saisissent tout de la marche du monde. Père ! Hennissez donc, parfois, le soir, rien que pour me mettre sur la voie, rien que pour m’enlever un peu de ce poids d’anxiété qui m’écrase la poitrine. Je n’avais pas songé à la vase. Je n’imaginais pas que cela fût si noir. Les mots, comprenez-le, sont insuffisants pour dire et exprimer la chose. Ô, demain
encore, pourtant, je vous écrirai !
[pp.69-70]
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J’avais la totalité du visage de l’estuaire dans ma main
J’avais l’ensemble de sa pensée sous les doigts J’avais
Ô j’avais son étrange beauté Mienne, je la possédais m’
imprégnant de ses traits afin que — une fois disparus —
Je puisse encore encore et encore me souvenir d’eux
J’avais cette tête humaine avec ses intrications animales
Un peu de ce merle ! Beaucoup de l’épouse du cheval !
Quelques traits de la souris papivore qui crie sa peur
De paraître différente D’être différente De glisser
Au lieu de galoper De marcher De hennir J’avais la face
Animale et humaine de l’énigme Pas du Sphinx, non ! Pas
de l’homme aux yeux crevés mais (bruants — buses —
brèmes et gardons — loriots) celle de l’humanité
Blessée Meurtrie Repliée sur soi comme une figure de
Tombeau J’avais ! J’ai eu ! J’eus ! Cette noble énigme
sur laquelle — métaphoriquement — à bord du cargo Babtai
je m’interrogeai Ah ! Douleur d’être cet homme trop calme
Mais qu’un feu Une torche Un brasier intérieurs brûlent
Je l’avais ! Je distinguais le masque tragique de l’énigme
Mais, désemparé, désespéré, fragilisé par tant de souffrances
Intimes Je ne parvenais pas à comprendre le sens de cette
Possession Pourtant n’avais-je pas la totalité du corps de l’
estuaire dans ma main ? Sentant vivre sa pensée sous mes doigts
Et souhaitant la capter Me souvenir toujours et toujours de
La totalité de cette manière d’œuvre d’art Totem vous
Dis-je ! Totem allongé ! Visage énigmatique ! Son âme !
Totem ! Devant lequel, des nuits entières, je piétinais.
[p.94]
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L’ATELIER CONTEMPORAIN a fait paraître en octobre 2023
Avant l’Escaut
Poésies & proses, 1966-1989
■ © Éditions L’Atelier Contemporain
16:11 Publié dans Franck Venaille | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer | | Facebook