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01/05/2018

W. G. Sebald

W.G. SEBALD

Les Anneaux de Saturne

 

 

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  Extrait

 pp. 223-225

 

[…] Quand le taxi, une grande limousine scintillante, était arrivé, j’avais tenu ouverte la porte arrière pendant qu’elle s’installait au fond. Sans un bruit, la limousine s’était mise en mouvement, et Anna n’avait pas eu le temps de s’adosser que l’on était déjà loin de la ville, plongé dans une forêt, incroyablement profonde et traversée de rais de lumière étincelante, qui s’étendait jusque devant la maison de Middleton. On avançait à une allure dont on ne pouvait pas dire si elle était rapide ou lente, non point sur une route mais plutôt sur une voie merveilleusement moëlleuse, de loin en loin légèrement incurvée. L’atmosphère à travers laquelle la voiture se déplaçait était plus dense que l’air et avait quelque chose d’un lent court d’eau. J’ai vu la forêt défiler dehors, dit-elle, des détails infimes, impossibles à rendre, me sont apparus en pleine clarté, les fleurs minuscules sur les coussins de mousse, les brins d’herbe les plus fins, les fougères tremblantes et les troncs gris ou bruns, lisses ou rugueux se dressant à la verticale, disparaissant à quelques mètres de hauteur dans le feuillage impénétrable des buissons poussant entre les arbres. Par-dessus s’étendait une mer de mimosas et de malvacées d’où dégringolaient, venant d’un étage encore plus élevé de ce monde forestier foisonnant, des centaines de sortes de plantes grimpantes qui flottaient tels des nuages blancs ou roses dans les branches des arbres surchargées d’orchidées et de bromélias et semblables aux vergues de grands voiliers. Et couronnant le tout, à une hauteur que l’œil avait peine à atteindre, oscillaient des cimes de palmiers dont les fins plumets en éventail étaient de ce vert noir insondable, apparemment soutenu d’or ou de cuivre, que Léonard applique aux faîtes de ses arbres, ainsi qu’en témoigne, par exemple, La Tentation de Marie ou le Portrait de Ginevra de’ Benci. Mais l’incroyable beauté de tout cela, dit Anna, je n’en ai plus maintenant qu’une idée vague, et de même, je ne pourrais plus décrire précisément la sensation que me procurait le fait de rouler à bord de la limousine sans chauffeur à ce qu’il semblait. En fait, je n’avais pas l’impression de rouler mais plutôt de planer comme cela ne m’était plus arrivé depuis l’enfance, lorsque je pouvais effectivement me mouvoir à quelques pouces au-dessus du sol. Durant le récit d’Anna, nous étions sortis ensemble dans le jardin déjà gagné par la nuit. En attendant le taxi, nous nous tenions près de la pompe hölderlinienne, et dans le faible reflet projeté depuis l’une des fenêtres du salon sur le trou du puits ceint d’un muret, je vis, avec un frisson qui me pénétra jusque dans la racine des cheveux, un scarabée pagayer d’un bord sombre à l’autre, sur le miroir de l’eau.

 

 

 

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© Actes Sud, Babel, 2017

 

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Anne-Marie Albiach

ANNE-MARIE ALBIACH

Cinq le Chœur

1966-2012

 

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FIGURE VOCATIVE

« Réminiscence »

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  Extrait

 pp. 363-364

 

La nuit « dans ses lambeaux révolus » renouvelle leur trace de dénuements.

Une date préfigure les limites de la faim rendue sauvage et rituelle ; leur rythme de conjugaison en répondait.

Tel se présentait-il et leur regard se libérait des perspectives de force. Il fallait évoluer dans un lieu qui les unissait par-delà l’expression.

 

Je l’appellerai ainsi, je le nommerai,

son nom se réfléchissait dans la ligne droite des épaules ; dans la ligne des paupières ; la mémoire attirait, sur une eau d’étang, des personnages divers, le souffle, et cet extrême imprécis, nouveau à l’excès.

Posaient-ils leur main ouverte sur le point douloureux, et une ardeur tendant vers sa maturité alternait son discours de violences souterraines, de retraits et d’approches.

« Tu as retrouvé des traces de cette jeunesse » – et je me remémore des objets savants pour toi devenus familiers dans leur reddition.

Il a déplacé le vouloir des éléments, la tête baissée pour pressentir l’eau sépia de l’envol. Elle aurait pu croire dans cette immanence ; des rires de gazelles enténébrées dans l’allée. Le sommeil hante la nuque tel une déperdition de soi rompue par la Perte. Un cercle dans nos respirations noires.

 

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« Le chemin de l’ermitage »

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  Extrait

 p. 398

 

Face à eux, complices dans le lieu privilégié de blanc et de ceinture précise dans le flou de la jupe, elle vérifie de deux mains le point exact du masque, où le féminin et le masculin s’exaspèrent ; dans la pénombre du double, ils regardent avec apaisement, une fragilité dans leurs jabots d’un bleu évanescent : un songe indécis s’empreint d’elle à eux ; dans l’attente, une blancheur irradie nos pulsions.

Comment pénétrer dans cette luminosité qui annule le spectateur le plus ardent. Deux ardeurs, l’une blanche, l’autre écarlate, séparées par le rideau d’une distance que les occlusions temporelles auraient travaillée.

Cela se situe dans une mémoire immédiate.

Un enjeu traverse les positions, de part et d’autre d’un reflet, alors qu’elle s’astreint à des mouvements altérant cette immobilité.

 

 

 

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© Flammarion, 2014


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Claude Dourguin

 CLAUDE DOURGUIN

POINTS DE FEU

 

© éditions Corti, 2016


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COLLECTION en lisant en écrivant

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  Extraits

 p. 47

 

Le souhait de Debussy de « décongestionner » la musique par le plein air, un siècle après on peut le faire aussi bien pour la littérature (la peinture également, à condition de ne pas l’entendre comme un retour à des formes vides – mais Tal Coat, Soulages ou Szafran témoignent avec bonheur).

 

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 p. 56

 

Moments heureux à la vigne, dans les dernières lumières du jour tant la chaleur est forte. Sur la pente très raide de l’escarpement rocheux il y avait à effeuiller, à couper les entrejets. Avec ceux des ruches, de la lavande, des oliviers, voici bien l’un des plus riches travaux qui soient, à la faveur duquel s’éprouve la satisfaction d’accomplir une donnée naturelle, de l’accroître, de favoriser et orienter son développement vers une qualité sinon une quintessence. L’humanité en nous aussi se réalise – savoirs, pratiques, sensations –, en cet accord parfait avec notre lieu – la poésie ici, vécue, en quelque sorte, quelque dure soit la tâche.

 

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 p. 69

 

Chance des peintres, ils peuvent inventer leurs techniques. La création de son propre langage pour l’écrivain existe, certes, elle le définit également, mais sa part de liberté, d’invention est bien moindre parce que la littérature exige tout de même une part de compréhension (l’échec du lettrisme, par exemple, trouve là sa source).

 

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Soulages fait référence, pour expliquer l’une de ses démarches, à une phrase de Saint Jean de la Croix : « Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrai. Sauf pour un je-ne-sais-quoi qui s’atteint d’aventure. » Cette nécessité – comme en mer de savoir saisir le vent qui survient –, ce don, on ne s’attendait peut-être pas à sa revendication – en termes semblables, qui plus est – par le peintre des noirs trop souvent crédité de la mise en œuvre systématique d’un projet intellectuel.