Walter Benjamin, Enfance berlinoise (13/07/2014)

 

Du côté de chez…

 

 

Walter Benjamin

 

©  Walter Benjamin

 

Enfance berlinoise

L’Herne, 2012

 

 

 

Préface de Patricia Lavelle.

Traduit de l'allemand par Pierre Rusch.

 

 

L’HERNE | © http://www.editionsdelherne.com/

 

 

 

 

 

 

Combien désespéré renaissait à chaque printemps mon amour pour le prince Louis Ferdinand, aux pieds de qui poussaient les premiers crocus, les premiers narcisses ! Un cours d’eau qui me séparait d’eux me les rendait aussi inaccessibles que s’ils avaient été placés sous une cloche de verre.  Telle est la froide beauté sur laquelle s’appuie toute noblesse princière, et je compris pourquoi Luise Von Landau, qui avant de mourir fréquentait le même cours que moi, avait dû habiter quai de Lützow, presque en face de cette parcelle sauvage qui confie aux eaux du canal le soin de ses fleurs. Je découvris plus tard de nouveaux coins ; j’en appris davantage sur d’autres. Mais aucune fille, aucune expérience, aucun livre ne surent rien me dire de neuf sur celui-ci. Aussi quand trente ans plus tard un connaisseur de l’endroit, un paysan de Berlin, me prit sous son aile pour, après une longue absence commune, revenir avec moi dans la ville, sa route sillonna-t-elle ce jardin en y jetant la semence du mutisme. Il me précédait sur les sentiers, suivant une pente qui pour lui était toujours descendante. Ils descendaient, sinon vers les mères de toute existence, du moins vers celles de ce jardin. Ses pas éveillaient un écho dans l’asphalte qu’il foulait. Le gaz jetait une lueur équivoque sur le pavé. Les petits escaliers, les porches soutenus par des colonnes, les frises et les architraves des villas du Tiergarten – nous les prîmes pour la première fois au mot. Mais surtout les cages d’escaliers, encore vitrées comme autrefois, même si bien des choses avaient changé à l’intérieur des appartements. Je sais encore les vers qui après l’école emplissaient les intervalles des battements de mon cœur, quand je marquais une pause en montant les escaliers. Ils surgissaient confusément de la vitre, où une femme flottant entre ciel et terre comme la Madone de la Chapelle Sixtine sortait de la niche une couronne à la main. Les pouces glissés sous les bretelles du cartable pour soulager mes épaules, je lisais : « Le travail est la parure du citoyen / La bénédiction le prix de la peine. » La porte d’entrée, en bas, se refermait avec un soupir, comme un fantôme redescend dans la tombe. Dehors, il pleuvait peut-être. Une des vitres multicolores était ouverte et c’était au rythme des gouttes que se poursuivait l’ascension. Mais parmi les cariatides et les atlantes, les putti et les pomones qui m’avaient jadis regardé, celles que je préférais à présent étaient les figures empoussiérées de la race des gardiens des seuils, qui protègent l’entrée de la vie comme celle de la maison. Car elles savaient attendre. Il leur était donc égal d’attendre un étranger, le retour des anciens dieux où l’enfant qui avec  son cartable était passé à leurs pieds trente ans plus tôt. Sous leur signe, le vieil Ouest était devenu l’Ouest antique, d’où les vents viennent aux mariniers qui remontent lentement le Landwehrkanal avec leur barge chargée de pommes des Hespérides, pour accoster près du pont d’Hercule. Et, comme dans mon enfance, l’Hydre et le Lion de Némée prenaient à nouveau place dans le territoire sauvage qui entoure la Grande Etoile.

 

 

............................... (p.35/37)

 

 

Note de l’éditeur

Enfance berlinoise est le récit des souvenirs d'enfance de l'auteur, un livre qui ouvre des perspectives nouvelles non seulement sur les mémoires d’enfance, mais également sur la compréhension de l’apport théorique de la pensée de Benjamin.

Qu’est-ce que Enfance berlinoise vers 1900 ? Ce titre, sous lequel Benjamin prévoyait de réunir un ensemble des proses courtes rédigées à partir de ses souvenirs d’enfance, ne correspond pas à une oeuvre ayant connu une édition définitive, mais plutôt à un projet de recueil que l’auteur n’a pas réussi à voir édité.

C’est la première de ces deux versions, publiée en Allemagne seulement en 2000 en dehors des écrits réunis et jusqu’à présent inédite en français, que l’excellente traduction de Pierre Rusch donne maintenant à lire au public francophone.

Préface de Patricia Lavelle.

Traduit de l'allemand par Pierre Rusch.

 

 

 

Walter Benjamin (1892-1940)

Écrivain et philosophe allemand, il est l’auteur d’essais historiques et esthétiques dans la ligne de l’École de Francfort. Fin connaisseur de la langue française, il traduit, entre autres, Baudelaire et Proust. En 1915, il se lie d’amitié avec G. Scholem. De leur dialogue, Walter benjamin tire une réflexion théologique qu’il applique au langage. Voyageur infatigable, il ne cesse de parcourir l’Europe de l’entre-deux-guerres. Il fut proche d’Adorno, Bertolt Brecht, Ernst Bloch et Hannah Arendt. Il est l’auteur notamment de L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936). En 1933, il trouve refuge à Paris et en 1940, il essaie de quitter l’Europe pour les États-Unis ; il préfère se donner la mort plutôt que de risquer d’être livré à la Gestapo.

 

 

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