Philippe Jaccottet (14/03/2008)

Je n’ai presque jamais cessé, depuis des années, de revenir à ces paysages qui sont aussi mon séjour. Je crains que l’on ne finisse par me reprocher, si ce n’est déjà fait, d’y chercher un asile contre le monde et contre la douleur, et que les hommes, et leurs peines, (plus visibles et plus tenaces que leurs joies) ne comptent pas assez à mes yeux. Il me semble toutefois qu’à bien lire ces textes, on y trouverait cette objection presque toute réfutée. Car ils ne parlent jamais que du réel (même si ce n’est qu’un fragment), de ce que tout homme aussi bien peut saisir (...). Peut-être n’est-ce pas moins utile à celui-ci (...) que de lui montrer sa misère ; et sans doute cela vaut-il mieux que de le persuader que sa misère est sans issue, ou de l’en détourner pour ne faire miroiter à ses yeux que de l’irréel (deux tentations contraires, également dangereuses, entre lesquelles oscillent les journaux et beaucoup de livres actuels).

Extrait de « Paysages avec figures absentes », Philippe Jaccottet, Poésie/Gallimard, p.7

1694594016.jpgSi la consécration d’une œuvre peut être un danger pour le travail personnel de l’écrivain, et tel que l’estime Philippe Jaccottet, il est en effet toujours plus prudent pour un écrivain (d’autant plus si son œuvre ne répond pas à la tendance ou ne peut convenir aux arrogances du milieu littéraire) de maintenir la distance, et même si l’œuvre est reconnue, il est nécessaire de garder cette même distance, notamment à l'encontre de certains engouements qui porteraient quelques uns à des études approfondies sur des œuvres d’écrivain, et à cette sorte de passion d’écrire sur une œuvre ou de vouloir en dire quelque chose. Il est clair qu’une œuvre comme celle de Philippe Jaccottet ne peut laisser indifférent, de la même manière que de vouloir en dire quelque chose ne peut pas être critiquable au plus mauvais sens du terme, car ce n’est pas toujours de l’œuvre elle-même dont a forcément envie de dire quelque chose, mais plutôt de ce que cette œuvre a su produire sur nous en émotion et en réflexion. Il m’intéresse d’aborder Philippe Jaccottet sur les quelques particularités qui participent à son travail d’écrivain, mais sans m’écarter de ce que lui-même peut en dire. Et ce que lui-même peut dire sera notamment : son peu de goût à se retourner vers son enfance, n’être « guère capable d’imagination », deux caractéristiques qui ne sauraient empêcher son écriture à s’appuyer sur une tout autre exigence : sa capacité, dira t-il, d’écrire sur du concret et du vécu. Après qu’on eût lu certains de ses textes, il peut y avoir d’un livre à un autre le sentiment d’un ressassement, mais comme lui-même le dit si joliment, c’est « parce que l’expérience même a été revécue souvent et s’est trouvée être pour moi tout à fait centrale ». L’expérience revécue concerne entre autres ses multiples expériences d’être humain (et davantage que d’écrivain) dans son contact quotidien avec la nature ; son expérience d’écrivain ne répondant seulement qu’à son souci de « dire » et de « faire rayonner » ces expériences, et ce qui, selon lui, est la chose la plus essentielle dans ses travaux de prose et de poésie. Car sans cette sorte d’expérience, alors probablement que pour un écrivain comme Jaccottet, « dire » et « faire rayonner » serait impossible.

 

« Justesse de parole » est l’une des autres exigences du poète, et sûrement en raison de la difficulté d’une telle entreprise et de la préoccupation majeure à pouvoir la mener au mieux : « Il me semble que je sens, quand je me relis, là où ça dérape, où cela cesse d’être juste (…) Il y a pour chaque expérience à décrire des mots qui sont plus vrais que d’autres (…) S’il y a correction ensuite, dans chaque cas, le mot qui dit la chose doit correspondre le mieux possible à la chose vécue ». Chez Jaccottet, il en va aussi de cette perception de ne s’être jamais senti aussi réel, dit-il, « dans un monde lui-même aussi réel que maintenant – alors que l’inconnu approche, inéluctable ». Pour l’écrivain, ce qui est acquis, comme ce sentiment de se sentir plus réel qu’auparavant, n’appartient qu’à des moments, car arrivé à un certain âge, la réalité s’affaiblit et le sentiment d’une distance s’accroît. Et tout acquis qui pourrait se faire tardivement dans la vie d’un écrivain, il peut alors ne plus y avoir chez ce dernier nécessité d’écrire, l’écrivain peut ne plus rien avoir à dire, et se taire de n’avoir plus rien à dire, mais quoi qu’il peut en être de ces acquis seulement spécifiques à des moments de notre vie, toujours écrire et ne jamais se taire est aussi possible, car une question ordinaire comme « pourquoi écrire ? » pourrait avoir pour réponse que le besoin d’écriture est une façon de maîtriser des évènements douloureux, et cela par le fait de pouvoir en parler le plus exactement possible. Chez un écrivain comme Jaccottet, continuer d’écrire (jusqu’au bout) ou cesser d’écrire (pour toujours), cela est finalement sans grande importance, tant que nous pouvons nous sentir encore vivant et encore réel. D’avoir lu Jaccottet, comme j’ai pu le lire, mériterait certainement de le lire à nouveau, mais ce que je retiens de ma première rencontre avec l’œuvre de ce grand poète, c’est ce même sentiment que je peux éprouver à chacune de mes lectures, et quand bien même relire c’est redécouvrir et découvrir autrement, il s’agit toujours de ce même sentiment émerveillant, et qui est que vivre est aussi une grande raison de s’émerveiller, une bonne raison de vouloir renaître, comme une mauvaise raison de ne jamais se suffire de vivre.

Nathalie Riera



[1] Entretien avec Philippe Jaccottet par Mathilde Vischer, 27 septembre 2000. www.culturactif.ch

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