Annette von Droste-Hülshoffn Tableaux de la lande & autres poèmes (13/07/2014)

 

Du côté de chez…

 

 

Annette von Droste-Hülshoff

 

 TABLEAUX DE LA LANDE et autres poèmes

 

La Dogana, 2013

 

 

 

Traduction de Patrick Suter & Bernard Böschenstein

 & texte allemand

 

 

 

LA DOGANA | © http://www.ladogana.ch/html/nouveau.htm

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Ainsi s’est-il en vain tourmenté,

                   a-t-il en vain vendu le domaine

Où sont le tilleul de son enfance

                   et le lit de mort de ses parents,

En vain a-t-il durant tant de jours

                   respiré l’air oppressant de gel,

La bride dans les mains engourdies,

                   quand crissent les vagues de neige –

Tant à l’aurore qu’au couchant,

Rien que pour un quignon de pain.

 

Le marchand sur le sol s’agenouille,

                   frotte les flancs brûlants du cheval,

du chevron de la poutre la lampe

                   fait vaciller des ombres folles ;

Dieu, il vit ! – un éclair dans ses yeux –

                   le cheval tremble, ses flancs frissonnent,

Puis s’étend, naseaux étirés,

                   ballonné dans un cri sauvage,

Et des membres tournoie la vapeur,

Lutte ultime des forces de vie.

 

A genoux le marchand frotte encore,

                   refusant d’en croire ses yeux,

Et montent dans ses paupières gonflées

                   les larmes amères des hommes,

il étend doucement la couverture,

                   sur les flancs doucement la dépose,

Fais alors glisser sa lanterne

                   sur les tendons étirés ;

C’en est fini, plus un souffle de vie,

Des flancs déjà s’estompe la vapeur.

 

Il se relève, il est debout,

                   homme accablé par les soucis,

Et lentement saisit son front,

                   l’abrite dans le creux de ses mains.

Que s’est-il passé ? et demain ?

                   comment pourrait-il s’en souvenir !

De la désespérance il sent

                   le venin couler dans son cœur,

Quoi ? que se passe t-il – i l se lève,

Un cliquetis juste à ses oreilles !

 

Et, adossé au poteau voisin,

                   soupesant impassiblement

Mors et bride du cheval mort,

                   un homme avec étrille et picotin,

Trapu, tel cocher qui dans la poussière

                   et le gel mène ses rudes membres,

Un chapeau mou dégoulinant

                   suspendu à sa large nuque –

Et paisibles sur le maquignon

Se posent des yeux ombrés de gris.

 

« Monsieur », dit-il, « vous m’inspirez pitié,

                   c’était là un bel animal,

Mais j’en connais un qui lui ressemble

                   comme deux coraux du rosaire ;

Je vous dirai le lieu, la maison,

                   vous l’aurez pour deux cents florins,

Je sais un patron qui pour l’avoir

                   donnerait la moitié de ses biens. »

Le marchand écoute et balbutie :

« Je suis un homme tout à fait ruiné. »

[…]

 

............................... (p.169/171)

 

 

[…]

Et ce n’est qu’entouré de sapins,

                   aiguilles bruissant à ses semelles,

Qu’il ralentit le pas, restant

                   prostré, et qu’il écoute – écoute –

Nul amant n’écoute ainsi le son

                   de la cloche invitant à l’amour,

Nul malade le pas du prêtre

                   qui l’absout avec la relique ;

Un délinquant peut écouter ainsi

La pendule sonner la dernière heure.

 

Sous le feu solaire sommeille

                   la forêt dans des vagues d’arômes,

Résine suintant des aiguilles comme

                   des cils du dormeur coulent les larmes ;

Le rocher s’incline, ivre de soleil,

                   les oiseaux rêvent de ramage,

Caressé par sa queue d’écureuil

                   dort enroulé sur lui-même,

Une vapeur blanche à chaque aiguille

Exhale la térébenthine.

 

Un rayon perce à travers les branches

                   jusqu’aux mèches de qui écoute,

Qui luisent de la sombre chevelure

                   telles flammèches de vers marins ;

Il se dresse et guette, et guette et se dresse,

                   n’entends-tu pas un grésillement ?

Un ruissellement, tels grains de sable

                   glissant dans les fentes du grenier ?

Si acéré, si pénétrant,

Comme affûtage de faux sur la pierre.

[…]

 

............................... (p.193)

 

 

 

Note de l’éditeur

Annette von Droste-Hülshoff (1797-1848) est considérée dans le monde germanophone comme la plus grande poétesse allemande de tous les temps. Gottfried Benn, Walter Benjamin ont dit très tôt leur admiration pour ses inventions puissantes et Johannes Bobrowski compte « Le feu des bergers » et « Dans l'herbe » parmi les dix plus beaux poèmes de la langue allemande. Paul Celan lui-même ressentait une parenté envers ce que cette écriture comporte d'âpre, de rêche, de dense et d'élémentaire. Récemment remise au goût du jour par plusieurs jeunes auteurs, Annette von Droste-Hülshoff est constamment citée en raison de la liberté audacieuse de sa prosodie et du message d'immense désolation - constamment interrompu par les souvenirs d'une vie à première vue idyllique, qu'elle transmet à travers ses étonnantes visions. Mais cette célébrité dépasse nettement le cercle des poètes et des connaisseurs : « Le garçon dans le marais » est récité depuis des générations par les élèves des écoles allemandes. De même « Le Hêtre du Juif », sa prose la plus célèbre, est souvent étudiée au collège. Enfin « La Droste », comme on l'appelle familièrement, a figuré sur des billets de banque et des timbres. Le présent recueil offre un ensemble des textes les plus denses et les plus audacieux de l'écrivain : le défi qu'ils opposent aux traducteurs en a longtemps retardé la diffusion en terre française. Ces poèmes sont tantôt marqués par des éléments d'une extrême concrétude, qui fécondent l'imagination la plus débridée, tantôt ils sont entraînés par le mouvement propre de la vie intérieur, le rêve. Dictés par une sensibilité quasi tactile au monde du vivant, ils font fréquemment appel à la botanique, à la minéralogie, à la zoologie, de même qu'ils décrivent de manière très directe les mondes rural aussi bien que préindustriel et minier, mêlant cette réalité rugueuse à des scènes spectrales volontiers situées dans la brume des marais ou dans la poix des cimetières…

 

 

 

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