Cole Swensen "L'âge de verre" : une lecture critique de Tristan Hordé (02/01/2011)
Une lecture de Tristan Hordé
©
L’AGE DE VERRE – Cole Swensen
(Editions José Corti, 2010)
Maïtryi et Nicolas Pesquès ont déjà traduit en 2007, pour le même éditeur, Si riche heure, construit à partir d'un livre de piété, les Très Riches Heures du duc de Berry. Cette fois, L'Âge de verre a pour point de départ des tableaux de Pierre Bonnard et, plus particulièrement, ceux où apparaît une fenêtre. Le livre de Cole Swensen introduit, à la suite de données informatives sur le peintre (« Pierre Bonnard, 1867-1947, [...] » ou d'une amorce d'analyse (« L'œuvre de Bonnard demande implicitement ce que c'est que voir et ce que c'est que voir à travers. Nous songeons aux disputes [...] », des éléments d'un tout autre ordre, des vers coupés [1] et, ici et là, des pronoms (je, tu, nous, et les possessifs correspondants) qui modifient le propos. Ce qui s'annonçait comme une méditation poétique à propos des fenêtres dans la peinture de Bonnard, avec des digressions notamment sur Vuillard, Caillebotte et des écrivains, est un ensemble de variations autour du verre, de la transparence, du regard et de la réflexion.
D'emblée le nom de Bonnard renvoie à des tableaux que l'on peut regarder, quelques titres sont d'ailleurs donnés, mais en même temps est évoqué le temps du narrateur : « Comme beaucoup, Bonnard repeignait / alors / ma fenêtre ». Parallèlement, interviennent de minuscules débuts de récits, de scènes dans lesquels les fenêtres, les vitres, les glaces jouent un rôle ; fragments d'histoires, points de vue sur les choses du monde, analogues au "elle" apparu l'espace d'une page qui « révèle / un si multiple / visage dans la glace ». À partir d'un tableau des figures naissent qui débordent, comme s'il offrait réellement une vue sur les choses, « un chien dans la cour, et quelqu'un qui s'en va ou qui vient », comme « dans un seul grain tient une plante ». Par ailleurs, par le seul changement d'un temps verbal dans la phrase, Cole Swensen passe de la description "objective" d'un tableau ("Nu dans un intérieur", c. 1935) à l'imaginaire, la toile étant à l'origine d'un récit qui pourrait être continué, les deux points (:) marquant la frontière entre le texte sur la représentation du réel et celui qui en dérive, dans « Elle se penche pour toucher quelque chose : et puis elle se redressera pour regarder dehors, [...] ».
Que voit-on depuis la fenêtre ? Dans un tableau de Caillebotte, un homme regarde la rue — voyeur —, alors que personne n'est présent devant les fenêtres chez Bonnard ; qui regarde ? Question de la subjectivité : ici un corps qui l'incarne, là une fenêtre « devient une partie du corps, sans suture avec la continuité du monde ». Les vitres anciennes contenaient un autre monde, minuscules scories dans la fabrication qui pouvaient issues du corps, « parfois une larme, parfois une petite bulle d'air », perçues seulement quand l'œil oubliait ce qui est derrière la vitre alors limite du regard ; monde disparu au profit, au-delà du seuil, du paysage ou de la rue.
L'ouverture vers l'extérieur est une échappée dans un imaginaire maritime, « La fenêtre, entrouverte, soudain s'offre à la brise et tu vois son visage qui vogue au loin. » Dans un autre poème, l'allusion à la mer est plus claire et s'opère une métamorphose ; ce ne sont plus un paysage, les gens de la rue qui sont visibles, mais la totalité de ce que le regard pourrait embrasser jusqu'à perdre tout contour :
mais tel un rivage
la fenêtre est infinie, son périmètre
augmentant sans cesse sans jamais dépasser son cadre
n'est rien d'autre que la vue s'outrepassant.
Cette relation de la fenêtre et de la mer, de l'eau, est récurrente dans L'Âge de verre et contribue à unifier souterrainement l'ensemble. Analysant, par exemple, la composition des tableaux de Bonnard après avoir évoqué la vogue du "Monde Flottant" japonais à la fin du XIXe siècle, Cole Swensen note que chez lui le monde est comme « un plan d'eau sur lequel glisse, apothicaire-vite, le regard ». Ou encore : le Palais de Cristal, à l'exposition de 1851, était d'une telle étendue que ses visiteurs avaient l'illusion de « se croire sous les flots de quelques fabuleuse rivière ». Dans "Les fenêtres" de Mallarmé, est relevé « galères d'or, belles comme des cygnes ». Etc.
La fenêtre éclairée, vue de l'extérieur, se transforme en pièce d'un théâtre d'ombres, les personnes se meuvent sans épaisseur, passant et repassant comme s'ils étaient peints sur une plaque, devenant alors les personnages d'une histoire qui se dissipera quand les lumières seront éteintes. La fenêtre permet ainsi de réinventer la lanterne magique — « Le premier film fut une fenêtre » ; dans le premier film des frères Lumière, rappelle Cole Swensen, le spectateur voit une femme « le visage collé à la vitre, immobile », qui le regarde.
Cole Swensen mêle les espaces et les temps, le réel et sa représentation, construisant ainsi ce qui n'appartient qu'à l'écriture. Les lecteurs sont convoqués ("vous") pour voir Bonnard qui, la nuit, « regarde l'intérieur d'une pièce jaune, se demandant ce qui est dû à la lumière et ce qui est dû à la peinture ». La suite : c'est Marthe (l'épouse et le modèle de Bonnard) cette fois qui, le lendemain, regarde à l'intérieur, elle « vient s'appuyer à la fenêtre et t'appelle // toi qui regardes le tableau dans un musée ». Mondes mêlés par la grâce des mots, et qui le resteront ; ce n'est pas hasard si le livre s'achève sur « Ce qu'il y a de mieux dans les musées ce sont les fenêtres » — dit-il [Bonnard] en regardant la Seine depuis le Louvre, juin 1946.
[1] J’emprunte le terme à Nicolas Pesquès qui, en 4ème de couverture, définit avec concision l’entrelacement des propos dans L'Âge de verre.
© Tristan Hordé, Carnets d’eucharis n°25 (Spécial fin d’année 2010)
Traduit de l'anglais par Maïtreyi et Nicolas Pesquès
Série américaine
José Corti, 2010
■ Site des Editions José Corti : http://www.jose-corti.fr/titresetrangers/Agedeverre.html
16:17 | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer | | Facebook