Jean Genet ou la rébellion d'un moraliste (par Claude Darras) (20/11/2011)
Portrait et lectures Claude Darras
Jean Genet ou la rébellion d’un moraliste
■■■« Si écrire veut dire éprouver des émotions ou des sentiments si forts que toute votre vie sera dessinée par eux […], alors oui, c’est à Mettray et à quinze ans, que j’ai commencé d’écrire » : Jean Genet explique, en 1981, la genèse de ses travaux d’écriture à Bertrand Poirot-Delpech, journaliste au Monde, à la faveur d’entretiens (filmés) qui seront édités (et diffusés) un an avant sa mort (L’Ennemi déclaré). À cette époque-là, en 1925, il est ébloui par les sonnets de Ronsard. Situé à huit kilomètres de Tours, Mettray (département d’Indre-et-Loire) est proche du pays du poète de la Pléiade ; c’est une colonie pénitentiaire agricole fondée en 1839 pour quatre cents jeunes placés sous le régime de la liberté surveillée. Le souvenir de l’institution de redressement innerve la plupart de ses livres ; le roman Miracle de la rose lui est presque entièrement consacré et le texte de L’Enfant criminel s’en inspire largement. Auteur dès l’âge de dix ans de multiples chapardages et coutumier de fugues, il y entre en détention à l’automne de 1926 (Jean Genet matricule 192.102) et non l’année précédente ainsi qu’il le raconte.
Le 15 mars 1925, le compositeur René de Buxeuil engage à son service le pupille de l’Assistance publique. Le parolier de « L’Âme des violons » relate, quelque vingt ans plus tard, la découverte émerveillée des Fleurs du mal de Charles Baudelaire par son jeune secrétaire, une révélation qui semble décider de ses premières tentatives littéraires, en l’occurrence la rédaction de « Mémoires » qu’il entreprend dans un cahier d’écolier sous la signature de Nano Florane. Dans l’ouvrage Saint Genet comédien et martyr, Jean-Paul Sartre confirme que son modèle s’est familiarisé « avec la prosodie et les lois de la rime » auprès du musicien tourangeau. Au romancier et journaliste allemand Hubert Fichte (quotidien Die Zeit), Jean Genet rapporte qu’il a éprouvé pour la première fois à la prison de Fresnes (1939-1940) une émotion au moment d’écrire à l’occasion d’une « carte de Noël » adressée à Anne Bloch ou à Lily Pringsheim (ses seules amies, féminines, avec l’écrivaine Andrée Pragane dite Ibis). « C’était en 39, raconte-t-il, 1939. J’étais seul au cachot, en cellule enfin. D’abord, je dois dire que je n’avais rien écrit, sauf des lettres à des amis, des amies, et je pense que les lettres étaient très conventionnelles, c’est-à-dire des phrases toutes faites, entendues, lues. Jamais éprouvées. Et puis, j’ai envoyé une carte de Noël à une amie allemande qui était en Tchécoslovaquie. Je l’avais achetée dans la prison et le dos de la carte, la partie réservée à la correspondance, était grenue. Et ce grain m’avait beaucoup touché. Et au lieu de parler de la fête de Noël, j’ai parlé du grenu de la carte postale, et de la neige que ça évoquait. J’ai commencé à écrire à partir de là. Je crois que c’est le déclic. C’est le déclic enregistrable. » (L’Ennemi déclaré).
La malédiction des origines
Né à Paris le lundi 19 décembre 1910, Jean Genet est abandonné sept mois plus tard par sa mère, Camille Gabrielle Genet (Lyon, 1888-Paris, 1919). Femme de ménage, elle ne peut plus assumer la charge de l’enfant depuis que le père - un certain Frédéric Blanc, né en Bretagne en 1869 - l’a quittée. L’hospice parisien des Enfants-Assistés place le pupille chez Eugénie et Charles Regnier, à Alligny-en-Morvan, une petite commune de la Nièvre. Lui est menuisier, elle tient une boutique de buraliste de l’autre côté de leur maison…
Singulière enfance pour le paria, non pas orphelin mais rejeté d’emblée, ce qui est la pire des conditions ! Aussi la figure maternelle confisquée avive-t-elle constamment à travers son œuvre une blessure incurable : elle apparaît violemment métamorphosée en mendiante édentée ou en voleuse dévastée le long des péripéties des Pompes funèbres et des Paravents. Dans son dernier récit, Un captif amoureux, c’est la « Pietà », l’immortel couple mère-fils, qu’il place au cœur de sa quête au plus intime des camps palestiniens et des ghettos noirs d’Amérique. En dépit de son inclination au vol, l’écolier est brillant, il lit énormément (Dostoïevski et Verlaine notamment) et fréquente le catéchisme jusqu’à la communion solennelle : il apprend ainsi à respirer les effluves de l’encens et à flairer… le parfum capiteux du péché. Les pièces Le Balcon et Elle sont loquaces à fustiger, parfois jusqu’à la calomnie, l’institution ecclésiastique. Engagé dans l’armée qui lui sera un refuge intermittent durant six années (au génie puis à l’infanterie coloniale, 1929-1936), il parcourt l’Europe des mauvais garçons et des maisons d’arrêt où il conforte son homosexualité et ses mauvais penchants. Voleur, déserteur, prostitué, vagabond et taulard, il échafaude entre vingt et trente ans un système de valeurs personnel qui apparaît comme le double inversé du code moral traditionnel. Avec une rage méthodique, il se jette dans la délinquance, l’abjection, la déchéance comme vers une terre promise, une libération, une catharsis.
Gide, Sartre et Cocteau…
Du monde littéraire, les premiers encouragements viennent d’André Gide qui reçoit le militaire entre deux affectations, à Paris, en août 1933. Étonné par la culture livresque et la lucidité critique du jeune homme, le vieil écrivain l’encourage à persévérer dans l’étude. Jean-Paul Sartre et Jean Cocteau seront les premiers, en 1942, à reconnaître l’écrivain de grande race qui vient d’écrire Le Condamné à mort dont ils permettront la publication. C’est un long poème en alexandrins où leur protégé exprime la passion qu’il voue à un ami assassin guillotiné le 17 mars 1939 : à la prison de Fresnes, pour relever le défi de ses compagnons de cellule qui viennent d’applaudir les versets larmoyants de l’un d’entre eux, il compose sur-le-champ une ode très académique dédiée à l’une de ses « icônes », le meurtrier Maurice Pilorge dont le « visage découpé dans Détective enténèbre le mur de la cellule ». L’œuvre, inaugurale, est suivie de cinq romans qui sont élaborés dans la même clandestinité de la réclusion : Querelle de Brest (1945), Miracle de la rose (1946), Pompes funèbres (1947), Notre-Dame des Fleurs (1948) et Journal du voleur (1949). Dès lors, aux premiers succès de librairie, le repris de justice devient une personnalité bien parisienne et les honnêtes gens s’empressent de célébrer le poète, comme l’ont fait leurs devanciers avec d’autres « maudits », tels Villon, Ronsard et Sade…
Il n’en est pas changé pour autant. Et de nouveaux larcins, d’argent et de livres, le conduisent fréquemment en prison entre 1940 et 1945. Passible de relégation dans un bagne des colonies, le récidiviste est sauvé en 1946 par la grâce présidentielle de Vincent Auriol consécutivement à une action engagée par Sartre et Cocteau - ils ont déjà témoigné en sa faveur au tribunal trois ans plus tôt - sous la forme d’une supplique que signent de nombreux intellectuels, André Breton, Paul Claudel, Thierry Maulnier, François Mauriac, le professeur Henri Mondor, Pablo Picasso, Jacques Prévert et François Sentein, entre autres personnalités ; sollicités, Louis Aragon, Albert Camus et Paul Eluard refusent de s’y prêter.
Un activiste politique tourné vers le tiers-monde
En 1952, les éditions Gallimard entament la publication des œuvres complètes avec une préface-fleuve de Jean-Paul Sartre que l’intéressé apprécie moyennement. « Toi et Sartre, reproche-t-il à Jean Cocteau, vous m’avez statufié. Je suis un autre. Il faut que cet autre trouve quelque chose à dire. »… Les années suivantes, entre deux scénarios (Les Rêves interdits et Le Bagne), il multiplie les voyages au gré de ses relations en Grèce et en Tunisie, en Italie et au Maroc, en Allemagne et en Suède, en Hollande et en Algérie. En 1955, il noue une forte relation amoureuse avec un jeune acrobate de cirque, Abdallah, auquel il consacre un superbe essai en hommage, Le Funambule : il va jusqu’à lui composer un numéro, dessiner son costume et régler les éclairages ! En octobre 1959, Roger Blin crée avec succès Les Nègres au théâtre de Lutèce, à Paris, devenant ainsi son metteur en scène attitré. Pendant la décennie 1950-1960, il se passionne pour… la course automobile et se plaît à redécouvrir Paris où l’on reconnaît sa silhouette courte, sa tête de boxeur au crâne ras et au nez cassé, son blouson de cuir, son regard à la fois angélique et effronté.
Si l’on excepte de très nombreux articles et des entretiens, il cesse d’écrire après 1968, sacrifiant son temps et sa notoriété à des causes politiques. Les Panthères noires aux États-Unis, les travailleurs immigrés en France, la Fraction Armée rouge en Union soviétique, les Palestiniens au Proche-Orient : chacun de ses actes, chacune de ses interventions fait l’effet d’une bombe. Aux U.S.A., il se range aux côtés des militants noirs Angela Davis et George Jackson. Deux ans durant (1970-1972), il partage le quotidien des camps palestiniens. Et ses prises de position favorables à la bande à Baader et au communisme soviétique procèdent du même souci de défendre l’Organisation de libération de la Palestine (Olp) : l’Union soviétique soutient la résistance palestinienne et le groupe de Baader-Meinhof a partagé l’entraînement des fedayins, les combattants de l’Olp.
Sulfureuse, acclamée, contestée, la réputation dont il jouit ne pâlit pas un instant. En 1981, Rainer Werner Fassbinder porte son roman Querelle de Brest à l’écran (avec Brad Davis, Franco Nero et Jeanne Moreau). En 1983, Patrice Chéreau reprend au théâtre des Amandiers à Nanterre Les Paravents (avec Maria Casarès), une pièce que le ministre André Malraux défend avec pugnacité vingt ans plus tôt. Le grand prix national des Lettres lui est attribué la même année. Cerise sur le gâteau de la consécration, en 1985, Le Balcon entre au répertoire de la Comédie-Française (mise en scène de Georges Lavaudant avec Christine Fersen) !
La sainteté au cœur du mal
Curieux personnage tout de même ! Romancier, dramaturge et poète de grand format, il n’aura cessé, dans sa vie comme dans son œuvre, de catalyser l’ambiguïté et de jouer sur les contradictions, pratiquant la trahison comme un art, expérimentant l’engagement politique avec une constante ironie, recherchant la liberté dans les cachots et la sainteté au cœur du mal. « L’œuvre entier de Genet, soutient à cet égard Dominique Fernandez, est un miracle de la rose perpétuel : la prison y est le paradis, le criminel y est le saint, l’abjection y est le trésor. » (Écrivains d’aujourd’hui 1940-1960, éditions Bernard Grasset, 1960). Quant au personnage, son biographe américain (Genet, éditions Gallimard, 1993) le trouve à la fois « estimable et insupportable » : « Estimable car il est pur et hostile à toute compromission, explique Edmund White au Magazine littéraire (n° 313, septembre 1993) ; insupportable pour presque les mêmes raisons car il était toujours réticent à pardonner les fautes réelles ou supposées de ses amis, toujours prêt à exploser et à excommunier ». « Mais quel styliste ! », s’exclame Jean-Paul Sartre. « Écrire étant un acte religieux, un rite de messe noire, Genet ne déteste pas la pompe, assure-t-il dans son Saint Genet : sa phrase, difficile et nombreuse, chargée, miroitante est pleine de vieilles tournures ressuscitées, inversion, ablatif absolu, infinitif sujet ; il aime à l’allonger jusqu’à ce qu’elle se brise, à en suspendre le cours par des parenthèses : différé, attendu, le mouvement révèle mieux son urgence ; en même temps il use de la syntaxe et des mots en grand seigneur, c’est-à-dire comme quelqu’un qui n’a plus rien à perdre (…). »
Ses proches, parmi lesquels Tahar Ben Jelloun, Alexandre Bouglione (dit Romanès), Colette, Lydie Dattas, Léonor Fini, Alberto Giacometti, Juan Goytisolo et Jacques Guérin soulignent avec justesse le mérite de l’observateur, la perspicacité du physiologiste, le génie de l’écrivain, une sorte de moraliste qui sait réinventer tant de types, analyser tant de caractères, mettre en scène tant de personnages qu’il a presque tous connus, aimés ou haïs, du reste, et qui composent une flamboyante galerie de portraits : héros et traîtres, monstres et policiers, bagnards et domestiques, nazis et nord-africains, paysans et archevêques, juges et terroristes, marionnettes et bourreaux. Il ne les copie pas, loin s’en faut, il les vit idéalement, s’immerge dans leur milieu, contracte leurs habitudes, possède leur existence intime au point d’aviver le sang circulant dans leurs veines au lieu de l’encre sympathique qu’injectent à leurs personnages les auteurs ordinaires.
Jean Genet est décédé au Jack’s Hotel, rue Stéphane-Pichon, à Paris, dans la nuit du lundi 14 au mardi 15 avril 1986, au lendemain du décès de Simone de Beauvoir. Son corps est enseveli à Larache, sur le littoral marocain, entre Tanger et Rabat. On a creusé sa tombe derrière le cimetière musulman, à quelques mètres de la maison qu’il avait achetée pour Mohamed El Katrani, le dernier compagnon de sa vie. Edmund White rappelle que lorsque le cercueil enchâssé dans un sac de jute est descendu de l’avion à Casablanca, il était étiqueté « travailleur immigré »… ■■■
Décembre 2011 © Les carnets d'eucharis, Claude Darras
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