Pascal Boulanger (08/03/2010)
POESIE
Pascal Boulanger : de la lecture&de la critique
Contribution de Nathalie Riera
Durant la décennie qui vient de s’écouler, trois des livres de Pascal Boulanger me semblent emblématiques de ce qu’un art poétique peut contenir comme art critique. Sur ce sujet, Baudelaire ne manquerait pas de nous rappeler que « tous les grands poètes deviennent naturellement, fatalement, critiques. Je plains les poètes que guide le seul instinct : je les crois incomplets. »
Pascal Boulanger est un écrivain engagé mais sans engagement partisan. Autant dans ses trois livres : Une Action poétique de 1950 à aujourd’hui et Suspendu au récit – la question du nihilisme (livre collectif conduit sous sa direction), que dans toutes ses chroniques et ses entretiens avec des auteurs différents (notamment Marcelin Pleynet, Clément Rosset, Henri Deluy et Yves di Manno) rassemblés sous le titre Fusées et Paperoles, sans oublier l’ensemble de ses articles consacrés à la littérature contemporaine et publiés dans des revues comme Art Press, Europe, Action Poétique… tout le travail d’analyse de Pascal Boulanger s’établit sur le terrain non pas des clivages scolaires sur la poésie, mais sur celui de la demeure du poète dans sa relation à l’Histoire. D’un livre à un autre, ce qui s’affirme sans relâche (et sans n’être jamais de l’ordre d’une vulgaire redite) est la question du nihilisme et des diverses intimidations de notre époque, question « indéfiniment ouverte et sans cesse à reprendre », dixit son contemporain Philippe Forest.
Un demi-siècle plus tôt, l’une des questions de Hannah Arendt dans La crise de la culture était déjà de questionner l’état de nos consciences, à savoir de quelle histoire ont hérité les esprits modernes ? Question qui en ce début du XXIème siècle ne concerne toujours pas le plus grand nombre ; ou dès lors qu’elle se pose à la conscience contemporaine comme un problème, fait se réduire la réponse à un ensemble de succédanés, qui ne fait que renforcer le vide. Les similis de la pensée ont toujours la part belle.
Etre au fond du malheur aujourd’hui, ce n’est plus à l’instar d’Ingeborg Bachmann : s’éveiller tranquillement, et sentir que désormais « ma science est profonde, et je suis non perdue ». Quelque chose semble avoir perdu son pouvoir sur l’esprit des hommes. Dans l’usage du faux qui caractérise désormais notre actualité, nous dit Pascal Boulanger, comment en effet surmonter l’effondrement, dont les effets à long terme ne peuvent que nuire à la dimension de la profondeur humaine. Comment traverser le pire sans s’identifier au négatif ? Comment « habiter en poète » (Hölderlin) ?
A la question ouverte du nihilisme qui, faut-il le rappeler, est inhérent à toute société, et non à la pensée savante ou la pensée rebelle, Pascal Boulanger constate : « La poésie française, qui demeure très au-dessous des enjeux contemporains, sort de ces dernières années en ne sachant plus ce qu’est l’histoire. ». Avec lui, le chant ne peut se déployer qu’à la condition d’y inclure la critique pour saisir « le lieu et la formule ». L’antiquité classique grecque avait déjà sa propre réponse, tandis que l’homme de la modernité est considéré « en danger d’oubli », l’oubli de l’essentiel, pourrait-on préciser. Homme privé de la dimension de la mémoire, dévoyé dans une culture ruinée au profit du loisir : l’homme en tant qu’humain et nature vivante n’est pas l’affaire de la multitude ; il semble d’ailleurs peu enclin, à la manière d’un Kafka, à se savoir « une mémoire devenue vivante, d’où l’insomnie ».
Une manière de lire ? Une manière de critiquer ? Une manière de dire ? Il y a chez Pascal Boulanger ce que Jacques Henric a très justement formulé : « … un écrivain ayant lui-même la pratique de la poésie (au sens que je tente de donner à ce mot), un homme libre d’attaches idéologiques et institutionnelles, ouvert à des expériences d’écriture parfois à l’opposé des siennes, peu respectueux des frontières entre les genres littéraires, en prise avec le réel de son époque, doué d’une mémoire historique… ».
De son activité littéraire tournée vers les livres et les recueils, les textes et les poèmes, Pascal Boulanger met en place un dispositif critique/chant. Ce dispositif prend appui sur une traversée qui, en s’opposant à la pensée spéculative, prend en compte l’existence dans ses tensions. L’éternel reportage doit alors trouver sa rigueur formelle. Pour lui, pas de classifications arbitraires, pas de mémoires restrictives. Les enfermements ne disent rien sur la complexité des êtres et des situations.
Se tenir loin de toutes les captations, où la lecture devient un espace du renouveau, et le champ de la pensée s’ouvrir sur le livre qui ne forme pas communauté, mais éclair dans la traversée, épiphanie du hors-temps dans le temps des horloges : c’est une manière de lire et de dire Pascal Boulanger.
Nathalie Riera, janvier 2010
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NOTICE
Bio/Biblio
Pascal Boulanger, né en 1957, vit et travaille, comme bibliothécaire, à Montreuil. Parallèlement à son travail d’écriture, il cherche depuis une trentaine d’années, à interroger autrement et à resituer historiquement le champ poétique contemporain qui, pour lui, passe aussi par la prose. Marqué par la poésie rimbaldienne et le verset claudélien, il a donné de nombreuses rubriques à des revues telles que Action poétique, Artpress, Le cahier critique de poésie, Europe, Formes poétiques contemporaines et La Polygraphe. Il a été responsable de la collection Le corps certain aux éditions Comp’Act. Il participe à des lectures, des débats et des conférences en France et à l’étranger sur la littérature et il a mené des ateliers d’écriture dans un lycée de Créteil en 2003 et 2004.
Il a publié des textes poétiques dans les revues : Action poétique, Le Nouveau Recueil, Petite, Po&sie, Rehauts…
Parmi les études qui lui ont été consacrées, signalons celles de Gérard Noiret dans des numéros de La Quinzaine Littéraire, de Claude Adelen dans Action poétique, d’Emmanuel Laugier dans Le Matricule des anges, de Bruno Cany dans La Polygraphe, de Serge Martin dans Europe, de Nathalie Riera sur le site Les carnets d’Eucharis ainsi qu’une analyse formelle de Jean-François Puff (sur le recueil : Tacite) dans Formes poétiques contemporaines.
Certains de ses textes ont été traduits en allemand et en croate.
Livres :
Septembre, déjà (Messidor, 1991)
Martingale (Flammarion, 1995)
Une action poétique de 1950 à aujourd’hui (Flammarion, 1998)
Le Bel aujourd’hui (Tarabuste, 1999)
Tacite (Flammarion, 2001)
Le Corps certain (Comp’Act, 2001)
L’émotion l’émeute (Tarabuste, 2003)
Jongleur (Comp’Act, 2005)
Les horribles travailleurs, in Suspendu au récit, la question du nihilisme (Comp’Act, 2006)
Fusées et paperoles (L’Act Mem, 2008)
Jamais ne dors (Corridor bleu, 2008)
Cherchant ce que je sais déjà (Editions de l’Amandier, 2009)
L’échappée belle (Wigwam, 2009)
Anthologies :
Histoires, in Le poète d’aujourd’hui par Dominique Grandmont, Maison de la Poésie Rhône-Alpes, 1994.
L’âge d’or, in Poèmes dans le métro, Le temps des cerises, 1995.
Grève argentée, in Une anthologie immédiate par Henri Deluy, Fourbis, 1996.
En point du cœur, in Cent ans passent comme un jour par Marie Etienne, Dumerchez, 1997.
Ça, in 101 poèmes contre le racisme, Le temps des cerises, 1998.
Le bel aujourd’hui (extrait), in L’anniversaire, in’hui/le cri et Jacques Darras, 1998.
L’intime formule, in Mars poetica, Editions Skud (Croatie) et Le temps des cerises, 2003.
Dans l’oubli chanté, in « Les sembles » par Gilles Jallet, La Polygraphe n°33/35, 2004.
Jongleur (extrait), in 49 poètes un collectif par Yves di Manno, Flammarion, 2004.
Parmi ses études et ses entretiens :
Henri Deluy, Un voyage considérable, in Java n°11, 1994.
Gérard Noiret, Une fresque, in La sape n°36, 1994.
Marcelin Pleynet, L’expérience de la liberté, in La Polygraphe n°9/10, 1999.
Philippe Beck, Une fulguration s’est produite, in La Polygraphe n°13/14, 2000.
Jacques Henric, L’habitation des images, in Passages à l’acte n°1/2, 2007.
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Commentaires
Moi qui ne suis qu’un "poète incomplet" puisque guidé par l’instinct seul : (votre citation de Baudelaire) et moi qui souvent crois que "parmi les similis de la pensée", les critiques "ont toujours la part belle". Je crois qu’il y a pire que le nihilisme et le positivisme. Le regard de notre société statufie l’indifférence et la révolte de sucre. Il se limite souvent à des mots à consommer en bonne compagnie autour d'une tasse à thé. L’enjeu contemporain, puisque l’on fait référence à la dimension de la profondeur humaine, est rendu si complexe par une voix dominante (qui volontairement atrophie, écrase, filtre et oriente l’information), que le regard moral se perd. Le crime contemporain n’est plus un artisanat antique, l’idée de droit humanitaire doit-elle cautionner le meurtre qui sauve ? L’arbitrage des mémoires doit-il se référer aux paradis perdus, aux douleurs de l’Histoire ?
Si le bien et le mal n’évoluent pas, la façon de les appréhender est devenue complexe, la capacité d’analyser l’époque et l’immédiateté, fait que le sens de l’Histoire est inapprochable pour beaucoup d’entre nous, le labyrinthe s’est complexifié. Le littérateur est souvent un partisan qui n’est pas armé pour affronter le problème même des réalités. La réactivité intégriste ou passionnelle est inappropriée au devoir de conscience. Le nihilisme, départ nécessaire vers autre chose ne voit pas sa destination. Nous qui avons besoin maintenant de reconstruire une mémoire vivante qui intègre aussi bien l’hier que l’ici et maintenant. Le rapport du poète au monde n’est maintenant juste que par son cri, et le littéraire souvent dilue le cri sans expliciter ses propositions. En cela je suis d’accord avec vous, la lecture et le champ de la pensée se doivent d’ouvrir un livre qui "ne forme pas communauté". Pascal Boulanger avec raison affirme que "les enfermements ne disent rien sur la complexité des êtres et des situations".
Il n’est est pas moins vrai que, loin de nos océans de papier, chaque nuit la baleine et l’Indien dépeuplent nos mémoires.
Merci pour la pertinence de vos analyses.
Écrit par : jms | 27/03/2010